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05/11/2010

Les choses qu'ils portaient

Je publie aujourdhui dans le cadre des "Vases communiquants" ce  texte de Marianne Jaeglé.


Ils portaient des sautoirs faits de perles multicolores, des pinces en plastiques de diverses formes et de toutes les couleurs destinées à maintenir en arrière les cheveux mouillés ; des élastiques, des serre-tête, des barrettes et des chouchous pour que, malgré le vent marin, chacune ait l’espoir de rester bien coiffée ; des lunettes de contrefaçon, aux sigles des plus grands créateurs italiens ; des serviettes de bain, des paréos, des jupettes à nouer autour de la taille dans l’objectif de cacher un fessier disgracieux, ou de faire valoir une chute de reins enivrante ; des maillot de bains, des robes de plage ; des tongs, des sabots en plastique de toutes les pointures, des mules à talons compensés en liège. 

Ils vendaient des cerfs-volants, des raquettes de bois ou de plastique, des kits de jouets comprenant un seau, une pelle, un râteau, quelques moules en forme de poisson ; des pistolets crachant des bulles de savon ; des paquets de mouchoirs en papiers ; des chaussettes pour hommes, femmes ou enfants ; des sacs à mains, des pochettes et des portefeuilles ; des imitations de stylos Mont-Blanc, de fausses Rolex, dont le mécanisme s’arrêtait rapidement et qu’il était non seulement impossible, mais aussi risqué de donner à réparer ; des morceaux de noix de coco qu’ils transportaient dans un seau en plastique en chantonnant : « Coco bello, coco ! » 

medium_velo-plage-mer-vendeur-varadero-924822.2.jpgIls voyaient des hommes seuls et des jeunes gens ; des familles réunissant plusieurs générations ; des femmes âgées arborant des chairs flétries, qu’elles enduisaient consciencieusement de crème solaire ; des enfants qui creusaient le sable avec ardeur ; des obèses aux seins nus ; des adultes mangeant des gelati ou des pannini  ; des adolescents allongés sur des lits loués pour la journée ; des couples flanqués de leur enfant unique solitaire, qui refusait de jouer avec d’autres bambins inconnus ; des hommes jeunes et beaux, venus à plusieurs pour draguer ; des filles jeunes et belles, venues en bande se rassurer sur leur pouvoir de séduction ; des grands-parents tout habillés sur la plage ; des plagistes bronzés, musclés et moroses ; des maîtres-nageurs surveillant la baignade. 

Ils venaient d’Inde ou du Pakistan ; de Sénégal ou de Côte d’Ivoire ; d’Afghanistan, d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie ; de Chine ou du Tibet. Ils étaient jeunes pour la plupart. Il y avait parmi eux quelques femmes. 

Les Chinoises proposaient des massages ou des tatouages à l’encre ; elles confectionnaient pour les enfants de petits bracelets tressés à même leur poignet ou leur cheville, qui tintinnabulaient agréablement. 

Ils arboraient des bobs, des casquettes, des chapeaux de paille ; certains portaient sur la tête un ridicule petit parasol de plastique qui se fixait sur le crâne et n’abritait que lui. Ils étaient eux-mêmes la publicité de leur marchandise. Certains, des Africains, pour la plupart, allaient nu-tête, tout le jour, sous le soleil écrasant. 

Ils transportaient leur stock dans des sacs poubelle, qu’ils rejetaient sur leur dos ; sur des tringles à rideaux, qu’ils portaient en équilibre sur chaque épaule ; sur des présentoirs de bois. Ceux qui vendaient des serviettes de plage en avaient une vingtaine entassées sur leur dos. 

Quand un estivant leur faisait signe, ils se laissaient tomber à genoux dans le sable devant lui, et lui montraient alors le produit qui avait retenu sont attention. Puis, que la transaction ait été conclue ou non, ils rassemblaient leurs effets, remettait le tout en ordre sur leur dos, se relevaient avec effort, et reprenaient leur marche dans le sable, alourdie par leur chargement. 

Inlassablement, chaque jour pendant les quatre mois d’été, dès dix heures du matin, et jusqu’à dix-huit heures, ils proposaient leur marchandise ou leurs services aux estivants, qui achetaient parfois quelque chose, non sans en avoir âprement négocié le prix au préalable, car la vie est dure, de ce côté-ci aussi de la planète. 

