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27/05/2012

Reconstruire (1) Bâtir la confiance : du conflit à la communauté d'intérêts

S'agissant de notre pays, le problème de la confiance était diagnostiqué de longue date. Alban, Cahuc et Zylberberg lui donnent opportunément une nouvelle vigueur (1). Sur l'échelle de la confiance mesurée par le World Value Survey, la France se classait en effet en 2007 au 58e rang sur 97 pays ; et seuls 22% des Français déclaraient, dans la même enquête, faire confiance aux autres. Selon les auteurs, "les Français ont le sentiment de vivre dans une société où la coopération est l'exception plus que la règle". Ils ajoutent : "Cette situation provient d'un système cohérent fondé sur la hiérarchie et le statut".

Primauté des relations sociales

Modèle social envié, infrastructures de qualité, douceur de vivre : notre modèle ne manque certes pas d'atouts mais il cache aussi, même si c'est avec de plus en plus de difficultés, un mal-être réel, profond et grandissant. Stress, angoisse, suicides, dépressions, conflits, découragement, manque de reconnaissance et de motivation : la liste des symptômes de ce malaise est, de fait, aussi longue que déprimante.

La défiance serait ainsi "au coeur de notre mal" en détruisant le lien social alors que toutes les recherches montrent que le bien-être est essentiellement fonction de la qualité des relations sociales. De l'immense machine à trier qu'est devenue l'école sous couvert de méritocratie jusqu'aux relations conflictuelles et corsetées qui marquent le monde du travail en passant par les réflexes corporatistes et les conflits d'intérêts, la défiance traverse la société, crispe les relations sociales et handicape le potentiel économique.

Pourtant, la situation n'est pas sans issue. Au-delà de la question de l'école, que l'on a déjà évoquée dans ces chroniques et sur laquelle on reviendra par ailleurs, les auteurs insistent tout particulièrement sur les mesures de nature à restaurer l'exemplarité des pouvoirs publics. Ils prônent l'entrée dans le droit français de la notion de conflit d'intérêts et un renforcement des pouvoirs d'investigation de la Commission pour la transparence financière de la vie politique, suivant en cela les recommandations formulées par des sources indépendantes telles que Transparency International.

Une démocratie plus vivante

Autre exception française, le cumul des mandats gagnerait à être interdit en s'appuyant notamment sur les recommandations assez strictes du Livre vert piloté par le haut-commissaire à la jeunesse, Martin Hirsch, en 2009. Un statut de l'élu, qu'il soit politique, associatif ou syndical, pourrait aider au processus. Au-delà de la clarification de l'intérêt public que cela permettrait, je vois surtout pour ma part dans cette mesure une occasion d'apporter plus de fluidité et de fraîcheur à la vie démocratique dans notre pays.  

Chefs et cadres d'entreprise, responsables associatifs, femmes engagées dans la vie socio-économique, jeunes générations formées au terrain ou à l'international, représentants de minorités sélectionnés pour des réalisations innovantes : l'implication de catégories plus diverses contribuerait grandement à construire une société plus participative dans laquelle la politique ne serait plus la chose de professionnels, les grands enjeux de réforme seraient largement partagés et les mesures proposées s'élaboreraient au plus près des dynamiques créatives à l'oeuvre dans la société. Des think tanks montrent là-dessus une voie qui devrait également permettre un développement plus audacieux de l'expérimentation et de l'innovation dans notre pays.

Un changement puissant

Des méthodes innovantes ont été élaborées dans le monde socio-économique pour bâtir la confiance entre les acteurs (2). Pour les avoir mises en oeuvre concrètement dans des environnements difficiles et exigeants, je peux témoigner de leur puissance, c'est-à-dire de leur capacité à fédérer pour agir collectivement de façon plus harmonieuse et plus efficace lorsqu'on les combine avec des responsables de qualité, une dynamique de projet et la capacité à faire vivre le lien entre la stratégie et le terrain.

Avec les adaptations qui s'imposent, elles ne sont pas hors de portée d'une approche politique plus large qui viserait à rassembler d'une façon qui viserait moins la prochaine échéance électorale que l'évolution du pays vers un degré supérieur de maturité et de coopération à partir d'un corpus sérieux et cohérent de réformes. Il s'agit en somme, comme le souligne Julie Coudry sur son blog, de passer du conflit d'intérêts à la communauté d'intérêts. L'expérience canadienne des années 90 associant réformes structurelles et légitimité citoyenne à partir d'une situation très dégradée des finances publiques représente à cet égard un exemple très intéressant de ce que l'on peut faire dans ce domaine.

"Il est impossible d'avoir confiance en autrui lorsque le manque d'exemplarité des dirigeants suscite l'incivisme. Rétablir la confiance dans nos dirigeants en faisant en sorte qu'ils soient le plus exemplaires possible est la première des nécessités" concluent les auteurs. Les premiers signes donnés par le nouveau gouvernement en termes de baisse des rémunérations de ses membres, d'exigence déontologique ou de relance de la négociation avec les partenaires sociaux semblent de ce point de vue aller dans la bonne direction.

