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24/09/2010

Un prophète (2) Le bon, la brute et les truands

 

L'isolement, la faiblesse, la révolte, la soumission, le meurtre : ce ne sont pas les étapes classiques de la progression de carrière dans les manuels de management. On s'y croit sans doute plus avisé de parler de rapports de force, de stratégie d'alliés, de logique de l'honneur ou de gestion des conflits. Dans les deux cas, l'essentiel c'est d'apprendre et, en toutes circonstances, de continuer à réfléchir.

Avec son air de ne pas y toucher, Malik tisse ainsi des alliances avec plusieurs groupes, conforte ses positions chez les Corses tout en développant ses relations avec une communauté musulmane dont l'importance numérique va croissant dans l'enceinte de la prison. L'humilité comme arme ultime du pouvoir : voilà encore une leçon qui échappera aux trépignements ordinaires des écoles de commerce (sauf les très bonnes). En suggérant de faire monter la pression sur les Arabes via les matons de façon à créer les conditions d'une discussion avec eux, il dément même l'axiome de Luciani : "S'ils (les Arabes) arrêtaient de penser avec leurs couilles, ils seraient quand même à un autre stade de l'évolution". Plus encore, dans le mouvement, l'élève dépasse le maître.

Une fois les permissions de sortie accordées, il peut mener pour le vieux Corse quelques missions de confiance, plutôt à haut risque : remettre la rançon d'une prise d'otages ici, régler une affaire de casino par là. Avec Brahim Latrache, sur le point de démasquer son double jeu et son rôle dans le meurtre de Reyeb, la mort ne passe pas loin. Ç'en aurait même été fini assez rapidement si Malik n'avait pas par miracle soudain anticipé sur un mouvement de biches traversant la route devant la voiture. Les truands s'en donnent à coeur joie et, de condamné, Malik devient "prophète". Une vraie trouvaille, ce titre (comme l'est aussi la plupart des sous-titres) qui vaut bien "L'enfance d'un chef", que rappelait Lefort dans Libé et qu'il faudrait en l'occurence plutôt définir comme l'adolescence d'un chef.

Après, quoi ? Ne reste plus qu'à parachever le travail par un ultime fait d'armes. Luciani confie à Malik et à sa bande le soin de liquider Marcagi qui joue un double jeu avec les Italiens. Sa bande ? Elle se débine et ce n'est pas Hassan, le compagnon des débuts, qui pourra prendre la relève. C'est toujours pareil, c'est agaçant mais ça fait partie du job : la veille des grands moments, il n'y a plus personne. Re-solitude du chef, qui doit se résoudre à faire le job. Ça part mal, mais c'est brillamment rattrapé et tactiquement impeccable, jusque dans le détail du retour à la prison. Viennent alors "40 jours et 40 nuits" de mitard, le temps que les Corses s'entretuent, qu'une réputation s'affermisse et qu'un espace de pouvoir s'ouvre. Comme école du pouvoir, ça nous change du Fouquet's.

Une fois que l'on a mis de côté les considérations tribales et logistiques, il y a peu de questions qui comptent, et celle du moteur en fait partie. Je ne crois pas à la mécanique des origines - le foyer pour Djebena - mais à quelque chose qui, partant des origines, oscillerait entre l'inspiration et le mouvement - une impulsion mettons, à condition d'admettre qu'au lieu de faire irruption soudainement, elle puisse prendre forme et force avec le temps.

Chez El Djemena, quel est le moteur : l'ambition ? Ça ne tient pas : l'ambition, c'est bon pour les Grandes Ecoles, c'est le contraire du combat et, d'ailleurs, ça pleure à la première beigne. L'argent ? Pas davantage : ce type est sapé comme un manant avec constance à toutes les étapes de son ascension. Un moyen tout au plus, fondamentalement, ce n'est pas son sujet. La survie ? C'est une hypothèse intéressante : au départ, il y a bien cette espèce de nécessité animale de sauver sa peau, mais elle reste civilisée chez Malik. S'en sortir, ne plus subir, ça compte. C'est un vrai moteur, mais ce n'est pas le seul.