Texte inspiré par Les choses qu'ils portaient, de Tim O Brien, dans son roman A propos de courage.

02/11/2010

A propos de la France de Depardon (2) Malaise dans la civilisation

 

"Avec le temps, j'ai appris à ne plus avoir d'hésitations : je vois une photographie à faire, à partir de là je vais vite et plus rien d'autre n'existe (...) C'est frontal, sans échappatoire, une seule photographie possible" souligne Depardon, en revendiquant un "aspect contemplatif parfois un peu primaire". Il y a une beauté du métier qui parle dans laquelle le "quoi" rejoint le "comment", la technique sert l'inspiration d'un même mouvement juste et précis. C'est le "flow", le bonheur dans la réalisation identifié par les psychologues chez ceux qui excellent dans leur métier, qu'ils soient chirurgiens, cuisiniers, ébénistes ou photographes. L'évidence que c'est le bon angle, le bon geste, le bon enchaînement - que c'est ce qu'il faut faire.

Pourtant, un grand nombre de photos laissent perplexe : si la vue de l'Epi à Dieppe est sauvée par la lumière comme celle du Nepture à Douarnenez par l'obscurité montante de la tempête au loin, que faut-il penser du Jules Verne au Tréport, du pavillon d'angle de Canaret-sur-Mer, de la droguerie de Bédarieux ? Rien. Ils existent dans la banalité d'un être-là défiguré auquel nous nous sommes accoutumés et qui suscite, du coup, moins notre indignation que notre surprise.

En réalité, on sent presque une révolte, non pas domestiquée mais rentrée, dans cette longue série de clichés ordinaires. "J'étais en colère contre les grands travaux d'aménagement qui avaient démantelé la ferme de mon père" rappelle Depardon en introduction à son travail, qui conclut pourtant : "Je suis heureux de m'être confronté à la France d'aujourd'hui". Or, c'est peut-être là la clé de son travail, cette tension entre la contestation et l'harmonie qui fait, avec les grands photographes américains que sont Paul Strand, Walker Evans ou encore Robert Frank, "une fraternité de vision liée au même souci de respecter les êtres et de témoigner sans apitoiement", souligne le président de la BNF, qui évoque encore à son propos "une pure présence des choses". Une forme de sagesse, si l'on veut - où est-ce le nom acceptable qu'il faut donner à la résignation ?

"Bonheur de la lumière" ? Oui, mais dans la mesure où ces vues sont pour la plupart aux antipodes du pittoresque, nous nous retrouvons alors face à une France qui est aussi, d'un point de vue classique, une France de la défiguration. De l'humain en boîte. Je connais bien l'argument des architectes modernes et des urbanistes engagés, et je ne néglige pas cette sorte de tautologie de l'habitat qui fait, comme disait une amie sociologue, que "les gens d'ici sont d'ici".

Mais qui s'extasierait, en s'imaginant y habiter, sur un pavillon de campagne en préfabriqué, une jolie cabane en ruines ou une barre d'immeuble à l'abandon ? Ce n'est pas une question d'argent ou de confort : il y a, dans certains coins, une vulgarité architecturale de la réussite qui le dispute, dans d'autres, à la transparence des êtres humains. La France que nous donne à voir Depardon est aussi une France de la relégation, une France de la lisière, une France des espaces intermédiaires, une France de l'entre-deux entre les mégapoles et les terroirs. En ce sens, comme ce fut le cas dans les années cinquante et soixante avec le retour des explorateurs des antipodes à la maison, "La France de Raymond Depardon" relève moins de l'esthétique que de l'ethnographie.

Au début des années 2000, j'ai noué pour le compte d'une société minière dans le Pacifique Sud un partenariat avec le photographe américain, David Becker, pour un projet qui s'intitulait : "La Nouvelle-Calédonie telle que je l'ai connue il y a cent ans". Ce dont j'ai fini par prendre conscience après l'exposition au terme d'une longue série d'expatriations aux quatre coins du monde, sans passéisme mais aussi sans enjolivation, à travers un point de vue qui, de Braudel remonterait à Duteurtre sans se laisser dissoudre dans Houellebecq, c'est que j'aime profondément un pays qui, tel qu'il s'est fixé dans les images heureuses et diverses de l'enfance, entre les grandes hêtraies cauchoises où je vibrais aux récits de Maupassant et les ruelles du Vieux Rouen où je faisais mes humanités, des vacances qui nous menaient des contreforts pyrénéens aux vallées alsaciennes et du Massif central aux côtes bretonnes, est un pays qui n'existe plus.