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(1) Yann Algan, Pierre Cahuc & André Zylberberg, La fabrique de la défiance... et comment s'en sortir, Albin Michel, 2012

(2) Hervé Sérieyx & Jean-Luc Fallou, La confiance en pratique - Comment fait-on ? Des outils pour agir,  Maxima, 2010

30/04/2012

(3) La norme et la brèche (sur la fantaisie)

On parle à l'envi des peurs contemporaines comme pour oublier la profonde déprime de l'époque : nous sommes devenus tristes. Depuis trente ans, mis à part peut-être le moment de fête nationale que représenta la victoire de l'équipe de France à la coupe du monde de football de 1998, tout nous incite à la morosité. Mais si nous ne savons plus nous réjouir, nous divertir, nous émerveiller d'autre chose que de faux-semblants et de débilités, à quoi bon ? Au milieu du vacarme et de la morosité, entre les petites vicissitudes et les grosses fatigues, il y a donc urgence à redonner à la fantaisie un peu de son pouvoir enchanteur.

Anti-Oedipe

Au contact d'un très jeune enfant, je recommande même de traiter le problème d'entrée de jeu. Les ambiances sociales imprègnent en effet les esprits beaucoup plus sûrement que le ressassement des principes. Au contraire de son aînée marquée par le climat d'optimisme social qui a caractérisé les Trente Glorieuses, ma génération est née et a grandi dans les années 70 et 80 dans une ambiance de pessimisme général. Dans L'anti Oedipe, Deleuze et Guattari marquaient à juste titre, à la même époque, l'étroite imbrication de la petite histoire et de la grande dans la formation de l'insconcient des individus. Nous n'échappons pas davantage aux petits drames familiaux qu'aux grandes secousses de l'époque, et cela à un âge où nous les subissons sans avoir encore les moyens de nous en distancier.

Les catastrophes ne font pourtant pas l'essentiel de l'affaire. Que l'époque soit marquée par la morosité ou par l'enthousiasme, par l'engouement ou par la dépression, il me semble que nous devons de toutes façons prendre très au sérieux cette histoire de fantaisie. Les périodes de catastrophe annoncée la rendent simplement plus salutaire. Ces périodes soulignent aussi d'autant mieux le double mouvement qu'elle requiert de notre ego pour s'épanouir : savoir s'extirper du bruit et de la fureur pour ne pas trop s'exposer (1) ; et être en même temps capable de s'immerger dans le réel pour imaginer une voie propre. Ecrire une histoire singulière, en somme, plutôt que de s'en laisser conter.

Enfant libre

Si la fantaisie est mal cotée à la bourse des valeurs collectives - c'est, après tout, dans l'ordre des choses -, elle me semble cependant précieuse dans la vie de chacun. Valeur intime et transversale, elle relève à la fois de la créativité, de l'humour, de l'imagination, de la poésie et de la sensualité. Elle inspire aussi bien les relations amicales que les défis professionnels, les oeuvres de l'esprit que la vie sexuelle (2) - et j'observe bien un intérêt précoce pour ces deux dimensions chez l'enfant. C'est ce qui la relie, de façon moins superficielle qu'il n'y paraît, à la capacité à créer des espaces de liberté à côté des normes, des cases, des conventions qui régissent bien plus puissamment nos existences engoncées que nous ne le pensons d'ordinaire.

Le meilleur moyen de la transmettre dès lors, c'est d'imaginer des espaces à la fois d'apprentissage et de créativité, d'ouvrir des brèches dans le réel de telle manière que l'enfant puisse, à côté des fondamentaux qui l'ancrent progressivement dans la réalité, cultiver sans le perdre le pouvoir de son imagination (3). A beaucoup d'égards, l'adulte se construit en effet sur la mort de l'enfant. Le type psychologique dit "enfant libre" en analyse transactionnelle, à la fois créatif, indépendant et spontané, dit bien à cet égard combien cette façon libre et inventive d'être et de penser se fait rare dans le monde adulte. Cela en fait une valeur doublement précieuse au plan individuel et collectif : pour ses vertus d'inspiration, de création, de joie de vivre ; mais aussi pour sa capacité entraînante à apporter des solutions nouvelles en reliant ce qui était jusqu'alors séparé, en défrichant ce qui était ignoré, en osant ce qui était exclu.

La fantaisie est une valeur toute de transmutation et d'alchimie personnelle. La culture générale en est la voie royale en particulier à travers l'éducation artistique, si maltraitée par l'enseignement, mais aussi au sens plus large de l'éveil de la curiosité dans toute la mesure où la philosophie générale prime, dans ce domaine, sur la discipline choisie et où le regard prime sur la chose. Quand Flaubert demande à Maupassant de décrire une chaise pendant des heures ou quand Rilke suggère à Franz Xaver Kappus d'examiner avec attention son quotidien, ce qui compte, ce n'est pas l'objet extérieur, c'est le processus intérieur (4). L'initiation aux histoires constitue bien sûr une source féconde à cet égard : celles qu'on lit et, plus encore, celles que l'on invente au fil des circonstances pour faire entrevoir plusieurs niveaux de compréhension et d'appropriation du réel.

