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10/03/2019

Delacroix, le combat et la paix

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C'est comme dans une enquête policière ou bien dans une relation incertaine : on sent que quelque chose cloche mais on ne sait pas très bien dire quoi au premier abord. C'est là, sous vos yeux, mais c'est confus. Il y faut un effort, de l'attention, du mouvement - une sorte d'enquête. Du coup, entre une discussion avec l'un et des digressions avec d'autres, on avance, on revient sur ses pas, on change d'itinéraire, on scrute, on ralentit, puis on accélère au contraire en laissant défiler ses pensées. Il faut marcher dans les musées d'un pas alerte comme font les enfants qui s'égaient avant de s'arrêter tout net sur la toile qui leur paraîtra soudain magique. Ne pas se laisser prendre en tout cas dans le laborieux défilé des visiteurs dont on se demande parfois ce qu'ils regardent au juste ou s'ils voient même quelque chose - et quoique me dérobant à la foule, je ne fais guère exception à la règle. C'est "qu'on y voit rien" comme dirait Arasse ou alors c'est peut-être soi que l'on cherche.

Ce qui frappe tout d'abord chez Delacroix, c'est ce mouvement permanent qui s'empare de l'espace, l'enroule et le tire à lui en même temps. Cela crée une tension, une torsion constante dans les scènes de violence bien sûr comme dans le Combat du Giaour et du Pacha ou La mort de Sardanapale (qui a dû terroriser des générations d'adolescents dont ce fut peut-être la première représentation de l'Orient : on devrait faire plus attention aux illustrations des manuels d'histoire). Même morts, les hommes et les bêtes sont encore pris dans ce tourbillon, ils ne reposent pas, ils continuent de souffrir comme dans Le soir d'une bataille. Et cet Officier turc tué dans les montagnes (dit aussi La mort d'Hassan) au lieu de gésir en paix est encore tout tordu, presque désarticulé. Il n'y a guère que La liberté guidant le peuple, tableau français par excellence, qui parvient dans ce registre à sublimer la violence. Mais la toile il est vrai s'efface ici devant le drapeau et la représentation désigne plus qu'elle-même, une sorte d'archéologie des passions françaises (en somme, ce tableau, on ne le voit plus).

A d'autres moments, le mouvement se suspend, mais ce n'est qu'un arrêt ou bien un décalage. Il y a des scènes royales comme celle représentant Charles VI et Odette de Champdivers : elles sont un peu empesées. Il y a des portraits : ils sont souvent noirs ou triviaux comme le Modèle au turban ou la série des Aspasies, parfois burlesques aussi comme dans le Portrait du comte Palatiano en costume souliote. Quelques scènes de paix, mais qui sont issues des guerres et qui montrent des morts. Il y a des animaux : des chevaux, des lions, des tigres, à l'écart des batailles, présents pour eux-mêmes ? Ils s'apprêtent à bondir ou alors s'entretuent.

Tout est rage et mouvement dans ce défilé ou tout est insignifiant. Même les fêtes tournent au drame comme dans L'assassinant du Duc de liège, et même les endormis paraissent crevés comme dans Le corps de garde à Meknès. Si bien qu'emporté sans fin par cette tyrannie des combats le mouvement finit lui-même, en se substituant aux lignes, par effacer les formes et résorber le vivant comme dans la Chasse aux lions. Parfois encore, la sensualité réelle qui irrigue l'ensemble jusque dans les massacres (c'est en quoi aussi Sardanapale était troublant) perce davantage sans parvenir à se poser, mieux sans doute il est vrai dans la Femme nue au perroquet que dans les Femmes d'Alger dans un appartement où tout s'alourdit. Tout cela pourrait être racheté ; mais la série des Christs est plus tourmentée encore jusqu'à l'apothéose de la Pietà.