En réalité, je crois qu'il existe moins comme image que comme projet. En ce sens, l'absence délibérée des gens dans les clichés intersticiels de Depardon, c'est l'espace de l'interpellation de la politique sur ce que deviennent des territoires millénaires et les gens d'ici sous les pressions d'un monde qui, simultanément, craque et bascule. Le "Tout doit disparaître" de la devanture des "Textiles d'Albret" à Nérac (Lot-et-Garonne), plus encore qu'un fil conducteur, est une signature. Derrière la disposition testamentaire, une oeuvre engagée qui signe la disparition simultanée des paysages et des gens.

Du même coup, ce que l'on peut aussi comprendre partant de cette diversité et de cette "définition non figée de l'identité française", c'est que si la France meurt, c'est une partie du monde occidental tel qu'il s'est modelé au long du dernier millénaire qui sombre avec elle, en ne laissant plus apparaître que quelques buttes-témoins - ces vues magiques un peu irréelles qui font irruption ça et là au cours de cette étrange promenade. En ce sens, il y aurait un relief propre de notre pays, une vocation universelle en effet à montrer combien le mot d'ordre de préservation de la biodiversité doit d'abord s'entendre comme une entreprise de sauvegarde de l'espèce humaine.

 

 

01/11/2010

A propos de La France de Raymond Depardon (1) La carte est le territoire

 

Comment comprendre cette juxtaposition serrée "d'aires indéfinies et d'angles morts" saisis "dans les interstices d'une France peu photographiée" (B. Racine) ? Entre les jeux d'enfants, les derniers visiteurs et des souvenirs d'enfance, on passe et repasse l'exposition, un détour par l'antichambre pédagogique, un retour en arrière. Rien n'y fait. C'est comme si l'essentiel de cette affaire continuait de nous échapper. On en sort intrigué, saisis sans saisir. Ce n'est peut-être pas une mauvaise approche : on peut voir "La France de Raymond Depardon" comme le point de départ d'une énigme qu'il nous faudrait résoudre en revenant en pensée, catalogue en main, sur la scène de la représentation. Après tout, la disponibilité à s'étonner de ce qui devrait nous paraître ordinaire, c'est la crétinerie assommante des touristes et le privilège ambigu des exilés.

"Une démarche folle et personnelle" dit Depardon à propos de "sa" France. Il faudrait plutôt dire une obsession. A Calais, les représentations jadis conquérantes de l'Industrie et du Travail agonisent dans une mélange de rouille et d'abandon. A Maubeuge, les couleurs vives de la rénovation rehaussent avec peine des HLM où la vie sociale et politique semble se résumer à un affichage de campagne électorale en déshérence sur le mur d'une cabine électrique. A Carnon-Plage, dans l'Héraut, un pavillon du bord de mer paraît à l'abandon lui aussi. Un peu partout, on passe de l'indicible au silence : des monuments aux morts ne parlent plus qu'aux morts qui avaient échappé au désastre pour mieux sombrer dans l'oubli.

Parfois, un brin de féérie vient rompre la litanie des images ordinaires. Le cliché d'ouverture de Berck-Plage, avec ses cerf-volants futuristes et ses petits cabanons bariolés, pourrait presque faire une toile de Miro. Ça et là, on trouve aussi des paysages qu'on pourrait prendre par inadvertance pour des cartes postales, tels cette plage du Portel, ce champ du Pas-de-Calais, ce flanc de colline à Saint-Vincent-de-Reins (Rhône) ou encore cette percée lumineuse à Uvernets-Fours au coeur des Alpes-de-Haute-Provence. Dans le Sud, pour les pierres, pour la chaleur que l'on devine sous la douceur de la lumière, pour la quiétude désuète d'un édifice baroque, on dirait qu'un peu de la grandeur passée résiste encore un peu à la désolation.

Mais ces vues-là, tout en profondeur, sont bien vite submergées par les barres rectangulaires et les pavillons étriqués. C'est la dynamique propre du travail de Depardon qui, plus qu'un parti pris, est une mise en tension. Ou une mise en contraste comme avec ce calvaire désormais cerné par une zone commerciale. Inversion du procéde métonymique, l'étalement verdoyant du paysage de Widehem sous un beau ciel bleu pâle se voit pour ainsi aspiré par les éoliennes qui auraient supplanté les grands arbres.