Reste le pouvoir. Tout pouvoir a du sang sur les mains, au moins au sens symbolique normalement, c'est entendu. Mais l'on est ici aux antipodes de la manière brutale de Luciani, quelque chose entre Le parrain (après le meutre de Don Fanucci qui permet la prise de pouvoir justement, puisque c'est l'usage) et le chef de clan. Le pouvoir en tant qu'il est au service de la communauté. Un pouvoir intelligent et généreux. C'est un pouvoir qui nous manque.

 

 

16/09/2010

Un prophète (1) L'honorable éducation civique de Malik El Djebena

 

Ça vous est déjà arrivé, à vous, de vous retrouver au milieu d'une bande de types qui ne demandent qu'à vous faire la peau ? Moi si. Plusieurs fois. La première, c'était dans la cour du collège. Je m'en suis pris une ou deux. On sentait déjà un certain sens de la justice mâtiné d'une pointe d'ironie, mais le droit ça ne s'improvise pas plus en boxe qu'en jurisprudence : je manquais de technique.

Plus tard au lycée, j'y suis allé comme en quarante quand il n'y avait pas moyen de faire autrement. Parfois possible d'en rétamer un ou deux, mais s'il y en a trois qui reviennent ou un boxeur qui finit le job, on n'est pas plus avancé. Bref, si on met de côté les situations de violence brute - celles qui ne laissent guère le choix qu'entre la fuite, la mort ou la chance -, le mieux, c'est d'essayer de parler. La bagarre, ce n'est pas l'initiation à la violence, c'est l'apprentissage de la politique.

C'est peut-être pour ça aussi que je me sens bien avec ces films-là. C'est pareil avec The Godfather (c'est aussi le film préféré d'Obama, ce qui me rassure toujours sur son idéalisme, et de la nanny de la petite, ce qui me semble une base éducative sérieuse) avec lequel le parallèle a d'ailleurs été fait spontanément aux Etats-Unis avec le film d'Audiard.

A l'origine donc, il y a la solitude, la solitude parfois un peu bravache mais apeurée du faible au milieu des forts. On se retrouve coincé, vulnérable. A portée de couteau. Ça sent la testotérone et le gangster à plein nez. Circonstance aggravante : le règlement n'est jamais très bien affiché dans les cours de prison, ce qui laisse toujours une marge d'interprétation. Les types qui coursent le nouveau venu pour lui piquer ses pompes ou le frapper au ventre, après tout, c'est peut-être aussi l'intérêt général qu'ils poursuivent dans ce milieu incertain. Ça se complique d'ailleurs, en tout cas ça exclut tout recours, quand c'est un caïd - César Luciani (Niels Arestrup) - qui contrôle la prison.

Du coup, Malik El Djebena (Tahar Rahim) doit revoir vite fait ses fondamentaux d'éducation civique. Le voilà simultanément affublé d'un statut - il sera désormais moins que rien - et d'un contrat - il doit tuer Reyeb, un détenu de passage pour quelques jours en centrale, et dont le témoignage menace le milieu corse. Reyeb, c'était pourtant la chance d'un début d'initiation à la culture, fût-elle définie ici de façon rudimentaire. "L'idée, lance-t-il, c'est de sortir un peu moins con qu'on est entré". Aussitôt dit, aussitôt trucidé : il faut toujours flinguer ses pères culturels, ils finissent par encombrer. Celui-là aura laissé un héritage minimal ou plutôt une injonction : lire-écrire. Une brèche dans les ténèbres de l'ignorance et de l'assujettissement.

C'est pourtant par là que l'histoire se poursuit : en réglant son compte à Reyeb, Tahar gagne en même temps la protection des Corses et le droit de les servir. Il y a l'apprentissage en salle de classe ("Le canard est dans la mare") et l'incubation à la table des truands. Sans cesse rabaissé au rang de larbin, Tahar observe, analyse, déchiffre, réfléchit - continue d'aprendre. Si bien que quand nombre de détenus corses sont autorisés à se rapprocher de leurs familles, il devient "les yeux et les oreilles" de Luciani et accède à un  rang d'"auxi" qui améliore son niveau de confort et sa liberté de manoeuvre au sein de la prison.

