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25/04/2011

Quitter au New York (1) Une escapade au Gattopardo

Entre les paquets et les cartons, le téléphone et la sonnette, la banque et la poste, les assauts répétés du déménageur et les explorations inlassables de la petite entre sa nanny indienne et sa nouvelle poussette rose, le mieux est encore de se mettre aux abonnés absents l'espace du déjeuner en filant au Gattopardo.

Là, en face du jardin intérieur, entre le Moma et Manolo Blacknick mais à l'écart de l'agitation de la 54ème rue et de la 6ème avenue, on s'engouffre dans un restaurant chic et discret, tout en longueur, qui mène, entre de lourdes branches de cerisiers et une armée de serveurs aussi élégants qu'affairés, vers un patio lumineux.

Si l'on veut emprunter à la culture américaine de la célébration en évitant le champagne californien, on peut ouvrir le déjeuner avec du Prosecco (Desiderio, Jeio) dans de longues flûtes évasées. De quoi accompagner décemment une caponata aux légumes de saison (elle est ici servie tiède, sans acidité ni sucré excessifs) ainsi que de petits gâteaux d'aubergine et de ricotta di buffalo dans une sauce tomate légèrement relevée.

Après avoir hésité sur la belle sole aux légumes frais et le risotto du jour (aux asperges), généralement plus crémeux aux Etats-Unis qu'ailleurs, on penche pour les orecchiette aux brocolis et aux anchois et les rigatoni épicés à l'Anduja aux onions doux et au romarin. Les orecchiette font une agréable trouvaille, bien servie par des anchoix incorporés au jus.

Sur les rigatoni, il faut suivre la recommandation du chef d'éviter le parmesan. C'est un point en apparence anodin mais qui, à la tête apeurée que fait le maître d'hôtel à l'idée que l'on puisse aller à l'encontre d'une suggestion du chef (Uito Gnazzo), permet de savourer le déjeuner tout en gardant la vie sauve.

Pourtant, passé les deux ou trois minutes nécessaires pour laisser se dissiper la chaleur fumante du plat - c'est toujours le problème avec la pasta, le timing, le moment d'équilibre entre la chaleur et les sucs - ces rigatoni-ci confinent à la révélation lorsque le ragù, ici légèrement épicé, commence à se distinguer du fond d'huile tomatée. Un bonheur, comme chez la nonna. Un verre de Siangovese "Marine", Fonte Zoppa (2007).

Una granita al caffè (il faut la prendre en Sicile alla mandorla avec une brioche au petit déjeuner, en terrasse), un' espresso (serré à souhait) et une addition (salée). Ce n'est, malgré tout, pas cher payé pour une apparition.

30/03/2011

Un comptoir peut toujours en cacher un autre (Chez Camdeborde)

Cela commence, au Comptoir du Relais, avec des menaces : un type du Michelin accueilli froidement promet de donner de ses nouvelles. Camdeborde s'en moque : le Sartre de la cochonaille a refusé jadis sa première étoile au petit livre rouge pour croître en dehors des palaces selon sa fantaisie, et notre bon plaisir. Contre la gastronomie, le fooding à la française ne saurait rêver meilleur manifeste.

Crème de marron et céleri-rave pour commencer. Joli beige orangé. Onctueux, avec un bel équilibre entre le sucré des marrons et l'amertume du céleri. La recette, nous dit-on, évolue tous les jours. Ce soir-là, elle est agrémentée de perles de tapioca avec des morceaux de foie gras. On y trouve parfois aussi du radis noir à côté de l'émincé de marron.

A suivre : un boudin blanc maison, servi avec de la fleur de sel du Béarn et du chou presque cru. Le boudin est parfaitement cuit, un chouïa rosé. Purée au jus de viande. La cuisine comme on l'aime. Côté vin au verre, préférer le bordeaux - un Cotes de Francs - au Saumur Champigny, un peu trop acide. Un baba au rhum pour finir, accompagné d'un rhum vieux agricole de 1998. Texture briochée, une pointe de fermeté en plus. C'est sérieux.

Mais, un comptoir pouvant toujours en cacher un autre, la vraie trouvaille, c'est la réinvention du hors d'oeuvre à la française à L'avant-comptoir, la porte à côté en se dirigeant vers le Carrefour de l'Odéon. Et le génie, c'est d'avoir mis en devanture quelques paninis perdus qui dissuadent opportunément le touriste de s'aventurer dans ce bistro étroit. Un peu comme si le Baron Rouge alignait une rangée de hamburgers déconfits en terrasse le dimanche midi avant l'ouverture des hostilités.