De même, la figure du café-tabac - à Calais, à Douai, à Nevers, à Surgères, à Montréal-la-Cluse -, véritable totem de la France moderne, voit son importance mécaniquement diminuée par la profusion des signes que le regard de Depardon rend dans toute sa tragique accumulation. C'est la province gagnée par le Midwest, le champ tellurique d'un "malaise dans la civilisation" aurait dit Freud, qui soulignait d'ailleurs l'importance fondamentale de l'esthétique dans toute vie sociale harmonieuse. Que ces lieux aient été choisis dans toutes les régions comme indices du désastre, c'est évidemment tout sauf un hasard : il faut s'être un peu éloigné de son pays pour sentir combien le vivre ensemble, chez nous, s'exprime avec force dans la mixité chaleureuse et inspirée des cafés.

Ce qu'il reste pourtant de la devanture du Café des arts à Lodève, c'est un immense point d'interrogation peint en rouge à l'angle d'une ruelle obscure vis-à-vis de laquelle un "libre service", aux lettres centrales masquées, pourrait presque se lire comme une "liberté du vice" qui s'entendrait moins comme un appel à la licence (si incongru, un peu plus loin, sur la vitrine de la mercerie du coin) que comme le signalement d'un monde qui déraille. L'enseigne surchargée d'affiches aussi colorées que conquérantes de la cellule du parti communiste, au Vigan (Gard), c'est le signe que la disparition s'accommode généralement d'un dernier sursaut aussi bruyant qu'inutile.

A propos de son travail, Depardon évoque "une perception intuitive, irréductible à une définition figée de l'identité française". Eh bien, c'est la fête au village. A qui en douterait, il suffirait de découvrir, un peu plus loin encore, l'entrée du "Resto", sorte d'hacienda mexicaine perdue au beau milieu de nulle part, ou de passer devant la terrasse du "Maracana", à Bédarieux. Ce n'est plus seulement le Midwest ici, c'est le Mexique en prime en un mariage décidément improbable, dans lequel le consumer pour soi l'aurait définitivement emporté sur le vivre ensemble. "J'achète ici, mon village vivra" dit fièrement cette toile de travers à l'entrée de Thiviers (Dordogne) derrière laquelle on voit bien que personne ne vit plus vraiment. A L'Isle-Jourdain, dans la Vienne, on voit encore une caravane abandonnée, entre un poteau électrique de guingois et des affiches de cirque. On suppose, depuis lors, que le ménage a été fait dans cet insupportable désordre à l'origine de la catastrophe ambiante, comme si le silence de la photographie n'était plus que l'envers assourdissant de la lâcheté contemporaine.

Et, quand un lien semble reprendre vie - à une terrasse, au pied d'une devanture -, quand un paysage entre dix - une départementale perdue qui zigzague harmonieusement entre des plaines fertiles du Doubs, l'écluse sublime des Forges de Syam, une conversation paisible sur les bords d'un lac à Talloires - semble redonner du sens et un peu d'espérance à l'ensemble, tout finit par se noyer dans la masse informe de paysages saccagés par le charme tapageur de la modernité. On sentirait presque, au pied des montagnes, à Val d'Isère, Bonneval-sur-Arc, à Saint-Claude ou à Balsièges, les bourgs à deux doigts d'être ensevelis dans leur nouvelle insignifiance. Sous l'effet de l'inépuisable créativité des directions de l'Equipement, les ronds-points tournent aux manèges, les marquages au sol s'entrecroisent et, en réalité, les directions s'affolent. On finit par perdre le Nord.

 

 

 

04/10/2010

La société de l'affiliation (2) La référence et la fronde

Le tiers parti

Le réréfencement des trajectoires

Que le double l’emporte désormais sur le réel, cela ne va pas sans un flottement des identités et, partant, d’un besoin de légitimation par un tiers parti. Dans un univers marqué par les doutes nés de l’auto-valorisation de soi, des arabesques de l’auto-fiction et de l’éclatement des vérités objectives, le tiers est celui qui signale, recommande et valide. La marque et la trace à la même enseigne : pour l’entreprise comme pour l’individu, off et online, le tiers est la nouvelle source de la légitimité.  Les corps intermédiaires sont morts, les tiers partis s’affirment : le réseau l’emporte sur l’institution et avec lui, le référencement individuel sur la représentation collective.

