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25/11/2017

Vadim et le coiffeur kurde (Sartre à Tokyo)

sartre,racisme,kurdes,marseille,gide,leirisJe me souviens de ce petit livre vert peu connu que je lus comme l'essentiel de son oeuvre pour un exposé universitaire sur Les mots autour de la question de l'autobiographie qui intégrait aussi Gide et Leiris : dans une série de conférences données à Tokyo dans les années 60 et publiées en 1972 sous le titre Plaidoyer pour les intellectuels, Sartre avance l'idée que nous sommes tous instinctivement racistes et qu'il faut donc faire un travail sur soi pour lutter contre ce sentiment spontané. Il y a deux façons de prendre cette hypothèse philosophique : 1°) mal ; 2°) en entrant chez un coiffeur kurde sur un coup de tête à l'occasion d'un passage à Marseille dans le quartier Thiers, entre Saint-Charles, Noailles et Belsunce - un quartier que fréquentent peu habituellement les Européens, à l'exception notable du cours Julien un peu plus haut.

J'entre donc chez ce coiffeur avec mon petit garçon. On s'y installe en attendant notre tour, ici, il n'y a pas de rendez-vous. Les deux coiffeurs parlent peu et mal français et les habitués qui tentent de traduire ne font guère mieux. Qu'importe le coiffeur pourvu qu'on ait la coupe. Très vite, je sens cependant une réticence chez mon fils (qui avait spontanément beaucoup mieux pris l'escapade chez un vieux coiffeur de Ravenne cet été, l'italien était déjà une musique). Je crois que c'est un peu dû à l'environnement - la pièce est assez pauvrement décorée, presque froide - mais surtout à la langue qui nous paraît étrangère.

Après une assez longue attente vient notre tour, je passe le premier pour montrer la voie. Le coiffeur secoue la blouse, me la fait passer, m'installe sur le fauteuil, essaie vaguement de comprendre ce que je lui explique, me sourit et se met aussi sec à l'ouvrage (je ne fais pas non plus partie des configurations capillaires les plus difficiles). La suite montre une dextérité remarquable, le ciseau cliquette en tous sens sans interruption avec une concentration qui semble extrême sur chaque cheveu, puis sur chaque poil quand vient le moment 1°) de faire brûler les poils surnuméraires à l'aide d'un coton imbibé d'alcool fixé sur l'extrémité d'un ciseau... 2°) de me plonger pour finir la tête dans le lavabo en face du fauteuil pour me laver entièrement la tête, visage inclus, à grand renfort d'eau et de savon. A peine le temps d'échapper à la noyade que je suis emballé dans une serviette et pris dans un mouvement frénétique de séchage.

Heureusement, le coiffeur a eu la présence d'esprit de mettre Gulli pendant cette phase de combat sur le front kurde si bien que c'est littéralement hypnotisé par Oggy et les cafards que mon fils va s'installer à son tour sur le fauteuil sans la moindre compassion pour ce que vient de subir son père ; il en ressortira avec une coupe courte  (qu'il faudra assumer au retour à la maison) qui lui va bien sans avoir réalisé ce qui lui arrivait, je crois aussi qu'à côté de l'attraction toujours puissante des images, il s'est familiarisé très vite avec ce nouvel environnement. Quant à moi, je sors en réalité ravi de cette séance bien plus riche d'attentions que je ne l'ai laissé entendre. Je suis aussi frappé par le sentiment d'amitié bienveillante qui se dégage avec force et naturel des relations entre ces hommes, très éloigné des clichés - je repense à ce propos d'un camarade de retour d'Iran il y a quelques années selon lequel la société iranienne, toute de libertés et de tolérance, est à mille lieux des caricatures qu'en font les médias à longueur de temps. Qu'importe que nous le sachions ou que nous le devinions, cela finit par prendre le dessus comme toute foule un peu échauffée finit par écrabouiller assez rapidement tout fantasme d'intelligence collective.

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Et voici que nous nous prenons à avoir peur alors que nous devrions avec sérénité aller au contact. Voyez encore le témoignage des habitants de ces villages éloignés qui ont accueilli chez nous des migrants quand tant d'autres brillaient par leur lâcheté - ah, quelle leçon allemande nous avons reçue tout de même ! il faut le redire à un moment où toute notre littérature officielle n'en finit plus de s'époumoner contre le IIIe Reich -, autant de récits de contacts qui se sont révélés autant d'histoires de rencontres. Faites donc l'expérience de demander votre chemin à des inconnus dans ces quartiers (quelle audace, bravo) ; la réalité est que Marseille n'est pas seulement la capitale de la culture, elle est aussi celle de la gentillesse, d'une forme d'humanisme aussi cosmopolite que tranquille.

J'eus le même genre de révélation en Sicile, à Catania, il y a une vingtaine d'années (les sicaires étaient des esthètes) et à Chicago encore au temps d'Obama (les communautés coexistaient paisiblement) comme une sorte d'évidence. Et il me semble que l'on peut dire cela sans naïveté sur la violence ou les trafics - ici et ailleurs -, comme pour remettre à l'heure les pendules de la vie quotidienne des gens.