Et puis soudain, il y a ce miracle. On sort enfin du fracas des batailles et tout trouve une place apaisée dans La mer à Dieppe malgré les nuages, en vertu de l'effet de miroir dans lequel le ciel s'unit à la mer. Surtout, un peu plus loin, il y a la beauté saisissante de la Jeune orpheline au cimetière dont le regard en nous fuyant nous entraîne - sans doute l'un des plus sublimes portraits féminins de la peinture. Ainsi, on ne trouve pas à proprement parler chez Delacroix d'opposition entre le combat et la paix ; la paix elle-même ne semble exister que sous la menace, comme une tentative ponctuelle et incertaine de mise à l'écart de la violence ou pire, comme son intériorisation.

Au milieu des batailles, ce serait un peu de paix de gagné comme en une quête impossible seulement éclairée d'illuminations furtives. "Pour un pareil homme, disait Baudelaire dans "Salon de 1846", les luttes les plus intéressantes sont celles qu'il a à soutenir contre lui-même ; les horizons n'ont pas besoin d'être grands pour que les batailles soient importantes ; les révolutions et les événements les plus curieux se passent sous le ciel du crâne, dans le laboratoire étroit et mystérieux du cerveau".

 

Note : En marge de l'exposition principale au Louvre, le plus intéressant d'un point de vue à la fois créatif et intimiste lorsqu'on prend la peine de s'écarter des grands gestes réside peut-être dans les carnets de voyage de petit format à la couverture rigide qui font alterner les croquis et les textes, ici à Tanger, là à Meknès, ailleurs en Angleterre même. C'est un condensé de création nerveux et réjouissant, qui figure peut-être l'allégorie de ce que devrait être une vie souveraine embrassant ses passions au gré des voyages et des inspirations.

31/12/2018

Le derviche et le pékin (les trois temps de la messe)

Moment fort de célébration pour les catholiques, Noël est aussi l'occasion d'un rassemblement familial plus large dans un moment un peu à part. Qu'est-ce alors que la messe pour ceux qui ne sont pas croyants ?

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Au milieu du brouhaha de la vie quotidienne, de son flux ininterrompu de sollicitations et de rumeurs, de ses agitations et de ses facilités, la messe est d'abord un temps de rupture. Est-elle pour autant comme le dit un prêtre un temps de "respiration" ? On peut discuter du terme : si par respiration on entend le pendant spirituel du besoin physiologique, cela ne concernera sans doute qu'un petit nombre de fervents élus ; si respiration s'entend au contraire au sens devenu courant de la pause (comme si les gens étouffaient), cela ferait alors de la messe une sorte de nouveau yoga du dimanche, un temps religieux en tout état de cause affaibli - ce qui est précisément le sort de nouvelles religions reléguées au statut d'hygiène de vie.

Ce premier temps est ainsi un temps de surprise et d'entrée, un saisissement des sens tout à la fois musical, visuel, olfactif, presque animal si l'on prend en compte ce troupeau rassemblé et assagi, qui rompt avec le quotidien et fait entrer dans la danse comme le début d'un tournoiement derviche. La doctrine de la messe fait de ce moment d'accueil, qui mène à la liturgie de la parole, un temps de pardon dans le sens moderne moins d'une réparation des pêchés que d'un "manquement d'amour" (l'expression est du père Rigaux). C'est peut-être le cas, c'est en tout cas un temps d'abandon, un abandon qui n'est pas une perte mais une allégresse - un soulagement ? -, comme on s'abandonne à quelque chose.

La suite se dissout dans ce que l'on appelle la liturgie de la parole. L'attention s'affaisse et l'on s'assoupit un peu dans l'assemblée comme The Young Pope prie soudainement ou comme de vieux dignitaires veillent à l'Orient. Il y a là un effet de masse et de contamination, une sorte d'abandon collectif auquel seuls résistent les plus fervents qui, à défaut de pouvoir se plaquer complètement au sol les bras en croix, prient à genoux deux heures durant : la messe leur est en réalité destinée, elle est pour eux, un peu comme ce gourou de l'entreprise qui prétendait qu'il suffisait dans une grand messe managériale d'aider juste deux ou trois individus prêts à réaliser ce qu'ils souhaitaient faire.