Au menu, on trouve des salaisons bien sûr, celles de Camdeborde mais aussi celles de ces compères, Eric Ospital, Pierre Matayon, Pascal Fiori ou Eric Delgado, qui font de vrais sandwiches. Mais l'on y trouve surtout une série de tapas à la française qui permettent de reconquérir à délicieuses petites bouchées le terrain perdu sur l'Italie, l'Espagne et la Grèce, voire le Japon réunis (1).

Une boîte de pâté de la Grésigne sur une baguette qu'on croirait sortie tout droit du Boulanger de Monge et une poignée de piments padron (fleur de sel de Salies-de-Bearn) fera, façon pique-nique, une excellente attaque. On peut toutefois lui préférer d'emblée la brochette de foie gras et piquillos, ou encore les croquettes de jambon Ibaïona.

Le choix entre le demi-boudin blanc ou les macarons de boudin noir est impossible : il faut goûter les deux avant de tester le sandwich au lard, le croque d'effilochée de queue de boeuf ou le saucisson chaud - on en passe et des meilleures. Les vins rouges au verre font merveille à petits prix : essayez donc le Pic Saint Loup en côteaux du Languedoc (Domaine Morties, 2008) ou même le Saint-Chinian, Les Terres Blanches (Domaine Vorie la Vitarelle, 2009). Un grand crû, on s'en doute, serait ici du plus parfait mauvais goût.

Les desserts du jour - le riz au lait au caramel ou la quenelle (la revoilà) de pommes chaudes au chocolat (ou aux marrons glacés) - sont justes, bien que superflus. Là-dessus, un expresso digne accompagne une addition modeste (de quinze à trente-cinq euros environ). Pour les amateurs de cuisine simple et inventive et, plus encore, pour les amoureux du Pays basque, c'est le Pérou, à portée de bus.

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(1) Est-ce une si bonne idée que cela d'emboîter gaiment le pas à ces pays à catastrophes ? L'Histoire le dira. Le moment venu, L'avant-comptoir fera, en tout état de cause, un abri anti-nucléaire parfait.

17/02/2011

Le Tiers-Etat ou l'Internationale ? (Bienvenue chez Allard)

On s'arrête chez Allard pour l'endroit autant que pour la cuisine. Vieille brasserie familiale presque centenaire, le restaurant qui fait l'angle entre les rues de l'Eperon et Saint-André des Arts est tout en longueur.

Il s'organise comme une sorte de labyrinthe - des illustrations d'époque rappellent qu'il y eut ici des initiés - au long duquel alternent de beaux bars en zinc, des couloirs étroits, des arrière-salles dissimulées, des recoins de toutes sortes et des places côte-à-côte entre de vieilles gravures et des miroirs décatis.

On imagine des débats subversifs et des chuchotements d'alcôve et on serait bien embêté de choisir entre une liaison illégitime et un complot révolutionnaire, mi-couleur populaire, mi-cuisine bourgeoise, qui donne à l'endroit un petit côté Tiers-Etat qui nous change du charme étrange de la segmentation.

Et puis, foin des préliminaires chichiteux : ce que la restauration contemporaine redécouvre avec le retour de la cuisine en salle, on le pratique ici depuis toujours : en entrant, on se retrouve nez-à-nez avec la cuisine entre le vestiaire et la caisse.

Bienvenue chez Allard.

Côté cuisine, sous la houlette de Didier Remay (1), on trouve des plats traditionnels de fort bonne facture. Le saucisson lyonnais, les veloutés de saison (il va tout de même falloir se calmer sur les potirons avant le retour du printemps) ou les huîtres sont suivis de la sole meunière, des cuisses de grenouille, de la poule faisane, de l'épaule d'agneau ou du rognon de veau - auquel on préfère, de loin, les ris de veau qui sont préparés ici aux morilles.

Le menu (à 34 euros) fait un bon dîner, solide sans être lourd, plaisant sans fioritures. La salade de mâche et betterave, copieusement assaisonnée mais sans gras ni sans acidité, est un délice. A suivre, un cassoulet toulousain (agneau, porc et canard) dont on se régale. RAS sur la tarte aux poires.

En fin de dîner, on passe sans transition du Tiers-Etat à l'Internationale. Entre une tribu panaméenne, une tablée chinoise et des camarades transalpins, on se remet à songer que la cuisine, plus qu'une affaire d'estomac, reste une affaire de coeur dans laquelle se mêlent le talent, l'amitié et le plaisir et dont le sens de la fraternité, dans ses meilleures réussites, n'est jamais totalement absent.