11/02/2013

(5) Un singulier pluriel (sur l'élégance)

Lorsqu'elle était bébé, je prenais un malin plaisir à remonter le pantalon de pyjama de ma fille le plus haut possible pour lui donner un air de vieux monsieur mal attifé... Comme elle montrait déjà une certaine grâce, cela ne pouvait guère lui nuire. Et puis, le temps des apparences viendrait bien assez tôt. Cette facétie, qui me faisait pleurer de rire, suscitait en retour sa perplexité : elle ne comprenait pas l'origine de cette hilarité lorsqu'après quelques pas dans cet accoutrement, elle se retournait pour m'observer. Le manège fut pourtant rapidement repéré et ç'en fut bientôt fini de ce petit jeu. Il faudrait trouver autre chose.

Il me semble, cela étant dit, que ma fille a le don de rendre la moindre tenue élégante : une robe de princesse avec des bottines (et un ballon de football américain), un pyjama et un chapeau d'aviateur, un cardigan et un jean, un ciré rose avec des bottes rouges, une jupe sage et un tee-shirt chicagoan... C'est un don qu'elle tient de sa mère, qui agit moins en la matière comme spécialiste de style que comme femme libre - et c'est, pour tout dire, ce qui me plaît dans cette élégance-là. 

Descartes chez les cowboys

Rien de plus étranger en effet à l'élégance que le code - qui serait moins un système, pour reprendre l'expression de Barthes, qu'une systématique de la mode, dont l'objet serait davantage le statut que la liberté. Les matières, les couleurs, les formes : tout cela compte, bien sûr, et au-delà de la mode, dans l'agencement des intérieurs ou la genèse des émotions artistiques (le grain des livres, leur allure digitale même, le matériau d'une sculpture ou bien encore la texture d'un tableau ne comptent pas pour rien dans le plaisir que nous prenons à les découvrir). Mais, comme le dernier morceau de puzzle valide le plan général, c'est la capacité à trouver son style propre qui fait l'harmonie de l'ensemble. Il en va ainsi des tenues harmonieuses comme des bons champagnes : l'art de l'assemblage ne fait rien sans la qualité de l'inspiration.

L'élégance a ainsi à voir avec la mode comme avec l'esthétique sous l'angle de la liberté - et du creuset, à l'oeuvre dans toute éducation, de la formation du goût. La seule approche qui me semble valoir, en cette matière comme en d'autres, est une approche plurielle : c'est en effet la capacité à s'orienter dans le pluriel qui fonde la singularité. En quoi l'enseignement de la philosophie comme méthode d'orientation et de décryptage est essentiel à à peu près tout. En matière de mode, elle fait aussi la supériorité de la française sur l'américaine : quand ils croient recruter des designers françaises, les Américains achètent en réalité un peu de l'épaisseur culturelle qui leur manque et qui fait ce que l'on appelle communément l'inspiration. C'est, en somme, Descartes chez les cowboys.

L'élégance marque aussi une frontière entre soi et les autres, à charge pour chacun de la rendre plus ou moins poreuse. Certains styles incluent, d'autres excluent. Un vêtement n'est pas seulement une parure ou un élément d'identité : il dessine aussi une zone de contact. A la fluidité des styles correspond ainsi une certaine fluidité des rapports humains et c'est en quoi l'élégance prend, par extension, une dimension morale au sens premier de la régulation des moeurs.

Sentiers coutumiers

La liberté d'interprétation l'emporte à mon sens, ici encore, sur le code. Rien de plus idiot et de moins engageant pour tout dire qu'une politesse surfaite qui oublierait que la politesse est d'abord une attention à l'autre. Agir avec élégance, c'est préserver tout à la fois l'autre et soi-même dans des situations délicates, défendre jusque dans l'adversité une certaine conception des rapports sociaux. C'est faire en sorte que la dignité de l'autre ou la sienne propre selon les cas soit sauve. C'est gagner, en somme, sans triompher, ou bien perdre avec noblesse. Voyez le duo Gabart / Le Cléac'h depuis leur retour des antipodes. Il y a entre ces deux-là quelque chose d'assumé, de clair et, finalement, de très sain en ce que la relation qui s'est forgée entre eux rend simultanément possible une amitié qui semble sincère et une rivalité assumée sans fards. Rien de plus difficile.

Je ne crois guère à cet égard à la modestie, ou plutôt, je la crois assez rare (je n'ai, pour ma part, rencontré qu'une personne dont la modestie, sincère, était à la mesure de la culture, réelle). Si la modestie est l'orgueil des hypocrites, elle est aussi la chimère des prétentieux. Les gens qui se disent modestes me font rire : ils ont des raisons de l'être et il serait en effet préférable que la prétention le cède, chez eux, à la lucidité. Les orgueilleux accomplissent un destin (à moins qu'ils ne suivent le fil d'un passé qui leur a passé le mot, ce qui revient souvent au même) : ils savent leur part de solitude mais aussi ce qu'ils doivent aux rencontres, la part de cheminement collectif qui entre dans cette affaire et qui la rend possible - ses sentiers coutumiers diraient les Kanaks, d'un terme qui s'emploie justement toujours au pluriel. Et puis, heureusement, entre les orgueilleux et les prétentieux, il y a tous ceux qui font honnêtement ce qu'ils ont à faire.

