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31/12/2018

Le derviche et le pékin (les trois temps de la messe)

Moment fort de célébration pour les catholiques, Noël est aussi l'occasion d'un rassemblement familial plus large dans un moment un peu à part. Qu'est-ce alors que la messe pour ceux qui ne sont pas croyants ?

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Au milieu du brouhaha de la vie quotidienne, de son flux ininterrompu de sollicitations et de rumeurs, de ses agitations et de ses facilités, la messe est d'abord un temps de rupture. Est-elle pour autant comme le dit un prêtre un temps de "respiration" ? On peut discuter du terme : si par respiration on entend le pendant spirituel du besoin physiologique, cela ne concernera sans doute qu'un petit nombre de fervents élus ; si respiration s'entend au contraire au sens devenu courant de la pause (comme si les gens étouffaient), cela ferait alors de la messe une sorte de nouveau yoga du dimanche, un temps religieux en tout état de cause affaibli - ce qui est précisément le sort de nouvelles religions reléguées au statut d'hygiène de vie.

Ce premier temps est ainsi un temps de surprise et d'entrée, un saisissement des sens tout à la fois musical, visuel, olfactif, presque animal si l'on prend en compte ce troupeau rassemblé et assagi, qui rompt avec le quotidien et fait entrer dans la danse comme le début d'un tournoiement derviche. La doctrine de la messe fait de ce moment d'accueil, qui mène à la liturgie de la parole, un temps de pardon dans le sens moderne moins d'une réparation des pêchés que d'un "manquement d'amour" (l'expression est du père Rigaux). C'est peut-être le cas, c'est en tout cas un temps d'abandon, un abandon qui n'est pas une perte mais une allégresse - un soulagement ? -, comme on s'abandonne à quelque chose.

La suite se dissout dans ce que l'on appelle la liturgie de la parole. L'attention s'affaisse et l'on s'assoupit un peu dans l'assemblée comme The Young Pope prie soudainement ou comme de vieux dignitaires veillent à l'Orient. Il y a là un effet de masse et de contamination, une sorte d'abandon collectif auquel seuls résistent les plus fervents qui, à défaut de pouvoir se plaquer complètement au sol les bras en croix, prient à genoux deux heures durant : la messe leur est en réalité destinée, elle est pour eux, un peu comme ce gourou de l'entreprise qui prétendait qu'il suffisait dans une grand messe managériale d'aider juste deux ou trois individus prêts à réaliser ce qu'ils souhaitaient faire.

Enfant, j'étais fasciné aux côtés de ma grand-mère lors de la messe du samedi soir par ce mélange d'incantations et de silences ; j'en profitais pour mener un monologue intérieur étonné faute de dialogue avec le personnage principal. Le problème à ce stade, c'est de lutter contre le passage maudit de l'étonnement à l'ennui, ce pourquoi sans doute il est prévu de se lever et de se rasseoir régulièrement. Chez le derviche, c'est le mouvement qui mène à la spiritualité ; ici, c'est le contraire, on tente de réveiller les esprits par un peu d'exercice. Là-dessus, les sermons n'aident guère qui tentent une percée depuis les Evangiles jusque dans nos vies avachies.

C'est alors que le troisième temps de la liturgie eucharistique sonne comme une ultime chance de se racheter une conduite. Il se produit un peu partout dans l'assistance un ébrouement des corps ; on se croyait spectateur, on était observé - et cette prise de conscience signale un soudain regain de ferveur. Le credo marmonné fait place à un sanctus revigoré. La délivrance est proche et c'est à présent le soulagement de se libérer de la contrainte et d'avoir peut-être simultanément gagné quelque chose à l'affaire qui l'emporte. Entre Voltaire et Pascal, on loue volontiers le premier en se ralliant secrètement au second.

L'heure étrange de l'eucharistie a sonné, celle de la communion qui précède la mission. Mais ce n'est pas aller conquérir le monde que veulent les fidèles, c'est retourner tranquillement chez eux, si bien qu'il se pourrait que tout cela soit une sorte de malentendu, ou disons de malentendu assumé. Toute institution spirituelle se débat avec la contrainte et le rite : oubliés, ils tournent à la foire ; respectés, ils administrent la foi plus qu'ils ne la font vivre. Chemin faisant, au moins auront-ils un peu éloigné l'autre malédiction de la saison, celle de l'omniprésence des marchands et de l'obsession des objets.

Or, ces trois temps : le saisissement, l'ennui et le regain sont l'allégorie de la vie, et c'est en quoi il faut aller de temps en temps à la messe même si l'on ne croit pas au Père Noël.