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(1) Après Madame Allard qui régnait sur les lieux dans les années cinquante, puis la restauration menée plus tard par Claude Layrac.

25/01/2011

Cuisine et dépendance (Pranzo di Ferragosto)

"J'ai joué le rôle principal, parce que durant la préparation du film, alors que j'expliquais à l'équipe qu'il fallait trouver un homme d'âge mûr plus ou moins alcoolique, ayant vécu des années avec sa mère, tous les visages se tournèrent vers moi" confesse Gianni di Gregorio, metteur en scène et premier rôle masculin de Pranzo di Ferragosto, qui précise encore en évoquant sa formation de comédien : "Chaque fois que je montais sur scène pour jouer Macbeth ou tout autre personnage tragique, je n'avais même pas le temps d'ouvrir la bouche que toute la salle hurlait de rire"...

Ce n'est pas une mauvaise introduction à l'Italie. Cela fait aussi une bonne entrée en matière pour comprendre comment un scénario improbable, refusé par la plupart des producteurs au motif qu'il n'était "pas assez commercial", finit par rencontrer un succès foudroyant et décrocha le prix du meilleur premier film à La Mostra de Venise. Pour être tout à fait complet, il faut aussi mentionner que la moyenne d'âge des actrices se situe aux alentours de 90 ans et que celles-ci, enthousiasmées de commencer, fût-ce sur le tard, une carrière d'actrice se sont évidemment empressées de donner au film une tournure culturelle personnelle. C'est-à-dire que tout cela a fini dans l'anarchie la plus complète, en conduisant di Gregorio à laisser tomber une grande partie du scénario d'origine (1).

Gianni est un célibataire d'une cinquantaine d'années qui vit seul avec sa vieille mère, dans le centre de Rome - une occupation à plein-temps qui lui laisse peu le loisir d'aller boire un verre avec son ami, "Vicking", au bar-épicerie du coin entre les courses et la cuisine. Pour faire face à des impayés qui ne cessent de s'accroître et à des co-propriétaires qui veulent l'expulser, il accepte pourtant la proposition du syndic de garder la mère de celui-ci le temps de l'Assomption qui marque, en Italie, le premier week-end prolongé des beaux jours (2). Sauf que la mère du syndic (qui fait une escapade avec sa maîtresse au lieu d'aller rejoindre sa famille) finit par débarquer avec sa soeur, une vieille tante sicilienne experte en pasta al forno. Et qu'à la suite du malaise que fait Gianni au milieu de ce gynécée infernal qui le fait tourner en bourrique, il lui faudra aussi, en échange d'une visite à l'oeil, prendre bientôt en charge la mère de son ami médecin.

La mère du syndic accapare le téléviseur de la maison, quand elle n'entre pas dans une crise d'adolescence tardive qui la conduit à fuguer dans les bars du coin. La mère du médecin entreprend de lire dans les lignes de la main de ses nouvelles amies, quand elle ne se relève la nuit pour dévorer la pâte au four au lieu des légumes vapeur que lui prescrit son fils. Quant à la mère de Gianni, elle ne peut s'empêcher de railler tout ce petit monde, au grand désespoir de son fils qui oscille, pour tenir le choc, entre abuser du vin blanc et glisser dans les camomilles un peu d'un somnifère pacificateur... Sans refuser pour autant les petits billets que les unes et les autres savent lui glisser à point nommé pour acheter sa bienveillance, et faire les courses.

Tous les ingrédients sont ainsi réunis entre la cuisine, les chambres et la salle à manger, pour une comédie de moeurs légère et rafraîchissante, pleine de détails savoureux : la tête accommodante de Gianni, les sarcasmes de la tante sicilienne, les bouffées de chaleur de la mère du syndic, la discussion entre piliers de bar... Je le savais depuis qu'enfant, j'essayais d'échapper aux poursuites de la nonna, ou bien que je tentais de comprendre la technique de préparation des lasagnes de la zia Clara (qui nécessitait que l'on dressât une sorte de périmètre de sécurité autour d'elle), mais je m'en rends mieux compte aujourd'hui en donnant tous les soirs une leçon d'italien à ma fille : ce qui vient d'abord avec cette langue, c'est la culture. 

Et le sujet de la culture italienne, c'est l'amour.

Or, au milieu des torrents de paroles inextricables qui, dans cette culture, se déversent sur l'existence en un flot incessant dans lequel la profession de foi se mêle à l'interpellation d'autrui, les gestes disent bien plus que les mots. Ce qui fait que Chiara, qui a déjà vu la mer à Bordighera mais qui ne sait toujours pas dire un seul mot d'italien, a déjà non seulement un sens aigu du cri (comme de la sociabilité d'ailleurs), mais aussi une pratique très honorable de ce geste emblématique qui consiste à former un cône avec ses doigts et à les agiter ainsi frénétiquement de haut en bas à hauteur du plexus pour souligner l'importance de ce que l'on dit.