Bref, l'élégance introduit dans les rapports sociaux un peu de la liberté d'interprétation et du sens de l'autre qui entrent dans l'esthétique. Pour moi, c'est la simplicité qui prime en ces matières, ou la sobriété qui serait son corollaire dans le domaine du style. Cela disqualifie la triche sans exclure la chaleur et fait de "l'authenticité" ce qu'elle doit être : non une qualité sociale (qu'elle n'est pas en soi à mon sens, sauf d'un point de vue anthropologique) mais une vertu individuelle, si l'on veut bien entendre par vertu une tension plus qu'un état, une recherche davantage qu'un témoignage (c'est le "Deviens qui tu es" de la philosophie, ou du coaching). L'affectation m'amuse, mais elle m'ennuie ; le baroque (la bigarrure) m'intéresse par ailleurs, mais j'entretiens avec lui un rapport d'extériorité ou, disons, de curiosité bienveillante. Il y a à cet égard une créativité féminine qui me semble montrer la voie de quelque chose de plus libre et de plus unifié que ce n'est communément le cas chez les hommes.

Il y aurait ainsi une esthétique des rapports sociaux, une esthétique singulière façonnée dans la pluralité des modèles, à quoi se résume peut-être une bonne part de l'éducation. Communicant, parent : même métier ? Rien de moins sûr. Il s'agit malgré tout, dans les deux cas, de faciliter une ouverture créative, plurielle et productive sur le monde.

21/01/2013

(4) L'exploration de soi et le visage d'autrui (sur le courage)

Chiara grandit vite et je note déjà, désarçonné et ravi, sa capacité à me défier tantôt avec aplomb et tantôt avec ruse (quand ce n'est pas avec un sens consommé du charme) du haut de ses trois ans. C'est le bon moment pour reprendre ces chroniques sur les valeurs qui me semblent devoir inspirer son éducation. Hier encore, elle était un bébé. Puis, elle est devenue "una bambina", comme aurait dit son arrière grand-mère, Luigia De Chiara. Elle est une petite fille dont on sent déjà parfois, j'exagère à peine, une inspiration pré-ado. Décidément, le temps presse.


Plus que d'autres, le courage apparaît comme une valeur à la fois magique et contestable. Magique parce que son origine psychologique, ce qui le fait advenir, paraît relativement mystérieux ; il semble dès lors difficile à transmettre sur une base qui serait ainsi plus de tempérament que d'éducation. Contestable parce que son éloge expose au double risque de la fanfaronnade et de la bêtise. 

Miyamoto et Brassens

Point de courage authentique qui ne soit guidé par la tempérance - qui regarde le kamikaze comme un héros ? - mais aussi par la cohérence : on est ou l'on n'est pas courageux à l'intérieur d'un système de valeurs donné. Miyamoto et Brassens ont sur le sujet des vues sensiblement divergentes, ce qui souligne bien que le courage n'est peut-être qu'une vertu essentiellement individuelle qui se définirait d'abord comme un écart. Si le code social qui m'environne requiert le "courage" de chacun de ses membres, comment faire une différence entre eux sur la base de ce critère ?

Les éducations produisent parfois là-dessus le contraire de ce qu'elles visent. J'ai reçu de mon père une éducation empreinte de tempérance et d'autorité (il y avait plus de passion, et aussi plus de désordre créatif, chez ma mère) et j'ai passé une bonne partie de mon adolescence à en prendre le contre-pied. Etait-ce du courage ? Il s'agissait plutôt d'une quête d'intensité dans laquelle se mêlaient la recherche et la contestation et qui fut, bien sûr, souvent plus proche de l'inconscience que de la générosité (ne disqualifions pas pour autant les élans de l'adolescence : ils portent quelque chose de fondamental que l'on n'oublie pour de bon qu'à des dépens).

Cela pose un double problème. Le courage n'est d'abord courage que pour l'observateur - un observateur qui ne serait point trop avisé. L'acteur, lui, sait bien au fond qu'il agit ainsi sans même se poser la question de son acte : il est aussi naturel pour lui d'y aller que pour un autre de rester en retrait. Ce qui fait ensuite une différence significative entre le courage et l'inconscience, c'est, aurait dit Levinas, "le visage d'autrui", autrement dit, non l'exploration mais le don de soi.