Le réel et son double

Dans La vie est belle, un père emmené avec sa femme et son fils dans un camp de concentration travestissait la tragédie en terrain de jeu pour protéger son fils de la violence. Par la grâce de l'imagination du père, l'internement se transformait ainsi pour l'enfant en concours dont l'objectif était de gagner un vrai char d'assaut. Drame et ruse de l'histoire : à la fin, le père meurt et l'enfant gagne le char d'assaut libérateur qui apparaît soudain devant sa cachette à l'entrée du camp. Cette histoire est une bonne illustration de ce qu'il faut entendre par fantaisie en dehors du drame qui représente ici son expression-limite. L'essentiel de l'affaire est le refus de l'ennui, la capacité à transformer les contraintes en jeux et, plus largement, l'aptitude à subvertir le réel de façon que nous puissions y trouver notre place.

Raconter une histoire, en ce sens, est tout sauf un acte anodin. C'est au contraire un art majeur de toute éducation et peut-être même l'acte éducatif par excellence. Car enfin, comment les bons professeurs et les adultes attentifs éveillent-ils plus tard la curiosité des enfants, nourrissent-ils chez lui la capacité à se projeter, font-ils émerger le désir de se construire sinon par le truchement des histoires ? Les histoires pour enfants seraient ainsi l'antidote du storytelling que l'on sert aux adultes et qui n'en sera que mieux décrypté plus tard. Voyez là-dessus ce que dit justement Pennac, qui fut cancre avant d'être écrivain (5), ou ce qu'échafaude Chevillard, sans doute le plus imaginatif de nos écrivains actuels, à partir du réel le plus trivial (6).

La fantaisie a donc autant à voir avec l'imagination qu'avec la critique. A la différence de ce que laisse entendre son étymologie qui la rapproche de l'apparition, de l'éphémère, du caprice ou de la frivolité, elle est aussi un acte de transformation. Ce qui me semble intéressant est qu'elle laisse le choix : l'initiation à la fantaisie ne fait d'avance ni les élus visionnaires ni les créateurs inspirés, et pas davantage les intellectuels engagés que les voyageurs fraternels. Elle contribue sans doute puissamment à faire des individus heureux. Elle laisse le choix, en tout état de cause, entre le travestissement et la transformation, entre le soft et le hard, entre le design et la maçonnerie si l'on veut, mais selon un angle qui privilégiera toujours le coeur à l'ouvrage sur la rage de la corvée.

Il y a quelque chose à la fois de non nécessaire et de fondamental dans la fantaisie. Elle n'est en elle-même ni utile ni gratuite. Elle prend la forme que lui donne l'écosystème qui aura été celui de l'enfant selon un bricolage propre finalement assez mystérieux. Ce qui me semble essentiel avec elle, c'est la capacité d'émerveillement et d'enthousiasme qu'elle confère conjointement aux enfants et aux adultes. Le contraire de la fantaisie, c'est l'ennui. Et l'ennui, c'est la mort.

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(1) Sous cet angle, ceux que l'on qualifie "d'écorchés vifs" n'ont pas simplement un problème avec le monde, ils en ont d'abord un avec eux-mêmes. Ce n'est pas la capacité de révolte qui est en cause ici, c'est la focalisation exclusive par laquelle elle se traduit. Je regardais l'autre soir le film passionnant (et inquiétant) d'Antoine de Caunes, Yann Piat : chronique d'un assassinat. En poussant un peu le trait, on peut faire l'hypothèse que ce n'est pas seulement contre la mafia et la corruption que Piat est allée au carnage, mais aussi contre l'incroyable violence de l'absence de reconnaissance de sa mère. C'est même la dureté de celle-ci qui, dans les dernières séquences, la convainc de remonter de plus belle au créneau pour lui faire enfin savoir qu'elle existe de façon fracassante.

(2) Voyez par exemple à ce sujet Le nouveau désordre amoureux de Bruckner et Finkielkraut. Au sens anglo-saxon, fantasy signifie aussi "fantasme". Notre professeur de philosophie en terminale nous rappelait de temps en temps avec humour qu'il eût fallu que les hommes ne se préoccupassent pas des femmes avant vingt ans. C'était bien sûr une cause perdue ; mais c'était aussi une idée moins extravagante qu'elle n'en avait l'air. La découverte du plaisir sexuel, qui peut être de fait assez obsessionnelle à cet âge chez les garçons, éloigne des exigences du travail. Luc Ferry rappelait récemment que Nietzsche parlait et écrivait couramment le grec à quinze ans... Nous étions quelques uns à penser qu'il était possible de mener les deux de front - du moins, cela nous arrangeait-il. Ce que nous perdions en puissance de travail, nous le gagnions en inspiration, mais aussi en rapidité puisqu'il restait moins de temps pour l'étude. On dit souvent à cet égard que la discipline canalise le désir ; on pourrait soutenir inversement que le désir fait naître la discipline dans la mesure où il conduit à se donner les moyens de ce que l'on veut faire ou, en tout cas, à suivre un cheminement, une exploration propres si l'on n'est pas encore assuré de sa passion.

