21/10/2009
Watteau, un badinage sur fond de monde
Qui l'ignorerait encore ? On badine joyeusement chez Watteau, et c'est d'abord ce que donne à voir, entre les clichés rococo et la première impression, la jolie exposition que consacre le Met ces jours-ci au peintre des Fêtes galantes sur le thème de la musique et du théâtre (Watteau, Music and Theater).
C'est bien sûr un sujet majeur dans les scènes pastotales (La foire à Bezons, Une danse à la campagne), mondaines (Les plaisirs du bal) ou encore inspirées de la Commedia dell'Arte (Un bal masqué en Bohême, Comédiens italiens). Mais c'est aussi le cas, à la marge ou, pour ainsi dire, à la dérobée, dans les scènes militaires (Troupes en marche, Troupes au repos).
Tantôt les scènes galantes y sont davantage suggérées que montrées, avec élégance, presque avec discrétion (Danse à la fontaine), tantôt elle sont dépeintes avec une emphase pleine d'expressions pénétrées et de mouvements grandiloquents (La surprise), qui n'exclue pourtant pas une grâce inspirée (Mezetin).
Ce qui finit par frapper davantage pourtant, au-delà de la douceur pastel de ces variations intimistes, c'est la noirceur du monde dans lesquelles elles s'insèrent : gros blocs de végétation brune, comme dans Pierrot content, buissons opaques de L'enchanteur ou de L'aventurière, ou encore bosquets imposants de La perspective.
Deux éléments nuancent et dominent à la fois cette opposition des plans. D'abord, les personnages s'y ordonnent le plus souvent selon une circularité qui semble délimiter l'espace propre de la société (L'amour au théâtre français, La Camargue). Au-delà des relations de séduction, ou peut-être en vertu-même de la promesse qu'elles recèlent, c'est un espace connu et ordonné qu'elles circonscrivent, comme si le mouvement des couples ne figurait que le détail pittoresque d'un ensemble plus fondamental.
Tantôt le cercle est concave et c'est la société qui impose à la nature l'espace rayonnant et rassurant de ses rites, comme dans La foire à Bezons. Tantôt, plus rarement, comme dans Récréation italienne, il est convexe : la nature se fait alors plus pressante et instille dans un jeu social resserré au premier plan un soupçon d'angoisse diffuse au milieu des troubles amoureux. Dans les deux cas, qu'elle soit réduite à la compagnie de quelques uns ou qu'elle s'étende à de plus vastes assemblées, dans le monde Watteau, la société fait corps.
Contre la Nature ? On pourrait le croire tant celle-ci passe brutalement, à quelques pas seulement de profondeur, du statut d'ornement vaporeux, comme dans La surprise, à celui d'univers menaçant, notamment dans La perspective. Les trouées de lumière qui orientent le regard vers l'arrière-plan vaudraient alors moins en elles-mêmes que comme le faire-valoir de ce péril diffus.
Mais la force de Watteau ici, c'est de ne pas choisir entre la perspective radieuse et les dangers du monde. On peut voir là l'ombre portée de la fin du Grand Siècle, et l'expression festive et grave, joyeuse mais incertaine, dans laquelle s'engage alors la Régence, dont Watteau est d'ailleurs généralement considéré comme le premier peintre. Mais c'est aussi la marque de ce maître, injustement ravalé au rang de peintre de frivolités un peu fades, que d'inscrire entre le réel et son double un peu de l'inquiétude indéterminée qui s'insinue dans la pantomime des plaisirs.
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17/10/2009
"Il est trop tard, en effet, pour avoir une vie privée..."
"... L'exode urbain des anciennes métropoles d'équilibre s'accélérera, encore et encore, pour déboucher finalement sur l'outre-ville. Au-delà de la cité des origines foncières et géopolitiques de l'Etat, vers la "métacité" d'une politique de l'instantanéité et de la simultanéité, aujourd'hui symbolisée par les générations successives des technologies du portable et de l'emportable ; l'inertie polaire de l'instant réel des télécommunications dominant désormais l'inertie immobilière du domaine foncier de l'espace réel de la cité d'autrefois.