C'est en un sens différent que le courage prend une valeur plus collective. Il désigne alors le labeur et la tension, la capacité de travail, le sens de la mobilisation, l'aptitude à l'effort. Il n'est jamais très éloigné en ce sens de la discipline et de la rigueur - voyez le procès que font aujourd'hui en Europe les pays nordiques à leurs voisins latins. Et c'est parce que l'esprit individualiste et critique triomphe chez nous qu'il nous est si difficile d'élever un peu le niveau de discipline collective : chacun aurait l'impression d'y perdre son âme et, pour tout dire, un peu de sa souveraineté (*).

Le courage et l'engagement

Initier au courage passe donc par la transmission d'une sorte de sens civique qui ferait de l'effort individuel un peu plus qu'un effort : une contribution. C'est ce qui relie le courage à l'engagement défini comme une implication persévérante dans une action de progrès. Plus exactement, l'engagement donne alors au courage une dimension plus personnelle qui ne se laisserait pas réduire à une injonction mais relèverait au contraire de l'appropriation individuelle d'une cause de portée plus collective (la lutte contre le cancer, la sauvegarde des baleines, la promotion de l'art, l'inscription des vins de Bourgogne au patrimoine de l'humanité, etc).

Au fond, ce qui traduit le courage dans sa dimension la plus intéressante, c'est la capacité de remise en cause. Capacité de remise en cause individuelle, lorsqu'un choix se révèle mauvais ou dépassé et conduit à réinventer sa vie. Mais, plus encore, capacité de remise en cause collective lorsqu'il s'agit, seul face au groupe, de s'opposer à une décision, de faire triompher la lucidité sur le confort, la délibération sur la convention, la capacité de réfléchir sur le réflexe de suivre.

En ce sens, le courage est l'ultime frontière d'une liberté à laquelle il donne sa consistance et son poids. Il est aussi indissociable d'une forme de leadership et de solitude - voyez là-dessus de Gaulle ou Bayrou, Deniau ou Rocard qui, tous, ont su affronter leur camp. Valeur frontière, toute de dissidence et d'écart, le courage fait finalement apparaître l'ambivalence de toute valeur éducative en tant qu'elle vise à la fois la discipline et la liberté, le rattachement au groupe et l'expression de soi, la socialisation et la singularité. Plus qu'aux vanités d'une geste, le courage répond à la nécessité d'une trace.

Il y a, en ce sens, une vérité plus profonde qu'il n'y paraît tout d'abord de la personne courageuse qui intervient au beau milieu d'une altercation dangereuse (ou d'une cause perdue) : c'est qu'elle y risque sa peau ou, pour dire les choses autrement, qu'elle y joue une vie qui, sans cette tentative, serait privée de sens. Ce qui n'est pas une raison, soit dit en passant, pour faire n'importe quoi - même si j'aime chez toi, ma fille, cette sorte de sagesse qu'ont justement les filles lorsqu'elles explorent le monde. Ce n'est pas seulement que ça me rassure, c'est aussi, je crois, que ça tient la route, à l'instar de celle que se frayent encore les navigateurs, dans les mers du Pacifique Sud, entre l'horizon et les récifs, en suivant leur étoile.

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(*) Seul le sport me semble avoir donné quelques leçons de portée réelle dans ce domaine au cours des quinze dernières années. Peu importe ici que l'on prenne plaisir ou non à regarder un match de foot ou de handball. Le fait est que ces deux disciplines collectives se sont distinguées dans cette période par leur capacité à décrocher un ou plusieurs titres mondiaux majeurs. Ce que je note simultanément avec intérêt, c'est que, avec Canto dans un cas et Richardson dans l'autre, il a fallu y sacrifier deux génies du jeu. 

30/04/2012

(3) La norme et la brèche (sur la fantaisie)

On parle à l'envi des peurs contemporaines comme pour oublier la profonde déprime de l'époque : nous sommes devenus tristes. Depuis trente ans, mis à part peut-être le moment de fête nationale que représenta la victoire de l'équipe de France à la coupe du monde de football de 1998, tout nous incite à la morosité. Mais si nous ne savons plus nous réjouir, nous divertir, nous émerveiller d'autre chose que de faux-semblants et de débilités, à quoi bon ? Au milieu du vacarme et de la morosité, entre les petites vicissitudes et les grosses fatigues, il y a donc urgence à redonner à la fantaisie un peu de son pouvoir enchanteur.

Anti-Oedipe

Au contact d'un très jeune enfant, je recommande même de traiter le problème d'entrée de jeu. Les ambiances sociales imprègnent en effet les esprits beaucoup plus sûrement que le ressassement des principes. Au contraire de son aînée marquée par le climat d'optimisme social qui a caractérisé les Trente Glorieuses, ma génération est née et a grandi dans les années 70 et 80 dans une ambiance de pessimisme général. Dans L'anti Oedipe, Deleuze et Guattari marquaient à juste titre, à la même époque, l'étroite imbrication de la petite histoire et de la grande dans la formation de l'insconcient des individus. Nous n'échappons pas davantage aux petits drames familiaux qu'aux grandes secousses de l'époque, et cela à un âge où nous les subissons sans avoir encore les moyens de nous en distancier.