Enfant, j'étais fasciné aux côtés de ma grand-mère lors de la messe du samedi soir par ce mélange d'incantations et de silences ; j'en profitais pour mener un monologue intérieur étonné faute de dialogue avec le personnage principal. Le problème à ce stade, c'est de lutter contre le passage maudit de l'étonnement à l'ennui, ce pourquoi sans doute il est prévu de se lever et de se rasseoir régulièrement. Chez le derviche, c'est le mouvement qui mène à la spiritualité ; ici, c'est le contraire, on tente de réveiller les esprits par un peu d'exercice. Là-dessus, les sermons n'aident guère qui tentent une percée depuis les Evangiles jusque dans nos vies avachies.

C'est alors que le troisième temps de la liturgie eucharistique sonne comme une ultime chance de se racheter une conduite. Il se produit un peu partout dans l'assistance un ébrouement des corps ; on se croyait spectateur, on était observé - et cette prise de conscience signale un soudain regain de ferveur. Le credo marmonné fait place à un sanctus revigoré. La délivrance est proche et c'est à présent le soulagement de se libérer de la contrainte et d'avoir peut-être simultanément gagné quelque chose à l'affaire qui l'emporte. Entre Voltaire et Pascal, on loue volontiers le premier en se ralliant secrètement au second.

L'heure étrange de l'eucharistie a sonné, celle de la communion qui précède la mission. Mais ce n'est pas aller conquérir le monde que veulent les fidèles, c'est retourner tranquillement chez eux, si bien qu'il se pourrait que tout cela soit une sorte de malentendu, ou disons de malentendu assumé. Toute institution spirituelle se débat avec la contrainte et le rite : oubliés, ils tournent à la foire ; respectés, ils administrent la foi plus qu'ils ne la font vivre. Chemin faisant, au moins auront-ils un peu éloigné l'autre malédiction de la saison, celle de l'omniprésence des marchands et de l'obsession des objets.

Or, ces trois temps : le saisissement, l'ennui et le regain sont l'allégorie de la vie, et c'est en quoi il faut aller de temps en temps à la messe même si l'on ne croit pas au Père Noël.

25/11/2017

Vadim et le coiffeur kurde (Sartre à Tokyo)

sartre,racisme,kurdes,marseille,gide,leirisJe me souviens de ce petit livre vert peu connu que je lus comme l'essentiel de son oeuvre pour un exposé universitaire sur Les mots autour de la question de l'autobiographie qui intégrait aussi Gide et Leiris : dans une série de conférences données à Tokyo dans les années 60 et publiées en 1972 sous le titre Plaidoyer pour les intellectuels, Sartre avance l'idée que nous sommes tous instinctivement racistes et qu'il faut donc faire un travail sur soi pour lutter contre ce sentiment spontané. Il y a deux façons de prendre cette hypothèse philosophique : 1°) mal ; 2°) en entrant chez un coiffeur kurde sur un coup de tête à l'occasion d'un passage à Marseille dans le quartier Thiers, entre Saint-Charles, Noailles et Belsunce - un quartier que fréquentent peu habituellement les Européens, à l'exception notable du cours Julien un peu plus haut.

J'entre donc chez ce coiffeur avec mon petit garçon. On s'y installe en attendant notre tour, ici, il n'y a pas de rendez-vous. Les deux coiffeurs parlent peu et mal français et les habitués qui tentent de traduire ne font guère mieux. Qu'importe le coiffeur pourvu qu'on ait la coupe. Très vite, je sens cependant une réticence chez mon fils (qui avait spontanément beaucoup mieux pris l'escapade chez un vieux coiffeur de Ravenne cet été, l'italien était déjà une musique). Je crois que c'est un peu dû à l'environnement - la pièce est assez pauvrement décorée, presque froide - mais surtout à la langue qui nous paraît étrangère.