(...) Il est trop tard, en effet, pour avoir une vie privée, une permanente proximité physique avec ses semblables, comme jadis dans cette cité où l'accumulation dominait encore sur l'accélération.
"Flux tendus, stocks zéro", ce mot d'ordre de la grande distribution illustre mieux que tout l'exode urbain vers l'outre-ville, l'omnipolis d'une simultanéité où le temps réel de l'interactivité des télécommunications l'emporte désormais de très loin et de très haut sur l'espace réel de nos activités quotidiennes."
Paul Virilio, d'après Le futurisme de l'instant (in Rue Saint-Guillaume, n°155)
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15/10/2009
Valentino (le capital et le patrimoine)
Si la haute couture reste une des signatures internationales majeures de l'Italie comme de la France, sans doute avons-nous oublié ce qu'elle représente à la fois de génie et de travail, de vision inspirée et d'obsession du détail. Le premier film de Matt Tyrner, un ancien critique de Vanity Fair : Valentino, le dernier empereur, nous replonge au coeur de cet univers si particulier à la faveur de la présentation de la dernière grande collection (2007) du créateur italien et de la célébration, dans la foulée, de ses quarante-cinq ans de carrière.
Cela aurait pu être exaspérant de caprice et de vanité, de suffisance et de petites manies. De fait, Valentino, toujours suivi de près par ses six petits carlins (ces petits chiens tout plissés d'origine chinoise), s'emporte à la moindre contrariété qui s'opposerait à sa quête de perfection. De même que l'on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments, de même, sans doute, on ne fait pas de grandes robes armé d'un art bonasse : l'intuition du désir féminin ne se confond guère ici avec le sens des autres.
Les créations de Valentino Garavani imposent leur grâce majestueuse : silhouettes ajustées, drapés élégants, légèreté soyeuse des tissus, fulgurance des formes. Pas une des stars de l'âge d'or qui n'ait porté une robe conçue par le maître romain, de New York à Paris et de Rome à Londres - autant de lieux où Valentino dispose d'ailleurs de résidences fastueuses, habitées d'une escouade affairée, tantôt à l'atelier et tantôt à la cuisine.
" Ce que veulent les femmes, assure le créateur, c'est être belles (...) Ce que j'ai toujours voulu faire, ce sont des robes pour elles, pour tout le reste, je suis un désastre..." confie-t-il, en soulignant avec émotion, à l'occasion de la légion d'honneur qui lui fut remise à Paris, tout ce qu'il doit à son complice, Giancarlo Giammetti, l'amant et le partenaire qui le suit "avec patience" depuis ses premiers pas - et sa première faillite, tant il est vrai que le goût de la création ne fait généralement pas bon ménage avec le sens des affaires.
Les critiques sont tranchées : "hypnotique" pour les uns (New York Magazine), superficiel voire insupportable pour les autres (Helen Faradji) : on voit bien l'excès de la première et le risque de la seconde. En réalité, le film-documentaire de Matt Tyrner ne relève ni de l'une, ni de l'autre : c'est une immersion enchanteresse et un hommage rendu à l'aristocratie du génie davantage qu'à la méritocratie des talents - et qui rappelle, à certains égards, le documentaire qui avait été consacré à la passion de Jean-François Piège, l'ancien chef du Crillon.
Mais c'est aussi le chant du cygne d'un monde que les coups de boutoir de la mondialisation ordinaire retranchent à l'univers de la création qui, au-delà de ses fastes, et pour faire écho aux réflexions croisées d'Eric Lecerf et d'Erik Orsenna dans Le sens des choses, demeure le symbole fort d'un génie latin menacé.
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23/09/2009
Tosca au Met, le silence et le charivari
C'était la première de Tosca hier, au Met, mis en scène par Luc Bondy. James Levine, le chef d'orchestre, disait de cet opéra qu'il "associe l'inspiration musicale magnifique de Puccini avec la vitalité dramatique d'un grand film d'Hitchcock".