Les catastrophes ne font pourtant pas l'essentiel de l'affaire. Que l'époque soit marquée par la morosité ou par l'enthousiasme, par l'engouement ou par la dépression, il me semble que nous devons de toutes façons prendre très au sérieux cette histoire de fantaisie. Les périodes de catastrophe annoncée la rendent simplement plus salutaire. Ces périodes soulignent aussi d'autant mieux le double mouvement qu'elle requiert de notre ego pour s'épanouir : savoir s'extirper du bruit et de la fureur pour ne pas trop s'exposer (1) ; et être en même temps capable de s'immerger dans le réel pour imaginer une voie propre. Ecrire une histoire singulière, en somme, plutôt que de s'en laisser conter.

Enfant libre

Si la fantaisie est mal cotée à la bourse des valeurs collectives - c'est, après tout, dans l'ordre des choses -, elle me semble cependant précieuse dans la vie de chacun. Valeur intime et transversale, elle relève à la fois de la créativité, de l'humour, de l'imagination, de la poésie et de la sensualité. Elle inspire aussi bien les relations amicales que les défis professionnels, les oeuvres de l'esprit que la vie sexuelle (2) - et j'observe bien un intérêt précoce pour ces deux dimensions chez l'enfant. C'est ce qui la relie, de façon moins superficielle qu'il n'y paraît, à la capacité à créer des espaces de liberté à côté des normes, des cases, des conventions qui régissent bien plus puissamment nos existences engoncées que nous ne le pensons d'ordinaire.

Le meilleur moyen de la transmettre dès lors, c'est d'imaginer des espaces à la fois d'apprentissage et de créativité, d'ouvrir des brèches dans le réel de telle manière que l'enfant puisse, à côté des fondamentaux qui l'ancrent progressivement dans la réalité, cultiver sans le perdre le pouvoir de son imagination (3). A beaucoup d'égards, l'adulte se construit en effet sur la mort de l'enfant. Le type psychologique dit "enfant libre" en analyse transactionnelle, à la fois créatif, indépendant et spontané, dit bien à cet égard combien cette façon libre et inventive d'être et de penser se fait rare dans le monde adulte. Cela en fait une valeur doublement précieuse au plan individuel et collectif : pour ses vertus d'inspiration, de création, de joie de vivre ; mais aussi pour sa capacité entraînante à apporter des solutions nouvelles en reliant ce qui était jusqu'alors séparé, en défrichant ce qui était ignoré, en osant ce qui était exclu.

La fantaisie est une valeur toute de transmutation et d'alchimie personnelle. La culture générale en est la voie royale en particulier à travers l'éducation artistique, si maltraitée par l'enseignement, mais aussi au sens plus large de l'éveil de la curiosité dans toute la mesure où la philosophie générale prime, dans ce domaine, sur la discipline choisie et où le regard prime sur la chose. Quand Flaubert demande à Maupassant de décrire une chaise pendant des heures ou quand Rilke suggère à Franz Xaver Kappus d'examiner avec attention son quotidien, ce qui compte, ce n'est pas l'objet extérieur, c'est le processus intérieur (4). L'initiation aux histoires constitue bien sûr une source féconde à cet égard : celles qu'on lit et, plus encore, celles que l'on invente au fil des circonstances pour faire entrevoir plusieurs niveaux de compréhension et d'appropriation du réel.

Le réel et son double

Dans La vie est belle, un père emmené avec sa femme et son fils dans un camp de concentration travestissait la tragédie en terrain de jeu pour protéger son fils de la violence. Par la grâce de l'imagination du père, l'internement se transformait ainsi pour l'enfant en concours dont l'objectif était de gagner un vrai char d'assaut. Drame et ruse de l'histoire : à la fin, le père meurt et l'enfant gagne le char d'assaut libérateur qui apparaît soudain devant sa cachette à l'entrée du camp. Cette histoire est une bonne illustration de ce qu'il faut entendre par fantaisie en dehors du drame qui représente ici son expression-limite. L'essentiel de l'affaire est le refus de l'ennui, la capacité à transformer les contraintes en jeux et, plus largement, l'aptitude à subvertir le réel de façon que nous puissions y trouver notre place.

Raconter une histoire, en ce sens, est tout sauf un acte anodin. C'est au contraire un art majeur de toute éducation et peut-être même l'acte éducatif par excellence. Car enfin, comment les bons professeurs et les adultes attentifs éveillent-ils plus tard la curiosité des enfants, nourrissent-ils chez lui la capacité à se projeter, font-ils émerger le désir de se construire sinon par le truchement des histoires ? Les histoires pour enfants seraient ainsi l'antidote du storytelling que l'on sert aux adultes et qui n'en sera que mieux décrypté plus tard. Voyez là-dessus ce que dit justement Pennac, qui fut cancre avant d'être écrivain (5), ou ce qu'échafaude Chevillard, sans doute le plus imaginatif de nos écrivains actuels, à partir du réel le plus trivial (6).