Cette émergence du tiers-parti va de pair avec un certain effacement de la frontière privé-public devenue, par nécessité, plus poreuse. Le cercle privé commençait à tourner en rond et la sphère publique à ne tourner plus rond. A l’heure d’Internet, être privé, c’est être « privé de » – tout à la fois, d’une reconnaissance, d’une contribution, d’un partage : d’une parole. Ces deux pôles sont aujourd’hui séparés moins par une frontière étanche que par une ligne tracée en fonction des situations. Facebok, à cet égard, n’est même plus un laboratoire avancé de ce brouillage des lignes : c’est le carrefour vivant des nouvelles logiques d’affiliation à la fois sélectives – on choisit – et transversales – on explore.

La primauté du commentaire

Modèle universel de la nouvelle société de l’affiliation, Facebook propose aussi l’agrégation d’un sens à la carte dans lequel se manifeste non seulement l’appartenance souple à une communauté, mais aussi un décryptage de l’actualité (ou un partage des vicissitudes de l’existence). En ce sens, le commentaire répond à l’information comme l’affiliation répond à la défiance. L’écosystème des relations agit comme un « écho-système » des contributions. A travers les liens partagés, l’information n’est jamais que le point de départ d’une discussion à laquelle chacun participe en fonction de son intérêt et de son humeur dans une logique de réciprocité, de respect – de différence mesurée.

Un forum permanent et, plus encore, un agrégateur vivant qui souligne encore, via les tiers, l’importance prise par l’affiliation comme système volontaire de prescription. Du réseau de voisinage à l’association d’anciens élèves, du site corporate au blog high tech, plus guère de communications qui ne s’appuient sur le témoignage, la référence, la recommandation. La communication est redevenue une expérience partagéede la communication.

L’ère de la fronde

« Parler juste »

L’on pourrait donc parler de tout et de n’importe quoi, n’importe comment, avec n’importe qui ? Jamais en réalité l’auto-régulation n’a été plus prégnante que dans la nouvelle société de l’affiliation. Le statut libre et engagé qui définit l’individu contemporain débouche sur l’exigence d’un « parler juste » au sein de communautés en réseaux dont il faut respecter les intérêts et les codes et de conversations en actions dont chacun est encouragé à renforcer l’impact.  Il s’agit de parler juste. Le « parler vrai » se soumettait essentiellement à la nécessité d’un accord objectif sur les faits ; le « parler juste » exprime la revendication d’un constat factuel qui soit le point de départ d’une communication-action équitable.

Entendons-nous : ce « parler juste » n’a rien de programmatique. Il entérine même la primauté de l’économique et du culturel sur le politique, qui n’est plus guère en charge dans le désordre économique ambiant que du soft. Du régalien sans gourmandise. Dans un environnement marqué par l’incertitude et la complexité, le « parler juste » ne comprend pas une certitude sur les fins : il est essentiellement une exigence de méthode. Ce double paramètre : incertitude sur les fins, exigence de méthode, révèle d’ailleurs en passant une relative hybridation des modèles culturels français et américain tendant à associer justice et efficacité : une philosophie de la délibération d’un côté, une culture du processus de l’autre. La bonne direction (souhaitable) plutôt que le bon objectif (incertain). Pour boucler la relative universalité de ce système, on notera que le modèle chinois appuie cette évolution en insistant davantage sur une élaboration progressive que sur un but prédéterminé.

Sarcasmes et guerillas

Que le politique ou l’entreprise s’éloigne de cette double exigence de justice et d’efficacité, se dispense d’être exemplaire ou se mette à tourner en rond, et c’est le signal de la mobilisation. Lorsque les conditions d’une telle approche ne sont pas réunies en effet, plus qu’une contestation organisée, c’est une fronde véhémente et ponctuelle qui surgit, s’étend et se renforce pour rétablir ce que l’institution échoue à garantir.