Après une assez longue attente vient notre tour, je passe le premier pour montrer la voie. Le coiffeur secoue la blouse, me la fait passer, m'installe sur le fauteuil, essaie vaguement de comprendre ce que je lui explique, me sourit et se met aussi sec à l'ouvrage (je ne fais pas non plus partie des configurations capillaires les plus difficiles). La suite montre une dextérité remarquable, le ciseau cliquette en tous sens sans interruption avec une concentration qui semble extrême sur chaque cheveu, puis sur chaque poil quand vient le moment 1°) de faire brûler les poils surnuméraires à l'aide d'un coton imbibé d'alcool fixé sur l'extrémité d'un ciseau... 2°) de me plonger pour finir la tête dans le lavabo en face du fauteuil pour me laver entièrement la tête, visage inclus, à grand renfort d'eau et de savon. A peine le temps d'échapper à la noyade que je suis emballé dans une serviette et pris dans un mouvement frénétique de séchage.

Heureusement, le coiffeur a eu la présence d'esprit de mettre Gulli pendant cette phase de combat sur le front kurde si bien que c'est littéralement hypnotisé par Oggy et les cafards que mon fils va s'installer à son tour sur le fauteuil sans la moindre compassion pour ce que vient de subir son père ; il en ressortira avec une coupe courte  (qu'il faudra assumer au retour à la maison) qui lui va bien sans avoir réalisé ce qui lui arrivait, je crois aussi qu'à côté de l'attraction toujours puissante des images, il s'est familiarisé très vite avec ce nouvel environnement. Quant à moi, je sors en réalité ravi de cette séance bien plus riche d'attentions que je ne l'ai laissé entendre. Je suis aussi frappé par le sentiment d'amitié bienveillante qui se dégage avec force et naturel des relations entre ces hommes, très éloigné des clichés - je repense à ce propos d'un camarade de retour d'Iran il y a quelques années selon lequel la société iranienne, toute de libertés et de tolérance, est à mille lieux des caricatures qu'en font les médias à longueur de temps. Qu'importe que nous le sachions ou que nous le devinions, cela finit par prendre le dessus comme toute foule un peu échauffée finit par écrabouiller assez rapidement tout fantasme d'intelligence collective.

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Et voici que nous nous prenons à avoir peur alors que nous devrions avec sérénité aller au contact. Voyez encore le témoignage des habitants de ces villages éloignés qui ont accueilli chez nous des migrants quand tant d'autres brillaient par leur lâcheté - ah, quelle leçon allemande nous avons reçue tout de même ! il faut le redire à un moment où toute notre littérature officielle n'en finit plus de s'époumoner contre le IIIe Reich -, autant de récits de contacts qui se sont révélés autant d'histoires de rencontres. Faites donc l'expérience de demander votre chemin à des inconnus dans ces quartiers (quelle audace, bravo) ; la réalité est que Marseille n'est pas seulement la capitale de la culture, elle est aussi celle de la gentillesse, d'une forme d'humanisme aussi cosmopolite que tranquille.

J'eus le même genre de révélation en Sicile, à Catania, il y a une vingtaine d'années (les sicaires étaient des esthètes) et à Chicago encore au temps d'Obama (les communautés coexistaient paisiblement) comme une sorte d'évidence. Et il me semble que l'on peut dire cela sans naïveté sur la violence ou les trafics - ici et ailleurs -, comme pour remettre à l'heure les pendules de la vie quotidienne des gens.