La fantaisie a donc autant à voir avec l'imagination qu'avec la critique. A la différence de ce que laisse entendre son étymologie qui la rapproche de l'apparition, de l'éphémère, du caprice ou de la frivolité, elle est aussi un acte de transformation. Ce qui me semble intéressant est qu'elle laisse le choix : l'initiation à la fantaisie ne fait d'avance ni les élus visionnaires ni les créateurs inspirés, et pas davantage les intellectuels engagés que les voyageurs fraternels. Elle contribue sans doute puissamment à faire des individus heureux. Elle laisse le choix, en tout état de cause, entre le travestissement et la transformation, entre le soft et le hard, entre le design et la maçonnerie si l'on veut, mais selon un angle qui privilégiera toujours le coeur à l'ouvrage sur la rage de la corvée.

Il y a quelque chose à la fois de non nécessaire et de fondamental dans la fantaisie. Elle n'est en elle-même ni utile ni gratuite. Elle prend la forme que lui donne l'écosystème qui aura été celui de l'enfant selon un bricolage propre finalement assez mystérieux. Ce qui me semble essentiel avec elle, c'est la capacité d'émerveillement et d'enthousiasme qu'elle confère conjointement aux enfants et aux adultes. Le contraire de la fantaisie, c'est l'ennui. Et l'ennui, c'est la mort.

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(1) Sous cet angle, ceux que l'on qualifie "d'écorchés vifs" n'ont pas simplement un problème avec le monde, ils en ont d'abord un avec eux-mêmes. Ce n'est pas la capacité de révolte qui est en cause ici, c'est la focalisation exclusive par laquelle elle se traduit. Je regardais l'autre soir le film passionnant (et inquiétant) d'Antoine de Caunes, Yann Piat : chronique d'un assassinat. En poussant un peu le trait, on peut faire l'hypothèse que ce n'est pas seulement contre la mafia et la corruption que Piat est allée au carnage, mais aussi contre l'incroyable violence de l'absence de reconnaissance de sa mère. C'est même la dureté de celle-ci qui, dans les dernières séquences, la convainc de remonter de plus belle au créneau pour lui faire enfin savoir qu'elle existe de façon fracassante.

(2) Voyez par exemple à ce sujet Le nouveau désordre amoureux de Bruckner et Finkielkraut. Au sens anglo-saxon, fantasy signifie aussi "fantasme". Notre professeur de philosophie en terminale nous rappelait de temps en temps avec humour qu'il eût fallu que les hommes ne se préoccupassent pas des femmes avant vingt ans. C'était bien sûr une cause perdue ; mais c'était aussi une idée moins extravagante qu'elle n'en avait l'air. La découverte du plaisir sexuel, qui peut être de fait assez obsessionnelle à cet âge chez les garçons, éloigne des exigences du travail. Luc Ferry rappelait récemment que Nietzsche parlait et écrivait couramment le grec à quinze ans... Nous étions quelques uns à penser qu'il était possible de mener les deux de front - du moins, cela nous arrangeait-il. Ce que nous perdions en puissance de travail, nous le gagnions en inspiration, mais aussi en rapidité puisqu'il restait moins de temps pour l'étude. On dit souvent à cet égard que la discipline canalise le désir ; on pourrait soutenir inversement que le désir fait naître la discipline dans la mesure où il conduit à se donner les moyens de ce que l'on veut faire ou, en tout cas, à suivre un cheminement, une exploration propres si l'on n'est pas encore assuré de sa passion.

(3) Ainsi, un bond dans les airs devient un saut en parachute, une dispute naissante se transforme en opéra improvisé, un bain en exploration sous-marine, le trajet vers l'école en excursion dans un zoo, une conversation anodine en dialogue de fous, le charabia du réveil en chinois d'arrière-cuisine, une marche en poursuite, l'eau gazeuse en champagne, une promenade sur les épaules en équipée à cheval, etc. Le premier terrain de jeu, ce n'est pas le jardin d'enfants, c'est le réel, ce n'est pas le donné, c'est le regard, bref, ce n'est pas un lieu, c'est une attitude. Nous sommes là en réalité dans un processus de co-créativité dans lequel l'enfant apprivoise le réel, l'adulte réapprend l'enchantement et où tous apprennent en même temps à vivre ensemble en créant un espace propre entre la règle et le jeu.

(4) "Fuyez les grands sujets pour ceux que votre quotidien vous offre. Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble. Utilisez pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les objets de vos souvenirs. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l'accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. Pour le créateur rien n'est pauvre, il n'est pas de lieux pauvres, indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ?" Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète.

(5) Daniel Pennac, Chagrin d'école.

(6) Voir par exemple Préhistoire, ou encore le très réjouissant Démolir Nisard, tous deux édités aux Editions de Minuit.