(3) Ainsi, un bond dans les airs devient un saut en parachute, une dispute naissante se transforme en opéra improvisé, un bain en exploration sous-marine, le trajet vers l'école en excursion dans un zoo, une conversation anodine en dialogue de fous, le charabia du réveil en chinois d'arrière-cuisine, une marche en poursuite, l'eau gazeuse en champagne, une promenade sur les épaules en équipée à cheval, etc. Le premier terrain de jeu, ce n'est pas le jardin d'enfants, c'est le réel, ce n'est pas le donné, c'est le regard, bref, ce n'est pas un lieu, c'est une attitude. Nous sommes là en réalité dans un processus de co-créativité dans lequel l'enfant apprivoise le réel, l'adulte réapprend l'enchantement et où tous apprennent en même temps à vivre ensemble en créant un espace propre entre la règle et le jeu.

(4) "Fuyez les grands sujets pour ceux que votre quotidien vous offre. Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble. Utilisez pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les objets de vos souvenirs. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l'accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. Pour le créateur rien n'est pauvre, il n'est pas de lieux pauvres, indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ?" Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète.

(5) Daniel Pennac, Chagrin d'école.

(6) Voir par exemple Préhistoire, ou encore le très réjouissant Démolir Nisard, tous deux édités aux Editions de Minuit.

28/04/2012

"Il n'existe en effet qu'un entrelacement magnifique..."

" L'homme peu instruit, poursuit Djerzinski, est terrorisé par l'idée de l'espace ; il l'imagine immense, nocturne et béant. Il imagine les êtres sous la forme élémentaire d'une boule, isolée dans l'espace, écrasée par l'éternelle présence des trois dimensions. Terrorisés par l'idée de l'espace, les êtres humains se recroquevillent ; ils ont froid, ils ont peur. Dans le meilleur des cas ils traversent l'espace, ils se saluent avec tristesse au milieu de l'espace. Et pourtant cet espace est en eux-mêmes, il ne s'agit que de leur propre création mentale.

Dans cet espace dont ils ont peur, écrit encore Djerzinski, les êtres humains apprennent à vivre et à mourir ; au milieu de leur espace mental se créent la séparation, l'éloignement et la souffrance. A cela, il y a très peu de commentaires : l'amant entend l'appel de son aimée, par-delà les océans et les montagnes ; par-delà les montagnes et les océans, la mère entend l'appel de son enfant. L'amour lie, et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison. La séparation est l'autre nom du mal ; c'est, également, l'autre nom du mensonge. Il n'existe en effet qu'un entrelacement magnifique, immense et réciproque."

Michel Houellebecq, in Les particules élémentaires

23/04/2012

(2) L'imbécile et le révolutionnaire (sur l'autonomie)

L'autonomie n'est ni la solitude ni la liberté. Elle tient pourtant, de la première, une certaine solidité et, de la seconde, le sens des possibles. De la combinaison des deux, elle produit la capacité à faire des choix. Ce qui fonde son intérêt vis-à-vis de l'une et de l'autre est qu'elle se pense fondamentalement en rapport à quelque chose d'autre qu'elle-même. Or, la solitude n'implique pas le monde pas plus que la liberté n'implique les autres. D'un point de vue pratique, elle procède donc d'un degré de réalité supérieur en matière de découverte et de délibération.

Dès qu'elle a su dépasser les pagayages des premiers mois pour accéder à la marche, ma fille a eu tôt fait de s'emparer de sa petite valise et de se diriger vers la porte d'entrée pour nous signaler son souhait de quitter la maison. Elle prenait un malin plaisir de même, lorsque nous dînions en terrasse à l'extérieur, de préférence dans les rues piétonnes, à s'éloigner de nous au fur et à mesure du repas. Elle vérifiait d'abord que nous la suivions des yeux comme pour légitimer son éloignement et nous regardait alors de temps à autre en nous faisant signe de la main ; puis elle se dirigeait d'un pas assuré, sous le regard bienveillant et intrigué des passants, avec de jeunes camarades de fortune ou seule aussi bien, jusqu'au bout de la rue et au-delà si nous ne la rattrapions pas.

Entre l'amour et la confiance

Alors que nous étions, en toute rigueur, pour peu de chose à ce stade dans ce mouvement d'émancipation naissant, j'ai souvent considéré cette situation comme une forme d'idéal-type de l'éducation qui prenait alors ses marques. Chiara semblait nous dire en substance : "Je pars, je dois vivre ma vie et il est bon que vous le sachiez dès à présent ; et, en même temps, je le fais en relation avec vous et (plus tard peut-être, idéalement) parce que vous m'avez donné suffisamment confiance en moi pour que j'entreprenne ce voyage" (1). 

Comme dans les tragédies antiques, le début signale la fin. Si philosopher est apprendre à mourir, éduquer est apprendre à laisser partir ou, si l'on veut, apprendre à aimer sans posséder (2). Quoi de plus difficile pourtant quand le statut de parent donne soudain, avec la naissance de l'enfant, une justification si puissante à l'existence ? (3) Or, les choses se corsent d'autant plus à cet égard que cette justification affective se double d'un impératif de protection. D'emblée, les conditions sont donc réunies pour que, de cet impératif de protéger, l'amour justifie les excès de son emprise.