Parallèlement, des liens se créent autour d'un petit business de la drogue avec Ryad et Jordi le Gitan, respectivement l'équivalent d'un frère et d'un cousin. Ce n'est pas encore une position très avancée sur l'échelle de l'évolution de l'espèce mais, psychologiquement, un déclic s'est produit. Et la mécanique intellectuelle s'est mise en marche. Finalement, ce n'est peut-être pas une bonne idée de bannir la violence à l'école : ça accélère la réflexion.

 

07/09/2010

A Single Man (Just get through the goddam day)

 

Une marche digne dans la neige, vers le lieu d'un accident transformé en calvaire. Un baiser d'adieu. George, désormais, devra faire sans Jim qui gît, mort, au bord de sa voiture. Huit mois plus tard, les mêmes images reviennent au réveil. Encore un jour qu'il faudra tant bien que mal essayer de passer.

On est dans le Los Angeles des années 60 cultivé, affairé, chic. George Falconer (Colin Firth) vit dans une magnifique maison d'architecte (peut-être dans le quartier des Palisades). La force des conventions dans les suburbs l'emporte encore largement sur la révolution des moeurs sur les campus. George est britannique, ce qui lui confère à la fois décence et tenue. "It takes time in the morning for me to become George, time to adjust to what is expected of George and how he is to behave. By the time I have dressed and put the final layer on the now slightly stiff but quite perfect George I know fully what part I'm supposed to play". Ou comment en mimant un rôle pour mieux nous le faire tenir, l'élégance, au lieu d'incarner la frivolité, se contente parfois d'habiller le désespoir.

Mais, britannique ou pas, quand on perd un amour, il arrive que l'on s'affaisse un peu. C'est ce qui arrive lorsque le cousin de Jim (Matthew Goode) appelle George pour lui signifier simultanément le décès de son partenaire et la réticence de la famille à ce qu'il assiste aux funérailles. Une course sous l'orage, puis les bras de Charley (Julianne Moore), sa voisine, l'ancienne amante londonienne devenue une amie intime.

Rien ne tient plus, la douleur l'emporte, le corps lâche. C'est comme quand on tient dans ses bras la femme d'un ami que l'ami en question vient de quitter et qui croit qu'elle ne pourra pas vivre avec ça. Normalement, on n'en meurt pas. Mais on ne vit pas tout à fait non plus. Il n'y a qu'Hollywood pour inventer des renaissances à la gnaque : c'est parce qu'aux Etats-Unis, les morts ne comptent pas, ou pas vraiment. Un deuil de deux ou trois jours peut-être, voyage inclus, et puis let's move forward.

George est professeur de littérature à UCLA. Les étudiants ne comprennent rien en général, et moins que rien à la littérature en particulier. Ils ont raison : enseigner la littérature est un non-sens ou alors il faudrait, suivant en cela l'intuition de Pirsig (*), privilégier les mauvais élèves sur les bons, les vraies questions sur les bonnes mentions. Du coup, après avoir fait le tour des ineptes commentaires d'usage, George fait dériver son propos sur la peur et la question des minorités invisibles. C'est une intervention qui, une fois n'est pas coutume, frappe l'un de ses étudiants, Kenny Potter (Nicholas Hoult), apparemment en couple avec Doris (Nicole Steinwedell), une blonde sublime aux airs de Brigitte Bardot jeune. Ils bavardent un peu en sortant. Kenny se prend d'inquiétude pour son professeur, qui semble n'aller pas bien en effet.

Quelques formalités à la banque, l'irruption "angélique" de la petite fille de la voisine, et c'est la rencontre accidentelle en sortant d'une épicerie avec Carlos (Jon Kortajarena). Jeune immigré espagnol, Carlos provoque la rencontre. Les deux hommes discutent un moment, sur le parking. Carlos tente sa chance. George est interpellé, s'arrête comme on reconnaît ce qui aurait pu être une tentation dans une autre vie, puis reprend le fil de sa journée.