23/04/2012

(2) L'imbécile et le révolutionnaire (sur l'autonomie)

L'autonomie n'est ni la solitude ni la liberté. Elle tient pourtant, de la première, une certaine solidité et, de la seconde, le sens des possibles. De la combinaison des deux, elle produit la capacité à faire des choix. Ce qui fonde son intérêt vis-à-vis de l'une et de l'autre est qu'elle se pense fondamentalement en rapport à quelque chose d'autre qu'elle-même. Or, la solitude n'implique pas le monde pas plus que la liberté n'implique les autres. D'un point de vue pratique, elle procède donc d'un degré de réalité supérieur en matière de découverte et de délibération.

Dès qu'elle a su dépasser les pagayages des premiers mois pour accéder à la marche, ma fille a eu tôt fait de s'emparer de sa petite valise et de se diriger vers la porte d'entrée pour nous signaler son souhait de quitter la maison. Elle prenait un malin plaisir de même, lorsque nous dînions en terrasse à l'extérieur, de préférence dans les rues piétonnes, à s'éloigner de nous au fur et à mesure du repas. Elle vérifiait d'abord que nous la suivions des yeux comme pour légitimer son éloignement et nous regardait alors de temps à autre en nous faisant signe de la main ; puis elle se dirigeait d'un pas assuré, sous le regard bienveillant et intrigué des passants, avec de jeunes camarades de fortune ou seule aussi bien, jusqu'au bout de la rue et au-delà si nous ne la rattrapions pas.

Entre l'amour et la confiance

Alors que nous étions, en toute rigueur, pour peu de chose à ce stade dans ce mouvement d'émancipation naissant, j'ai souvent considéré cette situation comme une forme d'idéal-type de l'éducation qui prenait alors ses marques. Chiara semblait nous dire en substance : "Je pars, je dois vivre ma vie et il est bon que vous le sachiez dès à présent ; et, en même temps, je le fais en relation avec vous et (plus tard peut-être, idéalement) parce que vous m'avez donné suffisamment confiance en moi pour que j'entreprenne ce voyage" (1). 

Comme dans les tragédies antiques, le début signale la fin. Si philosopher est apprendre à mourir, éduquer est apprendre à laisser partir ou, si l'on veut, apprendre à aimer sans posséder (2). Quoi de plus difficile pourtant quand le statut de parent donne soudain, avec la naissance de l'enfant, une justification si puissante à l'existence ? (3) Or, les choses se corsent d'autant plus à cet égard que cette justification affective se double d'un impératif de protection. D'emblée, les conditions sont donc réunies pour que, de cet impératif de protéger, l'amour justifie les excès de son emprise.

En d'autres termes, l'amour n'est pas le meilleur allié de l'autonomie. Ce fut longtemps le problème des mères et cela reste, me semble-t-il, une difficulté pour les femmes (4). On l'a suffisamment souligné dans ces chroniques : l'éducation à l'américaine met tôt l'enfant en condition de s'émanciper. Elle donne ainsi confiance à l'enfant en même temps qu'elle produit un doute sur la force du lien affectif qui l'unit à ses parents. Inversement, les éducations latines prolongent indéfiniment le lien avec l'enfant au détriment de l'apprentissage de l'autonomie.

Dans un cas, j'ai confiance en moi mais je ne suis pas sûr d'être aimé ; dans l'autre, je sais que je suis aimé mais le monde me fait peur. Du point de vue de l'amour, ce degré de distanciation progressive qui fonde l'autonomie est donc le grand sujet de l'éducation ; c'est sans doute aussi sa part la plus ardue, ce que l'on peut résumer par l'équation suivante : entre l'amour et l'autonomie, il y a la nécessité d'une construction progressive de la confiance.

Si la séparation est le cas-limite de l'autonomie, elle n'en résume cependant pas toute la problématique. A y regarder de plus près, une grande partie du travail d'autonomisation de l'enfant s'effectue même non dans la séparation, mais dans la proximité ou, mieux encore, dans l'accompagnement. Cela est vrai du moins de l'apprentissage matériel qui conduit peu à peu à maîtriser ce que l'on pourrait appeler le processus de la journée (se lever, se laver, se vêtir, se nourrir, se déplacer, ranger, puis travailler, gérer, etc). Le terme de processus souligne assez que l'essentiel en la matière relève d'un travail de standardisation : il s'agit de mener par soi-même un certain nombre de tâches nécessaires de la façon la plus efficace possible.

Le standard et la variation

L'apprentissage de l'autonomie intellectuelle procède d'une démarche inverse. Si les premières étapes de structuration des connaissances et de la pensée supposent elles aussi la transmission d'un cadre et d'une méthode, le processus a en revanche pour objectif le développement d'une pensée propre, critique par nature. A la standardisation des jours répond ainsi le processus créatif de la nuit au sens où "l'oiseau de Minerve prend toujours son envol au crépuscule" (Hegel). Sous couvert d'autonomie, les objectifs s'opposent : à l'objectif d'efficacité qui commande aux choses matérielles s'oppose ainsi l'objectif de singularité qui sous-tend la vie de l'esprit, et cela dans toute la mesure où l'universel ne se confond pas avec le banal. En quoi Robert Pirsig avait raison de noter que ce sont les meilleurs élèves qui échouent aux examens (5). 