14/11/2016

Métro, boulot, socio (l'humanité à la rame)

Nous sommes dans les transports en commun plus souvent traversés que transportés. Nous y voyageons avec nos préoccupations du jour, emportés entre nos souvenirs et nos projets. Voyez les visages : plus qu'ailleurs, nous y sommes ailleurs. Ainsi, dans chaque rame, une humanité est présente dans son incroyable diversité sans être présente à elle-même. Si être humain n'est pas seulement l'être avec ses proches mais aussi avec les inconnus que l'on croise, bref, si nous sommes des frères non pas à la manière convenue de l'entre-soi des loges et des églises mais dans la simplicité et l'étrangeté radicales de cette réalité, alors il faut, au moins de temps en temps, y regarder de plus près. Comme entre George V et Louvre-Rivoli, une veille de jour férié, entre deux rendez-vous. 

Un vieux mendiant, barbe blanche, dos voûté, remonte la rame. Pas d'appel à la générosité des voyageurs. Juste une démarche lente, mal assurée, vulnérable qui, au lieu de solliciter les uns et les autres, tente de filer aussi droit devant que possible, une canne dans une main, un pot dans l'autre, comme si chaque remontée était une performance en soi, jamais gagnée d'avance. Aucun des bobos présents ne le regarde, et ne lui donne quelque chose encore moins. Au centre du wagon, debout, une mamy d'apparence très classique, presque réac, le repère de loin remonter l'allée. Elle semble s'inquiéter de sa démarche mal assurée. Au moment où il passe près d'elle, elle lui glisse un peu d'argent. C'est la seule de la rame à faire ce geste. Du point de vue du mendiant, il ne faut pas davantage de bobos humanistes, il faut plus de mamies réacs.

La mamy sort, entre un vieux couple. On n'identifie pas très bien leur origine. Est-ce le vêtement (casual et chaud), la posture ? On devine un écart - l'Allemagne peut-être, ou la Norvège ? Ou alors des gens des marges : Nord, Alsace, Jura ? Bretagne ? (il a un côté marin) Peu importe en fait car ce qui frappe ici, c'est leur proximité. Ils se parlent doucement. C'est surtout elle qui parle. Elle est plus âgée mais vive. Elle est de dos ; lui, de côté, l'écoute avec attention et malice, il glisse un mot ici ou là de temps à autre mais ce n'est pas essentiel. Il a auprès d'elle une étonnante présence, tranquillement protectrice, une présence bienveillante et dense. Ils ont réussi leur couple.

En face d'eux, un babby sitter accompagne un enfant. Les trajets d'enfants dans le métro s'effectuent le plus souvent sous le signe de la contrainte et de la fatigue. Les mères sont préoccupées, chargées, irritables (même sans enfants, deux femmes face à face sombrent tout à l'heure à côté de moi, épuisées). Là, ils échangent avec fluidité. Le trajet n'est pas une corvée. C'est une pause, une respiration, une occasion d'échange et de jeu. On le voit aussi avec les jeunes filles au pair : une éducation sous-traitée se met ainsi progressivement en place. Elle ne soulage pas seulement les parents des contraintes ordinaires, elle introduit à côté d'eux un adulte de référence, mi-famille, mi-ami, qui les aide à grandir dans un espace original entre la liberté et le cadre en une sorte de contrat triangulaire dans lequel chacun trouve son compte, c'est-à-dire un intérêt à la fois propre et partagé, un espace qui à sa manière fait société.

De part et d'autre, deux jeunes femmes isolées. L'une d'allure plutôt classique paraît presque morne. L'autre a un look plus tranché. Elle est toute en noir, ce qui fait ressortir sa pâleur, avec de larges trous à son jean, une veste en longs poils synthétiques, des piercings au visage. Elle a de la tenue et une certaine beauté. S'agit-il d'une inquiétude professionnelle ? D'une tristesse amoureuse ? D'un sentiment de mélancolie ? Toutes deux, chacune dans son genre, non seulement paraissent ailleurs, mais elles ont aussi l'air perdues.

C'est comme si, pris dans une sorte d'étau fait de l'enchantement des uns et de la tranquillité des autres, entre les enfants et les vieux qui ont chacun trouvé leur place, les jeunes gens avaient perdu la leur. Combien de temps une société peut-elle tenir en écrasant sa jeunesse ?