A nouveaux médias, nouvelles guerillas – mobiles, inventives : efficaces.  Pas de temps mort dans cette veille constante, figure retournée de la crise permanente. Dans les périodes de faible conflictualité, on glisse simplement de la guerilla au sarcasme, prise de position ironique ou décapante qui permet d’ailleurs tout autant d’exprimer une critique que de vérifier une appartenance. Le sarcasme, c’est l’extension du « fun » au débat public, c’est le nouvel « infotainment » sous l’influence des nouveaux prescripteurs.

Le nouveau visage de la mondialisation

Dans la société de l’affiliation, chacun devient membre d’une communauté-monde, partie prenante d’un continuum de relations et d’opportunités allant du local au mondial. Comme il y a une géographie des perceptions, il y a un monde mental essentiellement dessiné par un ensemble d’expériences et de connexions. La cartographie des relations devient le prolongement de la carte d’identité (au sens d’ailleurs propre sur Facebook, via l’application « TouchGraph »). Finis les menus imposés : cette communauté définit un monde à la carte, une sorte d’écosystème interpersonnel, association libre d’individus construisant des liens d’affinités et de partenariat, permettant de partager des préoccupations et des préférences mais suffisamment souple en même temps pour laisser à chacun la liberté de développer ses propres projets de façon autonome.

Philosophie de la co-production des trajectoires et des identités éminemment relationnelle et collaborative, l’affiliation renouvèle les questions inaudibles du siècle précédent tout en remplissant les vides de celui qui commence. Synthèse inédite du collectif et de l’individuel apparue de façon organique en réponse à la crise, elle pallie à l’éclatement de la filiation comme à la déshérence des partis. Avec cette révolution silencieuse, la morale reprend de la vigueur sous la forme à la fois soft et exigeante de l’éthique, l’existentialisme se refait une santé communautaire, la mondialisation prend un visage et un sens plus engageants : celui d’une exploration valeureuse, stimulante et partagée.

02/10/2010

La société de l'affiliation (1) La projection et le récit

 

On se souvient de la leçon sartrienne de l’après-guerre : nous serions condamnés à être libres et cette liberté se définirait d’abord par des actes volontaires dans un monde marqué non par la trancendance, mais par l’intersubjectivité. De même que le propos de Lévinas sur le visage de l’autre comme source de la responsabilité morale, cette leçon fondatrice de l’individualisme contemporain fut laminée par le matérialisme historique avant de se dissoudre dans la fin de l’Histoire. L’appel à la révolution fit long feu et l’on s’en retourna bientôt chez soi entre la nostalgie du Grand Soir et les vicissitudes des petits matins.

Puis il y eut Internet et les réseaux sociaux sur fond de mondialisation galopante, d’agonie de la politique, d’innovation technologique, d’individualisme retrouvé et de crises récurrentes. A défaut d’idéologies, entre soi et le monde, il y aurait désormais le patchwork des tribus et, « nouvelle philosophie » aidant, les engagements médiatiques de circonstance. Comme il y eut une histoire d’avant l’écriture, il y aura aussi une histoire d’avant Internet. Vu d’aujourd’hui dans les deux cas : une préhistoire. Mais cette préhistoire-là est aussi une filiation : en redéfinissant notre identité, l’ère de la mondialisation on line ouvre à l’existentialisme, comme projet et comme humanisme, de nouveaux territoires communautaires dans lesquels la rigidité de la frontière le cèderait à la plasticité des réseaux, la contrainte à l’autonomie et l’appartenance à l’exploration. Version courte : l’existentialisme contemporain est un communautarisme à la carte. Bienvenue dans la société de l’affiliation.

La crise inversée

Nouveau paradigme

Nous vivions autrefois dans un environnement relativement stable et déclinant marqué, tous les cinq ou dix ans, par des crises plus ou moins profondes. Autant de signaux issus des ajustements que nous étions incapables de faire, empêtrés que nous étions dans la dispute de l’héritage plus qu’affairés à la préparation de l’avenir. Or, des morceaux choisis de l’histoire antique, l’histoire grecque nous ramène soudain à la violence de la modernité. Le système s’est inversé : il y avait des crises entre deux périodes de stabilité ; il y aurait désormais de courts répits entre des crises carabinées. C’est la crise qui devient la règle et la stabilité l’exception. Dans la recherche contemporaine de nouveaux modèles, le dérèglement s’est substitué au système. Le nouveau paradigme, c’est la crise permanente.