Il est alors temps de mettre ses affaires en ordre puis, dans la chambre, de tâcher de trouver la meilleure position possible pour se faire sauter la cervelle ; et George, de fait, semble alors uniquement habité par l'aspect pratique et le relatif inconfort de l'affaire. En lui téléphonant in extremis pour lui rappeler son invitation à dîner ce soir-là, Charley lui sauve la mise. En toutes circonstances, George a le sens des convenances. Il la rejoint et, ensemble, ils passent une soirée complice et délurée, qui serait presque apaisée si George n'était pas encore tout à Jim et Charley désireuse de redonner une chance à leur relation passée, en vain.

Reprendre, au retour, là où l'on en était resté. Sortir soudain au bar du coin acheter une bouteille de Scotch et des cigarettes pour se donner un peu de coeur. Tomber sur Kenny, qui traînait par là et qui veut juste se faire une place dans la vie de George. Sur un coup de tête romantique, ils décident d'aller se baigner ensemble. George se blesse légèrement. Ils reviennent tous deux chez lui. Kenny le soigne. Ils boivent quelques verres. George finit par sombrer.

Plus tard, en pleine nuit, il se relève et trouve Kenny paisiblement couché dans le salon. Kenny a repéré le revolver et l'a conservé avec lui. George le lui reprend pour le ranger dans le tiroir de son bureau, d'où il l'avait glissé le matin-même dans sa serviette. Il sort prendre l'air. C'est comme s'il prenait soudain conscience d'une renaissance - une brèche lumineuse dans une vie devenue minimale. "A few times in my life, I've had moments of absolute clarity, when for a few brief seconds the silence drowns out the noise and I can feel rather than think, and things seem so sharp and the world seems so fresh. I can never make these moments last. I cling to them, but like everything, they fade. I have lived my life on these moments. They pull me back to the present, and I realize that everything is exactly the way it was meant to be". Il retourne dans sa chambre et, en s'asseyant sur son lit, il est soudain frappé d'une crise cardiaque.

Adapté du roman de Christopher Isherwood, "A Single Man" a recueilli vingt-trois nominations et quatorze récompenses, dont celle de Colin Firth, amplement méritée, pour le meilleur rôle principal. Le talent véritable s'impose. Un type qui fait passer Gucci de la faillite à la prospérité et qui pense qu'on ne peut pas faire venir les gens dans une salle de cinéma pendant une heure et demie sans les challenger, a probablement compris deux ou trois choses utiles.

Et ça marche. D'emblée, on est saisi par ce mélange d'élégance et de lenteur, de violence et de retenue sur une musique (Korzeniowski & Umebayashi) qui sert cette marche funèbre ou plutôt ce rite funéraire moderne comme le silence et l'immobilité donnaient d'emblée le ton et le sens des tragédies anciennes. Les artistes devraient éviter de commenter leurs oeuvres. Ford dit que son film est une invitation à vivre chaque jour comme si c'était le dernier. C'est une niaiserie contemporaine qui montre combien notre sens de la profondeur s'est abîmé dans l'agitation permanente. Le sujet majeur du film, c'est une interrogation sur le (non-)sens de la survie après la perte de l'être aimé. Et son problème, c'est que la réponse qu'il propose est peut-être la seule acceptable. Si, comme il finit en effet par le confesser, le ressort profond de l'existence de George, c'est de tenter d'établir des connexions authentiques avec d'autres êtres humains et si - miracle -, un telle connexion advient, que reste-t-il lorsqu'elle disparaît ? Une immense solitude dont la mort ne serait en fin de compte qu'un épiphénomène.

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(*) "Ce sont les mauvais élèves qui échouent aux examens" in Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes.