Et qui s'applique à peu près à tout dans la mesure où le vrai sujet de la conversation, en Italie, c'est toujours moins le sujet de la conversation que la relation elle-même. Les thérapeutes familiaux diraient la même chose, mais les thérapeutes familiaux nous ennuient autant que cette comédie nous réjouit. Ce serait, en somme, comme un Agatha Christie à l'italienne : un drame, ou disons plutôt une tragi-comédie, sans les morts. C'est en tout cas un joli pied-de-nez transalpin au débat contemporain sur la dépendance, dont la recette serait ici moins financière qu'affective.

 

PS : La vie ménage d'amusantes surprises. Extrait de la leçon d'italien n°14, "Una ricetta di cucina", tirée de "15 minutes d'italien par jour pour apprendre et réviser" vue deux semaines plus tard avec ma fille : - "... Allora buona sera con Eliana. E dopo cosa volete fare ? - Dopo andiamo al cinema a vedere "Il Pranzo di Ferragosto". - Allora buona serata ! - Buona serata !" (le texte ajoute "Geraldina" après "buona serata" mais il me semble que l'effet Geraldina casse un peu l'effet poétique de la coïncidence).

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(1) Gianni di Gregorio avait auparavant collaboré avec le seul producteur qui ait accepté de le suivre sur ce projet, Matteo Garrone, sur le tournage de Gomorra.

(2) Rome se voit alors désertée de ses habitants qui se rendent en masse à la mer. C'était pareil dans ma famille, plus à Pise qu'à Milan : l'été, c'était la grande migration al mare pour fuir la chaleur écrasante de l'été dans les villes.

20/01/2011

Pourvu que ça tienne (Chez Marcel)

Il y a des jours comme ça où l'on croit repasser chez Fernand et où l'on revient chez Marcel. En face du Six Saint-Germain (1), rue Stanislas, c'est donc Chez Marcel qu'il faut revenir pour changer de la Rotonde, et sans confondre avec Fernand (2). De toutes façons, on atterrit en réalité chez Jean-Bernard, qui a repris l'adresse il y a une trentaine d'années, l'affaire bien en mains et son épouse sur le dos.

C'est une vraie cantine de quartier avec un zinc usé et une déco de grenier entassé. Ici, on ne rigole pas avec l'oeuf mayo (tomates et salade), si l'on n'opte pas pour les poireaux vinaigrette (succulents), le saucisson chaud aux pommes tièdes ou les filets de hareng. Pas d'erreur, on est bien en territoire lyonnais.

Les plats réservent un choix embarrassant entre la sole, le carré d'agneau, le coq au vin ou la raie au roquefort. Le choix est pourtant simple : entre les quenelles de brochet sauce Nantua ou les quenelles de brochet sauce Nantua, on prendra les quenelles de brochet sauce Nantua. Un choix délicat qui, entre les quenelles de glace à la vanille et autres quenelles de crème au gingembre, a le mérite de remettre les idées en place.

De coup, le patron, farceur, propose ce jour-là ses quenelles de brochet... au homard. Le truc, c'est que, comme les Siciliens avec le poisson, il faut se concentrer sur la quenelle plus que sur la sauce. Texture parfaite (un des rares plats qui n'est pas fait maison, elles viennent de chez Giraudet). La sauce cela dit - une bisque d'écrevisses légèrement relevée au poivre - accommode admirablement les pommes vapeur. Là-dessus, un verre de Beaujolais blanc (Xavier Bénier, viticulteur à Saint-Julien) aussi agréable que le Beaujolais rouge est, par principe, indigeste.

Au café, Marie (qu'on aurait bien pourtant appelé Germaine), une retraitée du quartier de 81 ans qui passe par ici deux ou trois par an lorsqu'elle a "envie de faire un bon déjeuner" me confie que les patrons ont pris "un coup de vieux", m'explique que "le foie de veau, ça n'a rien à voir avec le foie de génisse". Et conclut d'un "pourvu que ça tienne" délicieusement inquiet.

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(1) Au passage, un hôtel élégant et douillet à la situation quasi parfaite, à recommander malgré ses prix relativement élevés.

(2) Les deux se situent à deux pas du carrefour Raspail-Montparnasse mais, de mémoire, Fernand est une brasserie frenchy qui, sans être infréquentable, ne joue pas dans la même cuisine.