En d'autres termes, l'amour n'est pas le meilleur allié de l'autonomie. Ce fut longtemps le problème des mères et cela reste, me semble-t-il, une difficulté pour les femmes (4). On l'a suffisamment souligné dans ces chroniques : l'éducation à l'américaine met tôt l'enfant en condition de s'émanciper. Elle donne ainsi confiance à l'enfant en même temps qu'elle produit un doute sur la force du lien affectif qui l'unit à ses parents. Inversement, les éducations latines prolongent indéfiniment le lien avec l'enfant au détriment de l'apprentissage de l'autonomie.

Dans un cas, j'ai confiance en moi mais je ne suis pas sûr d'être aimé ; dans l'autre, je sais que je suis aimé mais le monde me fait peur. Du point de vue de l'amour, ce degré de distanciation progressive qui fonde l'autonomie est donc le grand sujet de l'éducation ; c'est sans doute aussi sa part la plus ardue, ce que l'on peut résumer par l'équation suivante : entre l'amour et l'autonomie, il y a la nécessité d'une construction progressive de la confiance.

Si la séparation est le cas-limite de l'autonomie, elle n'en résume cependant pas toute la problématique. A y regarder de plus près, une grande partie du travail d'autonomisation de l'enfant s'effectue même non dans la séparation, mais dans la proximité ou, mieux encore, dans l'accompagnement. Cela est vrai du moins de l'apprentissage matériel qui conduit peu à peu à maîtriser ce que l'on pourrait appeler le processus de la journée (se lever, se laver, se vêtir, se nourrir, se déplacer, ranger, puis travailler, gérer, etc). Le terme de processus souligne assez que l'essentiel en la matière relève d'un travail de standardisation : il s'agit de mener par soi-même un certain nombre de tâches nécessaires de la façon la plus efficace possible.

Le standard et la variation

L'apprentissage de l'autonomie intellectuelle procède d'une démarche inverse. Si les premières étapes de structuration des connaissances et de la pensée supposent elles aussi la transmission d'un cadre et d'une méthode, le processus a en revanche pour objectif le développement d'une pensée propre, critique par nature. A la standardisation des jours répond ainsi le processus créatif de la nuit au sens où "l'oiseau de Minerve prend toujours son envol au crépuscule" (Hegel). Sous couvert d'autonomie, les objectifs s'opposent : à l'objectif d'efficacité qui commande aux choses matérielles s'oppose ainsi l'objectif de singularité qui sous-tend la vie de l'esprit, et cela dans toute la mesure où l'universel ne se confond pas avec le banal. En quoi Robert Pirsig avait raison de noter que ce sont les meilleurs élèves qui échouent aux examens (5). 

La tâche est plus délicate qu'elle n'y paraît. D'abord parce que l'éducation, à l'instar de la politique, est tout sauf une affaire rationnelle. Ensuite, parce que la singularité le dispute ici à la reproduction. Rien n'est plus amusant à cet égard que les recommandations des jurys exhortant à l'expression d'une pensée personnelle. Les concours sont d'immenses usines à conformisme ; et le pari consistant à poser le conformisme comme étape de la construction ultérieure d'une pensée autonome est un pari aussi raisonnable que celui de vouloir transformer un community manager en anachorète.

L'approche culturelle opposait l'autonomisation à l'infantilisation. La question scolaire donne le choix entre produire des imbéciles prématurés ou fabriquer des révolutionnaires tardifs. L'imbécile tardif ne représente qu'un progrès à la marge en raison d'un temps de nuisance réduit. Le révolutionnaire prématuré me semble un modèle plus intéressant : il peut ouvrir dans l'ordre des choses une brèche féconde s'il sait, plus tard, rester fidèle à cette inspiration en la transformant en action de progrès concrète (6).

Mais la question scolaire ne se confond pas avec la question éducative. L'objectif de l'éducation n'est pas de produire des bêtes à concours mais des membres d'une communauté, des individus libres qui soient capables de construire un désir et de réaliser un projet. Que l'autonomie consiste fondamentalement à se donner à soi-même sa propre loi souligne assez qu'elle a autant à voir avec la discipline qu'avec la contestation et qu'elle procède en réalité d'une logique plus processuelle que téléologique. Ce qui compte à la fin, ce n'est pas la charte des valeurs, c'est le mouvement par lequel on y parvient. La qualité de la démarche prime ainsi sur son résultat et l'intensité qui la guide sur le formalisme qui la conclut. En ce sens, rationnelle ou pas, l'éducation suppose un véritable travail, entrepris aussi tôt avec l'enfant qu'il doit être poursuivi tard avec soi-même.

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(1) Il faudrait faire une différence, de ce point de vue, entre le bon et le mauvais voyage. Le bon est une quête, le mauvais est une fuite. On voit par exemple un certain nombre de gens en Océanie atterrir là parce que c'est l'endroit le plus éloigné de leur point d'origine. Ceux qui y restent demeurent souvent des enfants, ce qui se matérialise par un mélange redoutable de protection, de confort et de repli. C'est le syndrome de l'île aux enfants qui symbolise, inversement, pour les parents calédoniens, toute la difficulté d'encourager leur progéniture à partir pour grandir. En réalité, ce qui détermine la qualité du voyage, sa mise en perspective pour ainsi dire, ce n'est pas le voyage en soi, c'est le retour.