 

 

 

30/08/2010

L'expérience édifiante de l'exemption des frais de restockage (la prochaine révolution)

 

Il arrive que les révélations les plus intéressantes et les mieux partageables surgissent davantage des détails de la vie ordinaire que des grandes retraites inspirées. Les plus intéressantes ? On peut en discuter - mais les mieux partageables, assurément : les premières ne demandent  pas en effet un ermitage, une bible, des saints, une église, une poignée de martyrs, quelques guerres, bref, l'artillerie de communication lourde des révélations habituelles. Non, elles s'adressent à vous et à moi comme une expérience accessible non seulement le jour du Seigneur (en tout cas aux Etats-Unis, puisqu'on y travaille aussi le dimanche) mais aussi tous les jours de la semaine, voire les nuits avec (en tout cas aux Etats-Unis puisqu'on y travaille même la nuit).

Je partage ainsi avec Peter Bregman, consultant et chroniqueur à la Harvard Business Review, l'expérience édifiante de l'exemption des frais de restockage. Le cadre de l'expérience est assez simple : vous achetez un produit - un appareil électronique dans son cas, une chaise à bébé dans le mien - qui ne vous convient plus et vous vous retrouvez en position de ramener le produit en question au magasin avec l'objectif d'obtenir une exemption de frais de restockage.

"Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire" se dira le consommateur européen. Mais ce qui définit précisément le consommateur européen est qu'il n'a généralement pas fait l'expérience du retour d'un produit dans un magasin américain. Soit parce qu'il n'est pas resté assez longtemps aux Etats-Unis après un achat effectué au cours de ses vacances soit parce qu'il doute que l'expérience du retour à San Francisco pour y ramener l'iPhone-4 qu'il y a acheté deux semaines plus tôt en vaille vraiment la chandelle (c'est le côté avisé du consommateur européen). Sauf évidemment s'il y a acheté un avion (c'est son côté déloyal) au lieu d'un téléphone (c'est son côté snob). La pratique s'est en effet généralisée aux Etats-Unis de facturer 20 % de frais de restockage pour tout produit retourné. Bienvenue au pays du client-roi.

Or ce qui fait l'intérêt de l'expérience dans les deux cas, c'est que le demandeur ne dispose d'aucun pouvoir. L'argument technique ne s'applique pas (le produit n'est pas défaillant) et l'argument politique (du type : "Je veux voir le directeur !") est exclus par principe. Le demandeur se refuse par ailleurs à toute démarche qui relèverait moins de la requête que de l'imploration (se rouler par terre, s'effondrer en larmes, entendre des voix ou avoir une vision au beau milieu du magasin, etc) puisque l'on se trouve, faut-il le rappeler, dans le cadre d'une expérience ordinaire qui exclut l'intervention soit de Dieu lui-même soit encore d'un de ses saints (en quoi l'on voit clairement que l'hypothèse de Dieu relève moins du pari que de la triche). Remarquons aussi au passage que, contrairement à un trait culturel bien établi en France qui fait de l'exception un droit et vice-vesa, en Amérique, on ne plaisante pas avec le réglement qui doit s'appliquer par essence à tous les cas de figure. Etrange pays.

Laissons là les méandres mélodramatiques du dialogue entre le consommateur et le vendeur. Il suffit de savoir que le consommateur demande au vendeur par exception une faveur que celui-ci, par définition, ne peut lui accorder. Eh bien, l'expérience montre qu'il est possible d'obtenir cette faveur du vendeur en faisant appel à sa compréhension, ou à sa compassion faudrait-il plutôt dire ici, et à sa générosité en jouant non d'un quelconque pouvoir mais au contraire de son absence. La non-argumentation et le dénuement moral comme facteur de réussite d'une transaction ? Voilà qui perturberait singulièrement les acquis socio-psychologiques les plus récents de la recherche en négociation. Et pourtant, ça marche.

De cette expérience, Bregman tire la conclusion plus large que la vie gagne à être vécue en un certain nombre d'occasions comme une expérimentation avec ses tâtonnements, ses hypothèses, ses succès étonnants et ses échecs inévitables - mais échecs le plus souvent réjouissants dans une approche à la fois créative et ludique de la vie. Il en tire l'enseignement plus spécifique que l'on peut obtenir davantage en faisant appel à la générosité des gens qu'en se situant vis-à-vis d'eux dans une relation de pouvoir. C'est ce que manquent les apothicaires imbéciles et les gestionnaires bornés : il y a une puissance non seulement bienfaisante, mais aussi efficace de la générosité - une sorte d'effet multiplicateur de la faveur qui s'entendrait en un sens non aristocratique mais moral, non dissymétrique mais social.