La tâche est plus délicate qu'elle n'y paraît. D'abord parce que l'éducation, à l'instar de la politique, est tout sauf une affaire rationnelle. Ensuite, parce que la singularité le dispute ici à la reproduction. Rien n'est plus amusant à cet égard que les recommandations des jurys exhortant à l'expression d'une pensée personnelle. Les concours sont d'immenses usines à conformisme ; et le pari consistant à poser le conformisme comme étape de la construction ultérieure d'une pensée autonome est un pari aussi raisonnable que celui de vouloir transformer un community manager en anachorète.

L'approche culturelle opposait l'autonomisation à l'infantilisation. La question scolaire donne le choix entre produire des imbéciles prématurés ou fabriquer des révolutionnaires tardifs. L'imbécile tardif ne représente qu'un progrès à la marge en raison d'un temps de nuisance réduit. Le révolutionnaire prématuré me semble un modèle plus intéressant : il peut ouvrir dans l'ordre des choses une brèche féconde s'il sait, plus tard, rester fidèle à cette inspiration en la transformant en action de progrès concrète (6).

Mais la question scolaire ne se confond pas avec la question éducative. L'objectif de l'éducation n'est pas de produire des bêtes à concours mais des membres d'une communauté, des individus libres qui soient capables de construire un désir et de réaliser un projet. Que l'autonomie consiste fondamentalement à se donner à soi-même sa propre loi souligne assez qu'elle a autant à voir avec la discipline qu'avec la contestation et qu'elle procède en réalité d'une logique plus processuelle que téléologique. Ce qui compte à la fin, ce n'est pas la charte des valeurs, c'est le mouvement par lequel on y parvient. La qualité de la démarche prime ainsi sur son résultat et l'intensité qui la guide sur le formalisme qui la conclut. En ce sens, rationnelle ou pas, l'éducation suppose un véritable travail, entrepris aussi tôt avec l'enfant qu'il doit être poursuivi tard avec soi-même.

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(1) Il faudrait faire une différence, de ce point de vue, entre le bon et le mauvais voyage. Le bon est une quête, le mauvais est une fuite. On voit par exemple un certain nombre de gens en Océanie atterrir là parce que c'est l'endroit le plus éloigné de leur point d'origine. Ceux qui y restent demeurent souvent des enfants, ce qui se matérialise par un mélange redoutable de protection, de confort et de repli. C'est le syndrome de l'île aux enfants qui symbolise, inversement, pour les parents calédoniens, toute la difficulté d'encourager leur progéniture à partir pour grandir. En réalité, ce qui détermine la qualité du voyage, sa mise en perspective pour ainsi dire, ce n'est pas le voyage en soi, c'est le retour.

(2) Relire à ce sujet Conception de l'amour en 1928.

(3) Certains parlent à cet égard "d'amour inconditionnel". L'expression me gêne : d'une part, elle soumet a priori toutes les autres relations à conditions, d'autre part, elle laisse à penser que les relations filiales y échapperaient par miracle. On confond miracle et désastre. Les enfants en veulent à leurs parents et les parents eux-mêmes finissent par prendre quelque distance avec des enfants qu'ils ne reconnaissent plus qu'à moitié. Si bien que cette histoire d'amour inconditionnel finit par osciller entre le mensonge et la conjuration. Un peu à la manière dont Florence Foresti évoque l'accouchement, mais en moins drôle.

(4) Loin de moi l'idée d'écarter les hommes de cette affaire. Leur présence devenant plus importante, ils se retrouvent à peu près également en première ligne dans ce dilemme. Mais leur intervention me semble généralement moins marquée par l'envie de protéger que d'éveiller, ou plutôt, moins intimiste et plus ouverte sur le monde extérieur.

(5) Voir le Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes.

(6) Richard Descoings me semble un exemple majeur de cette trajectoire lui qui, de mémoire, expliquait son parcours universitaire par un mélange de chance, d'incertitudes et de concours de circonstances. Il eût pu être, dans ce contexte, le gestionnaire compassé de la tradition, autant dire du déclin ; il a choisi au contraire d'être le visionnaire et l'animateur de la modernisation. Ce que je trouve intéressant à cet égard pour nuancer mon propos est que la brèche de départ ne s'exprime pas nécessairement par l'embrigadement au sein de la première manifestation venue (je note qu'il  faut d'ailleurs une certaine force de caractère pour opposer au panurgisme claironnant de la manif les vertus plus inconfortables du discernement). En clair, les silences de l'adolescence donnent parfois plus de substance à la suite de l'aventure, de même que ses révoltes peuvent se traduire, inversement, par un certain essoufflement. Je crois que cela a aussi à voir avec le développement du sentiment de justice ou, pour mieux dire, avec la construction de la sensibilité à l'injustice qui fait sans doute, pour le coup, une vraie ligne de clivage entre deux rapports au monde.