(2) Relire à ce sujet Conception de l'amour en 1928.

(3) Certains parlent à cet égard "d'amour inconditionnel". L'expression me gêne : d'une part, elle soumet a priori toutes les autres relations à conditions, d'autre part, elle laisse à penser que les relations filiales y échapperaient par miracle. On confond miracle et désastre. Les enfants en veulent à leurs parents et les parents eux-mêmes finissent par prendre quelque distance avec des enfants qu'ils ne reconnaissent plus qu'à moitié. Si bien que cette histoire d'amour inconditionnel finit par osciller entre le mensonge et la conjuration. Un peu à la manière dont Florence Foresti évoque l'accouchement, mais en moins drôle.

(4) Loin de moi l'idée d'écarter les hommes de cette affaire. Leur présence devenant plus importante, ils se retrouvent à peu près également en première ligne dans ce dilemme. Mais leur intervention me semble généralement moins marquée par l'envie de protéger que d'éveiller, ou plutôt, moins intimiste et plus ouverte sur le monde extérieur.

(5) Voir le Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes.

(6) Richard Descoings me semble un exemple majeur de cette trajectoire lui qui, de mémoire, expliquait son parcours universitaire par un mélange de chance, d'incertitudes et de concours de circonstances. Il eût pu être, dans ce contexte, le gestionnaire compassé de la tradition, autant dire du déclin ; il a choisi au contraire d'être le visionnaire et l'animateur de la modernisation. Ce que je trouve intéressant à cet égard pour nuancer mon propos est que la brèche de départ ne s'exprime pas nécessairement par l'embrigadement au sein de la première manifestation venue (je note qu'il  faut d'ailleurs une certaine force de caractère pour opposer au panurgisme claironnant de la manif les vertus plus inconfortables du discernement). En clair, les silences de l'adolescence donnent parfois plus de substance à la suite de l'aventure, de même que ses révoltes peuvent se traduire, inversement, par un certain essoufflement. Je crois que cela a aussi à voir avec le développement du sentiment de justice ou, pour mieux dire, avec la construction de la sensibilité à l'injustice qui fait sans doute, pour le coup, une vraie ligne de clivage entre deux rapports au monde.

16/04/2012

(1) Le totem et la signalétique (sur la sécurité)

Longtemps, j'ai méprisé la sécurité. Elle me semblait relever d'une conception étriquée de la vie et l'attachement qu'on lui portait m'apparaissait comme le contraire de l'aventure. A vouloir circonscrire tous les risques, quelles chances se donnait-on d'explorer quoi que ce soit ? A ce compte-là, on songe à sa retraite à vingt ans en faisant à peu près la même chose au même endroit pendant les cinquante années qui suivent et en rêvant à tout ce que l'on aurait pu faire une fois la retraite venue. Chacun est certes libre d'envisager sa vie comme bon lui semble, mais il n'est pas non plus interdit de penser que les longs fleuves tranquilles ont des sources plus tourmentées qu'il n'y paraît ; ce qui fait qu'une partie substantielle de la tâche des éducateurs consiste à provoquer des déclics qui rendent les choses possibles.

Un soir que j'étais à la maison avec Chiara qui, à six mois environ, se faisait une spécialité de me suivre partout et en particulier auprès d'un réfrigérateur américain regorgeant de promesses exploratoires diverses, je fis chuter le robot de cuisine, qui était posé au-dessus, en ouvrant la porte. Le robot, très lourd - il était en acier et pesait une bonne dizaine de kilos -, décida de tomber sur le plan de travail plutôt que sur sa tête. En quittant New York, nous l'avons vendu. Nous aurions pourtant dû faire de ce robot le principal objet de décoration de notre futur appartement : quelque chose entre le totem, qui conjura le sort, et la signalétique, qui indique la direction à suivre. Quelques semaines plus tard, ma fille, qui nous avait jusqu'alors habituée à rester immobile lorsqu'on la posait quelque part, fit l'espace d'un week-end deux ou trois chutes depuis notre lit (heureusement plutôt bas) en découvrant les joies de la vrille (1).

Surveiller et munir

Il devint clair dès lors : 1°) que sa sécurité était une priorité ; 2°) que cela devait nous conduire à adapter rapidement nos comportements à son univers (le même que le nôtre en apparence et pourtant  radicalement différent dans sa réalité à elle) ; 3°) que veiller à sa sécurité consisterait pour l'essentiel à anticiper. Depuis, à la maison, dans la rue, en voiture, dans un jardin public, avec une rigueur qui n'est naturellement pas absolue, mon premier réflexe est de veiller à sa sécurité. Cela ne veut pas dire l'empêcher systématiquement de faire un certain nombre de choses a priori risquées. A peu près tout l'est à son âge ; et puis j'ai gardé là-dessus quelques leçons américaines utiles selon lesquelles il est plus efficace d'accompagner et d'encourager que d'empêcher.