Ce modèle de la crise comme horizon est bien sûr donné par les dérèglements de l’économie contemporaine. En affectant la demande et l’investisssement, ils touchent d’abord à l’emploi et aux ressources matérielles dont disposent les individus pour vivre. Ils contaminent, ce faisant, l’ensemble de la vie sociale : les dysfonctionnements de la politique, les dérèglements de l’éducation, les pathologies du lien social et jusqu’aux remises en cause du couple et de la famille. Petite leçon de marxisme ordinaire : quand l’infrastructure s’affaisse, les superstructures ont mauvaise mine. Les ponts s’écroulent, les puits explosent, les gouvernements vitupèrent et les gens pointent. La crise n’est pas seulement permanente, elle est aussi pandémique.

Le temps des opportunités

Ce précepte oriental a détrôné la méthode Coué sur les tous les powerpoint corporate depuis quinze ans : en chinois, « crise » signifie à la fois menace et opportunité. Rien de surprenant dans une culture qui n’est pas plus hantée par la fin qu’elle ne se préoccupe des buts initiaux. Pour nous en revanche, c’est une autre aventure existentielle qui commence, marquée par une rédéfinition des cycles aussi bien que des territoires.

Un tel contexte bouleverse en effet notre rapport au temps : il nous faut être présent sur tous les fronts de l’immédiat et de l’urgence et en même temps tâcher de dessiner une perspective de long terme. Ce cap personnel n’est pas une trajectoire linéaire mais une courbe d’opportunités : s’il ne nous est plus possible de définir un but stable, il nous revient en revanche de travailler à rendre les choses possibles. Changement d’époque : le projet était à notre main, l’opportunité par définition nous échappe en partie. Chemin faisant, sous l’effet à la fois de la nouveauté et de la vitesse propre à cette logique d’opportunités, la tactique malmène la stratégie et, sur le terrain des opérations, la persévérance le cède à la créativité.

Cet éclatement des temporalités va aussi de pair avec une extension des territoires. Après les capitaux et les biens, la mobilité du travail est le chaînon manquant de la mondialisation que sont en passe de résorber les apprentis du nouveau monde. Si ce n’est ici, c’est donc ailleurs. Refaire le monde en Amérique, le repenser en Europe, le fabriquer en Asie, le sauver en Afrique, le fuir en Océanie : n’était le problème des langues et quelques vétilles logistiques, il n’y aurait que l’embarras du choix.

L’entreprise de soi

Assurer et investir

Ce que révèle la construction progressive des parcours, plus que la notion d’exploration de soi, c’est celle d’une entreprise de soi qui se caractérise par une double préoccupation: garder ses arrières dans une logique d’assurance et préparer son avenir dans une logique d’investissement. Le vocabulaire de la gestion a marqué les années 80 et 90 ; par une salutaire récupération, c’est celui de la finance qui influence les années 2000.

Symbole haï des infortunes de la croissance, l’univers financier définit désormais le cadre conceptuel du développement personnel. Entre assurance et investissement, chacun se retrouve ainsi responsable d’un capital – une expérience, un savoir, un talent propre – qu’il convient de maximiser en vue de lui faire produire ultérieurement des intérêts dans un univers incertain, donc risqué. En ce sens, on ne peut aujourd’hui discuter politiquement des retraites que parce que le sujet est psychologiquement mort. La conséquence fondamentale de l’écroulement de l’économie, c’est la réappropriation par les individus de leur destinée. Moi Inc. : nous sommes tous des auto-entrepreneurs en puissance. Dans l’effondrement de la macro-économie, ces micro-sociétés sont pourtant tout sauf anonymes.

Les avatars de l’égotisme

A l’ère de l’extension infinie d’Internet à l’ensemble de la vie quotidienne, le Web passe du statut de fonctionnalité technique à celui de nouveau modèle social. Le double est ainsi en passe de l’emporter sur le réel. C’est le syndrome d’Avatar à travers lequel chacun se compose une identité choisie et valorisante en fonction des situations et des modes. Peu à peu, c’est un modèle en noyau atomique qui se dévoile : une partie dure, à la fois refuge et placement de soi, et une partie poreuse ouverte aux interactions avec les autres, lieu de la construction d’appartenances à géométrie variable et atelier de réalisations variées. Dans le premier, on se protège avec le souci d’une certaine unité ; dans le second, on se découvre à travers la recherche d’une pluralité de rencontres et d’expériences (à suivre).