L'avarice s'accommode de situations malthusiennes, la générosité crée de l'optimum. Le concept clé du moment à Harvard, ce ne sont pas les ruses de l'abus de position dominante, ce sont les vertus de l'écosystème - soit une organisation associant plusieurs partenaires dans laquelle chacun doit avoir un intérêt raisonnable au maintien et au développement du système. La prochaine révolution - qui porte déjà au-delà de l'industrie et du commerce -, c'est celle de la générosité.

 

02/08/2010

Esca (escae maximae esse*)

Escapade. Cela aurait pu être le Duke, une semaine plus tard, de l'autre côté de l'Amérique. Un joli souvenir. Los Angeles est une figure emblématique de l'époque pour laquelle j'ai un attachement particulier : on ne sait plus très bien lequel l'emporte du réel ou de son double. Mais, la côte Pacifique, c'est une incitation permanente à l'aventure, tandis qu'à New York on joue à domicile. Moins cool peut-être, mais aussi moins court. Escarmouche.

Non, quoiqu'un peu en avance sur le calendrier, le dîner chez Esca ferait, cette année, un très bon premier anniversaire. L'intérieur, chic, sobre et climatisé, est un refuge américain - autant dire un frigo accueillant par plus de 30°. On opte pour le jardin-terrasse aéré, presque luxuriant, à l'angle de la 43ème et de la 9ème avenue. Un rêve d'escarpolette. Oasis protégée ? Une fois que les pompiers sont passés, comme chaque soir, visiter en grandes pompes une des personnes âgées faisant une syncope dans l'immeuble du dessus (habité de fait par d'anciens locataires bénéficiant de loyers avantageux, du type loi 1948 à Paris) : oui. Escabeau.

Ici, on savoure la cuisine rustique de poissons et de fruits de mer d'origine napolitaine de Mario Batali. Menu dégustation pour l'occasion. Ça démarre avec une poignée de sashimis "extra crudo", vivaneau et maquereau - chair fraîche et ferme - avec une coupe de Prosecco (Flor, NV, Veneto). A suivre : Vongole al Forno, des moules au four dans une préparation de bacon et d'épices, sur un Kerner (Köfererhof 2008, Alto Adige) : escamotable.

On rentre bientôt dans le vif du sujet avec les Maccheroni alla Chittara, des spaghettis maison, un peu épais, parfaitement cuits dans une farce légère d'ourcin et de chair de crabe. Marin en diable, avec le parti pris là-dessus d'un rosé de Campanie (Aglianico Albarosa, Cantine del Taburno, 2009). Escalade. Puis, des Capesante - des Saint-Jacques avec une préparation de légumes méditerranéens et servies sur un rouge, un magnifique Vino Nobile di Montepulciano (Casale Daviddi, 2006, Toscana). Plus convenu.

Vient un saumon royal de la Yukon River dans une préparation à base de figues et de cresson, accompagné d'un Barolo Arborina (Renato Corino 2003, Piemonte). Pourquoi pas. Un peu de ricotta avec un filet de miel - un souvenir dévoyé de la conquête normande sans doute -, puis un assortiment de desserts servi avec un Moscato d'Asti (Saracco, Piemonte). Un' espresso. Escampette.

On reste sur un bon moment, qui le doit autant au spot qu'aux fourneaux. Un brin surcoté. Finalement, le plus dur en rentrant, ce ne sont pas les Pouilles, ce sont les marches. D'escaliers.

Rescapés.

 

(*) "Etre un grand mangeur". La formule est de Plaute.

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15/20 pour ce restaurant un peu trop cher pour ce qu'il est chic (pour une expérience gastronomique supérieure dans un registre similaire mais mieux maîtrisé, on reparlera de Falai). Rien n'oblige toutefois à opter pour le Tasting Menu et, intérieur ou extérieur, le lieu vaut malgré tout l'escale.