22/05/2016

L'oiseau de Minerve et le lapin Duracell (la promesse de l'aube)

Observez un jeune enfant, en fin de matinée ou d'après-midi, au moment où se termine son cycle d'éveil (1). Soit il est avec d'autres enfants et il se produit alors un effet d'oubli, une sorte de dilution de sa fatigue tandis qu'il est absorbé dans la sociabilité des jeux ; c'est alors comme si l'enfant puisait dans ses réserves d'énergie pour finir par s'écrouler de lui-même, un peu plus tard, comme une petite masse qui se serait à la fois étirée et densifiée. Soit l'enfant est davantage livré à lui-même et voyez alors comme il tente, par une ultime débauche d'énergie, de lutter contre le sommeil qui vient. Deux options, en somme, en forme de fable enfantine : le gros mollusque ou le lapin Duracell.

Pourquoi la perspective du sommeil est-elle si accablante pour les enfants ? L'angoisse de l'abandon sans doute, à quoi s'ajoute la perte de contrôle et la crainte de l'inconnu - bref, la peur des monstres. Enfant, j'utilisais tous les stratagèmes possibles pour retarder ce moment mais je ne le redoutais pas, ou alors c'était avec les frissons des histoires fantastiques que l'on s'invente car le  coucher m'apparaissait au contraire comme un moment unique de détente et de créativité. "La chouette de Minerve, dit Hegel, ne prend son envol qu'à la tombée de la nuit" : en ce sens qui n'est pas d'exécution mais d'invention, l'avenir appartient non à ceux qui se lèvent tôt mais à ceux qui se couchent tard. C'est pourquoi je fais aujourd'hui de ces moments avec mes enfants un temps privilégié de tendresse et de bien-être, mais aussi de créativité, de fantaisie, dans lesquels les histoires ont la part belle.

Or, autant ce cap est souvent difficile à passer, autant les instants qui suivent sont marqués d'une profonde sérénité. L'enfant prend la pose qui lui est familière (à la maison : les jambes repliées vers le haut pour l'une, les bras joints de côté pour l'autre), sa respiration se cale doucement, ses traits se détendent, ses membres s'animent encore de soubresauts nerveux, ses paupières ne cillent plus... Il devient alors évident que, loin d'accabler, le sommeil libère. Pour l'enfant, ce ne sont pas tant les monstres de la nuit qu'il faut affronter que les démons de la journée - ce mélange d'expériences, de frustrations, de découvertes et d'interrogations qu'il lui faut assimiler à sa manière, en une sorte de syncrétisme idiosyncratique dont le sommeil serait le creuset.

Si la courbe d'apprentissage de l'adulte est à la fois moins profonde et moins large - tandis que l'enfant fait son apprentissage, l'adulte ne fait pour l'essentiel que gérer son stress -, l'expérience du sommeil de l'enfant lui enseigne une chose fondamentale, qui va au-delà des développement habituels sur l'importance du repos ou la qualité de la literie : l'action ne peut pas tout et son travers, l'agitation permanente qui caractérise les sociétés occidentales, le peut encore moins qui épuise beaucoup plus qu'elle ne comble. Ce que nous dit le sommeil de l'enfant, c'est que le repos (ou le recul, qui en est sa forme consciente) produit un effet moins réparateur que créateur. Ambition paradoxale, puisque si elle vise à faire quelque chose du sommeil qui ne veut pourtant rien d'autre que lui-même, c'est pour mieux en retrouver, sans l'effort, sa vertu démiurgique.

 

(1) La notion d'éveil désigne certes en général une phase d'apprentissage plus longue que l'échelle de la journée. Voyez pourtant le regard enchanté et les intarissables babillements d'un bébé au petit matin, et cela devrait suffire à faire du réveil un éveil à part entière entre l'héritage de la veille et la promesse de l'aube.