Pour excessif qu'il soit, le propos n'en a pas moins une portée indéniable. On est embarqué par l'intrigue : la passion jalouse de Tosca (Karita Mattila) pour Cavaradossi (Marcelo Alvarez) à l'acte I et ses soupçons à l'égard de sa liaison supposée avec la Marchesa Attavanti, modèle de la toile du peintre représentant Marie-Madeleine, tandis qu'Angelotti, un Républicain en fuite, trouve refuge dans l'église où travaille le peintre ; la confrontation à l'acte II entre Tosca et Scarpia (Juha Uusitalo), le chef de la police, dans laquelle Tosca met tout en oeuvre pour tenter de sauver Caravadossi ; le dénouement tragique enfin, à l'acte III, où la perfidie de Scarpia, fût-ce à titre posthume, l'emporte sur le stratagème mis au point par Tosca.
Ce fut l'un des rôles majeurs de la Callas et l'on saisit rapidement pourquoi : Tosca est l'incarnation d'une passion exigeante, enflammée, tragique - une passion à l'italienne, dans laquelle la vie joue avec la mort et la volonté de possession de l'autre n'implique pa seulement la protection, mais aussi le sacrifice. Si, dans l'exagération facétieuse de son expression, la passion jalouse de Tosca fait sourire à plusieurs reprises dans l'acte I, l'acte II saisit par un romantisme puissant issu d'un affrontement fondamental entre l'amour de concuspiscence (eros, si l'on veut, mais un eros maléfique ici) et un amour de bienveillance confinant au martyre et à la sainteté (philia, oui, se transmuant en agapè). En quoi la passion touche ici au sublime et l'amour, non à la négation de soi, mais à son dépassement.
Sûr de sa force, Scarpia pose tranquillement les termes du chantage, puis s'allonge sur l'une des banquettes de son bureau du Palais Farnese, débarrassé pour l'occasion de ses courtisanes autant que de ses sbires. Il y a alors, quoi ?, cinq secondes de silence absolu.
Puis, Tosca : "Vissi d'arte, vissi d'amore"...
De ces infimes secondes-là, fragiles, plus décisives encore que la complainte célèbre de Cavaradossi au seuil de la mort ("E lucevan le stelle..."), on ne peut laisser personne dire que l'opéra serait le plus vieil âge de la vie. Il en incarne, au contraire, l'âme, l'énergie-même de son adolescence à travers sa quête d'absolu.
Qu'importe alors si le public, à mi-chemin entre la vieille Europe et le Nouveau Monde, plus amateur de tradition que d'avant-gardes (New York n'est pas Sydney, mais Sydney n'entend rien à l'art) a peu goûté la mise en scène contemporaine de Bondy, sa relative économie de mouvements, ses décors dépouillés (que l'on doit à Richard Peduzzi) et ses costumes triviaux. Peut-être y eut-il là, pour l'Amérique, une pointe d'indécence en trop : un sein de Marie-Madeleine par ici, la pose explicite d'une courtisane par là.
C'est surtout que l'on attendait, et de pied ferme, Bondy après Zefirelli. On peut soutenir au contraire que ce dépouillement participe, techniquement, à l'exploration contemporaine de la frontière entre le réel et sa représentation, qu'il a pour effet d'identifier Tosca davantage à la grandeur de la vie qu'aux fastes de sa mise en scène, bref, qu'il transforme le fait artistique en aventure intime. Au reste, cela, qui participe du cirque des premières, aura même permis à la troupe d'aller saluer au balcon la foule qui avait suivi, sur l'esplanade, la représentation sur grand écran et qui, elle, lui fit fête.
Pour l'anecdote, si Tosca est connu pour les multiples incidents de plateau qui ont jalonné l'histoire de ses représentations (Tosca rebondissant par exemple sur le trampoline qui devait recevoir son saut ultime...), la première d'hier n'aura pas dérogé à l'usage, un soldat de la garde de Scarpia trébuchant magnifiquement, à la poursuite de Tosca, en faisant irruption par l'escalier central au beau milieu de la scène et ne se redressant que de justesse au terme d'une course acrobatique. Un autre visage, accidentel celui-là, de l'irruption de la vie dans la mécanique de l'intrigue.