Pascal Baudry (2) émet ainsi l'hypothèse que la façon dont les jeunes Américains sont encouragés par leurs parents à explorer leur environnement est à la base du sentiment de confiance et d'optimisme si souvent associé au caractère de cette nation. Il s'agit donc plutôt de faire en sorte que ce qui dans l'environnement de l'enfant apparaît potentiellement dangereux (un couteau tranchant, une prise non protégée, une voiture qui arrive à toute allure, etc) soit neutralisé, surveillé, ou bien manipulé avec le degré de prudence qui s'impose. Il s'agit simultanément de lui expliquer les refus qui reposent sur ce motif et de le munir des éléments d'appréciation et d'action appropriés de façon à ce qu'il devienne progressivement conscient et acteur de sa sécurité puis, chemin faisant, de ceux qui l'entourent.

Poser la sécurité comme la première des valeurs dans ce contexte, c'est évidemment souligner une préférence pour la vie (3). Mais c'est aussi élaborer ensemble une culture de l'attention à soi-même et aux autres (4).

L'art de (ne pas faire) la guerre

Je ne crois pas que le monde soit beaucoup plus dangereux aujourd'hui qu'hier. Compte tenu du haut degré de précarité qui a marqué la condition de l'homme pré-contemporain dans tous les domaines, j'inclinerais même à penser le contraire. Je conviens également volontiers que tout cela dépend aujourd'hui encore non seulement de l'endroit dans lequel on se trouve mais aussi du degré d'intégration à la communauté environnante. Je crois qu'il est préférable, en tout état de cause, d'avoir réfléchi quelques instants dans sa vie à la poignée de moments critiques qui ne manqueront pas de se poser de ce point de vue et, dans une certaine mesure, de s'y préparer raisonnablement.

Je suis aussi un adversaire de l'obsession sécuritaire qui me semble un non-projet. Je crois sur ce terrain à une combinaison républicaine de justice et de fermeté. Je crois surtout qu'il faut, dans la majorité des cas, traiter la violence non pas comme un phénomène en soi, purement psychologique si l'on veut, mais comme la manifestation d'un mal d'un autre ordre, de nature plus sociale et culturelle (5). Le fait est pourtant que nous avons tous eu un jour ou l'autre à faire face à une situation extrême mettant en cause notre propre sécurité ou celle des autres.

Je ne trouverais pas idiot, dans ce contexte, que les enfants soient initiés au cours de leur scolarité ou, à défaut, par leurs parents, à quelques techniques de survie, d'autodéfense ou de combat dans une approche civique. Cette démarche serait d'autant plus préventive que l'idéal de ces disciplines est de ne pas être utilisées ou de ne l'être qu'en dernier recours, ce qui leur confère une valeur qui est principalement d'assurance et de dissuasion. Tous ceux qui ont peu ou prou pratiqué les arts martiaux savent d'ailleurs que l'esprit y gagne en fermeté autant que le corps en agilité et qu'au total, les individus y conquièrent en général un degré supérieur de maîtrise de soi lorsque les événements dérapent (6).

Extension du domaine de la civilisation

Il ne faut d'ailleurs pas beaucoup pousser le raisonnement pour étendre cette approche, pêle-mêle, à la diététique, à la santé, à la psychologie ou encore à l'anthropologie. On a d'autant plus peur que l'on ne connaît pas ce que l'on doit affronter et la peur, qui n'est pas un mauvais signal en soi si elle n'a pas pour effet de paralyser, appelle même l'agression dans une certaine mesure. Il ne s'agit pas dès lors de chercher à tout savoir mais de mettre au point des éléments de méthode qui permettront de comparer, de juger, de réagir, bref, de faire preuve d'une intelligence des situations, d'un sens pratique et d'une capacité d'adaptation de nature à favoriser une exploration du monde aussi éclairée et assurée que possible. Le contraire, ce serait la culture de l'entre-soi et du ghetto, fût-ce sous les latitudes les plus éloignées. Mais l'endogamie n'est pas une option car elle n'est pas plus intéressante qu'efficace, sinon peut-être dans son aptitude à produire des crétins. 

On s'appuie souvent sur la sécurité dans l'industrie pour bâtir une démarche de progrès individuelle et collective parce le sujet est relativement consensuel par nature. La société gagnerait sans doute, de la même manière, à diffuser une culture de la sécurité qui soit synonyme non de peur, mais de progrès (7). Car, de même que la sécurité est parfois considérée comme un indicateur synthétique du niveau de performance opérationnelle dans l'industrie, de même elle serait un baromètre intéressant du degré de civilisation au sein d'une société donnée, en partant de l'hypothèse que les sociétés pacifiques atteignent à un degré supérieur de bien-être et d'harmonie dans les rapports humains. 

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(1) En réalité, cette prise de conscience débuta une dizaine d'années plus tôt, à la fin des années 90. Sur le plan professionnel, je découvris alors l'importance de la sécurité dans l'industrie. L'intégrité physique des gens, parfois leur vie, y sont en jeu chaque jour et cela change naturellement les données du problème. C'est aussi une question complexe tant elle a à voir avec les comportements, parfois enracinés dans des cultures dont la rigueur n'est pas le paramètre dominant. Sur un plan plus personnel, j'eus alors également l'occasion d'observer de près l'éducation que donnait une amie autrichienne à sa petite fille, Léa, alors âgée de deux ou trois ans. Sa philosophie, issue pour le coup d'une culture aussi généreuse qu'exigeante, consistait à laisser une très grande latitude de découverte et d'action à l'enfant, y compris au contact d'objets dangereux, à partir du moment où elle-même se trouvait présente et pouvait ainsi accompagner et, le cas échéant, corriger le processus d'apprentissage. L'incident du robot - un presqu'accident au sens de l'industrie à considérer avec d'autant plus d'attention que, s'il n'a produit aucun dégât, il aurait pu se traduire par des conséquences catastrophiques - n'a fait que parachever cette prise de conscience par un commandement d'agir. 

(2) "French and Americans - The Other Shore", Ed. Les Frenchies Inc., 2004

(3) Ce qui n'implique pas au passage une aversion équivalente pour le risque. Tout dépend en réalité de la nature du risque dont on parle : remonter une autoroute en sens inverse n'est pas du même ordre que de changer de job. Je me demandais, en écrivant ces lignes, quelle serait le cas de figure dans lequel je pourrais imaginer de gifler ma fille pour un manquement grave qu'elle aurait commis à sa sécurité. J'imaginais alors une situation dans laquelle, se préparant à sauter en parachute, elle s'amuserait à plier au préalable ledit parachute avec une légèreté qui, dans ce domaine, aurait toute chance de se conclure  par un atterrissage en piqué à 300 km/h. Ce principe est un peu l'équivalent dans le domaine privé du droit d'alerte signalant, en droit du travail, un danger grave et imminent. Il y a des situations de danger qui ne se discutent pas au moment où elles sont susceptibles d'intervenir et qui imposent une action immédiate, la gifle symbolisant à cet égard un arrêt immédiat de l'expérience jusqu'à preuve de la capacité à la mener correctement. J'avais un tempérament aventureux, ma fille semble plus prudente. Beaucoup de parents sont d'accord, de fait, pour convenir que tout ceci est aussi affaire d'adaptation : à l'âge, à la personnalité des enfants, à la situation, etc.

(4) Une campagne de communication intéressante à cet égard est celle que nous avions conçue et déployée au sein d'Eramet sur le thème : "On a tous envie / de protéger nos vies". En associant dans quatre ou cinq langues, un parent, collaborateur du groupe, et son enfant, on donnait soudain à cet impératif réglementaire, de portée très inégale selon les cultures dans lesquelles nous évoluions, une force émotionnelle qui généralisa la prise de conscience et accompagna le redressement de nos résultats dans ce domaine.

(5) François Bayrou a dit à ce sujet au cours de la campagne quelque chose de très profond en soulignant que la violence s'expliquait souvent par un rapport déficient au langage. Jeune maître d'internat lorsque j'étais en khâgne, je me souviens ainsi d'un pensionnaire qui faisait n'importe quoi et qui, lorsqu'on le prenait à part pour le cadrer, opposait à tout cela un mutisme de pierre. J'ai fini par comprendre que, pour lui, les mots n'avaient ni sens ni pouvoir. Je pense qu'il avait été copieusement battu depuis son plus jeune âge et qu'à l'école comme à la maison, il attendait les coups. Les situations de violence dans lesquelles le langage n'est d'aucun secours sont à la fois rares et extrêmes. Dans neuf cas sur dix, avec un peu de lucidité et de sens des situations, on peut réussir à les démêler (je me souviens ainsi d'une jeune femme dotée d'un degré d'assurance, de gaieté et d'empathie qui s'avérait totalement désarmant dans les situations de ce type). Le problème, c'est de sentir venir le dixième, et la seule question qui vaille alors, c'est de ne pas s'en poser pour s'éloigner au plus vite.

(6) Alors que j'effectuais ma préparation militaire, on nous fit rentrer un beau matin dans un bunker. Dix masques à gaz étaient laissés à l'intérieur sur le mur opposé, à six ou sept mètres environ devant nous. Or, nous formions un groupe de onze personnes. L'exercice consistait à laisser éclater une grenade à gaz en refermant la porte. Deux options extrêmes se présentent dans un tel scénario : le premier consiste à se jeter sur le premier masque venu en écartant tout sur son passage puis, si possible, à le conserver pendant toute la durée de l'exercice ; le second à ne pas bouger en faisant comprendre aux autres que le groupe dans son ensemble a intérêt à une circulation régulière des masques au moyen de laquelle il peut parfaitement gérer cette situation, même si deux ou trois éléments du groupe ont davantage besoin des masques que les autres. Je recommande l'exercice à tous les philanthropes.

(7) Je note à cet égard que le thème de la maîtrise des risques et du renforcement de la sécurité est à compter parmi les principes directeurs qui structurent la Stratégie Nationale de Recherche et d'Innovation en particulier dans le domaine de l'environnement et de la santé.