05:21 Publié dans La vie quotidienne à New York au temps d'Obama, Représentations | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : tosca, met, opera, passion, new york
23/08/2009
Bel canto, buona pasta (pour Bellini)
On n'entend rien à l'Italie si l'on ne comprend rien ni à l'opéra, ni aux pâtes ni, accessoirement, à la Sicile. Puisqu'il fallait un plat qui fût à l'honneur du compositeur de Catania, on inventa donc la pasta alla norma et l'on fit bien."Je veux quelque chose qui soit tout à la fois une prière, une invocation, une menace et un délire " disait Bellini à son librettiste, Felice Romani.
Rien de délirant pourtant dans la pâte en question (et c'est en quoi il faut fuir les restaurants italiens chics, en faisant quelques exceptions ici ou là, par exemple pour Dell'Orto du côté de Notre Dame de Lorette, ou pour la très regrettée Bauta du côté de Montparnasse). De fait, dans les éléments de base d'une bonne pasta alla norma, il faut compter des ingrédients soigneusement choisis, un peu d'application et un minimum de patience.
Pour les ingrédients, Barzini, dont les étales de fruits et légumes s'étirent sur les hauts de Broadway, fera fort bien l'affaire : on y fait non seulement ses courses tard, mais aussi d'agréables rencontres. On y trouve de magnifiques aubergines, des tomates bien rouges, de taille moyenne, venues du Canada, des oignons parfaitement dorés et des échalottes bien sûr, mais aussi, fait suffisamment rare aux Etats-Unis (tout comme en France, d'ailleurs) pour être signalé, une somptueuse ricotta fraîche.
Au rang des questions majeures, celle du choix de la pâte juste pour une sauce donnée reste malheureusement trop souvent sous-estimée. On peut, dans le cas qui nous occupe, hésiter, entre les linguine n°7 ou n°8 de chez De Cecco : les n°8 ", un soupçon plus fines, conviennent à merveille en permettant une meilleure imprégnation des pâtes avec la sauce.
Les aubergines sont coupées en dés et jetées dans une poêle assez large où elles reviennent dans un fond d'huile d'olive, bientôt suivis des petits oignons. Epelées et coupées en petits morceaux, les tomates suivent. Le tout, rehaussé d'une pincée de red pepper (un équivalent américain acceptable du peperoncino), peut mijoter aisément pendant une heure -une heure et demi.
La poêle est recouverte pendant l'essentiel de la cuisson de façon à faire suffisamment fondre les aubergines. Puis l'on retire le couvercle pour permettre cette fois à la sauce, à feu vif puis de plus en plus doux, de se concentrer davantage, de perdre en jus et de gagner en sucs. Les ingrédients ont alors fusionné et l'on obtient un mélange dont le fondu, un peu lourd, de l'aubergine s'équilibre à merveille avec la fraîcheur plus vive des tomates.
Après quelques courtes minutes de cuisson, les linguine sont mélangées à la sauce. On sert le tout dans de belles assiettes à pâtes, blanches, creuses et entourées d'un large rebord, qui permettent aux pâtes de conserver à la fois leur chaleur au sortir de la cuisson et leur texture. On dépose sur le sommet de chaque assiette de pâtes chaudes deux ou trois cuillérées de ricotta fraîche. Celle-ci, d'une consistance analogue à une faisselle, finit par se dissoudre progressivement dans les pâtes. Le parmesan est naturellement tout à fait inutile ici.
Ce plat est accompagné d'un Saint-Estèphe (Lilian Ladouis, 2003) mais, en vertu de l'axiome de l'appariement des terroirs, un Chianto classico de chez Mitchell's, plus léger, un peu plus vif et avec plus de fruit rendrait le mariage parfait.
Le bonheur gastronomique se passe fort bien de la guerre des gangs. N'en parlez pas à Little Italy qui pourrait bien, pour le coup, jalouser cette manière à la fois simple et inspirée. Le plat est un authentique régal. A faire suivre, plus tard, d'un amaretto légèrement glacé, sur l'air de Casta Diva pour retrouver, à défaut du délire, un peu du recueillement qui sied aux bonnes choses.
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Les Amerloques, Upper West Side, 320 W 88th Street. Sur invitation. Note pour ce plat : 16,5.
21:14 Publié dans Bonnes tables | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : recette, new york, culture, italie, bellini, opéra, dell'orto