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27/04/2013

Pique-niquer ou libérer la France (de Gaulle aux Buttes-Chaumont)

Dans les années 60, des ethnographes déboussolés qui se désespéraient du matérialisme des Sauvages se rabattirent en bandes sur la Province. Cette mauvaise foi entêtée aux quatre coins de la planète donna la nausée aux amateurs d'authentique. Du cambroussard abandonné, l'on fit le nouveau héraut de la modernité. Passant un peu plus tard du statut d'explorateur à celui de touriste, ils finirent dans les aéroports, ou dans les grandes écoles. Ce qu'il y a de bien avec la reproduction, c'est qu'elle s'applique également aux primitifs et aux élites.

Je note que cette quête s'arrêta cependant tout net à l'entrée des Buttes-Chaumont. Le premier dimanche de beau temps, il faut rester chez soi. Faute de quoi, on a vite fait de se retrouver à pique-niquer dans un parc en famille, au milieu des milliers d'imbéciles qui eurent la même idée lumineuse. 

Vingt ans que l'on n'y avait mit les pieds : il ne faut revenir sur ses pas qu'avec circonspection. Pas le moindre mètre carré de libre. Un déluge de paniers garnis au milieu d'un gazouillis de commentaires ininterrompus - au choix, sur le mariage pour tous, le changement climatique ou l'évasion fiscale. Un vrai réseau social, en pire. Ce dimanche qui voulait prendre l'air finit par prendre l'eau (pareil un peu plus tard en descendant le canal Saint-Martin, un autre grand havre de paix dominical).

Restait à faire la sieste entre deux jeux d'enfant ou bien à contempler le lac en contrebas depuis l'avenue de la Cascade. Une scène qu'on croirait davantage tirée de chez Friedrich que de chez Lichten. Le sombre aplomb de la falaise au pied du promontoire l'emporte sur les couleurs encore engourdies de la saison. C'est Etretat qu'on dirait, plus que les Buttes-Chaumont. Mais si à Etretat, on peut noyer le poisson, impossible ici d'échapper au raz-de-marée. 

"Ah ! c'est la mer..." disait de Gaulle descendant les Champs en libérant la France, du haut de son blindé. On se dit la même chose en fuyant les Buttes, un jour de crise, derrière une poussette. 

08/04/2013

La halle et la nef (la prophétie de Tarun)

Quoique d'abord paisible quand on y accède par la rue Vivienne en croisant la rue des Petits Champs par le nord, le jardin du Palais royal est plutôt agité le dimanche entre les déambulations des touristes et les jeux des enfants. Les choses ne s'arrangent guère en ressortant rue Saint-Honoré, coincée à cette hauteur entre le trafic du Louvre et celui de la rue de Rivoli. Une exposition de robes de créateurs, protégées sous des bulles de verre, a beau y faire un écho rafraîchissant à ce que l'on trouve parfois l'été à Chicago sur Michigan Avenue, cela ne divertit qu'un temps du brouhaha ambiant en plein coeur de Paris.

En tournant sur la gauche lorsque l'on sort du Palais, on remonte la rue Saint-Honoré qui finit par prendre des allures de ruelle quelque centaines de mètres plus haut, en avançant vers les Halles. On redoute en passant l'effet qui s'annonce désastreux du projet d'aménagement architectural en cours, qui semble nous enfoncer un peu plus dans la médiocrité béate des projets sans âme. C'est comme si la dialectique du lieu et de l'édifice posée par Renzo Piano sous d'autres latitudes avait été oubliée - ce qui suffirait en soi à militer gaillardement pour la diversité culturelle et, plus encore, pour l'intelligence culturelle au sens de la connivence que tout projet de cette nature devrait créer entre l'histoire, les espaces et les gens.

Contraint de traverser les Halles pour éviter l'entonnoir auquel mène la palissade des travaux de la rue Berger qui conduit via la rue du Pont Neuf sur Rivoli, on se retrouve ainsi nez-à-nez avec Saint-Eustache. Y entrer par le porche sud depuis la rue Rambuteau ne prend que le temps d'un demi-tour. On déambule lentement par le tour de la nef et les chapelles latérales tandis qu'un concert d'orgue s'y prépare pour le soir. L'on peut s'asseoir autour du coeur, un peu à l'écart, suivant en cela la distribution clairsemée des solitudes tantôt recueillies et tantôt distraites qui habitent le lieu. Quelques instants de plus, et l'on se retrouve soudain pris par cette sorte de majesté hiératique et apaisante qui nous saisit avec l'évidence d'un commandement naturel. On rapporte qu'avant sa conversion, Eustache, qui vécut sous Hadrien, se prénommait Placide.

Les cathédrales, jadis, enseignaient aux paroissiens les épisodes de la Bible comme en un livre ouvert et imagé, accessible aux esprits les plus simples. Elles sont devenues aujourd'hui l'ultime refuge des métropoles. Professeur de stratégie à Harvard, Tarun Khanna projetait, un jour de jogging à Dehli, le même raisonnement sur l'Inde contemporaine. Ce qui manquait cruellement aux passants au milieu de ce vacarme de masse, c'était, bien sûr, tout un tas de choses fondamentales. Mais c'était surtout des lieux offrant une pause, où l'on pourrait s'arrêter un instant pour goûter un peu de fraîcheur et d'air pur tout en buvant du thé. Ce n'est ni la conversion de Saint-Paul, ni la révélation de Claudel ; mais enfin, au coeur des grandes villes contemporaines, le calme profond des lieux saints - comme à la Grande Mosquée, il y a quelques années, lorsque nous habitions Port Royal, est l'ultime luxe d'une modernité qui a rompu les amarres et nous emporte Dieu sait où.

11/02/2013

(5) Un singulier pluriel (sur l'élégance)

Lorsqu'elle était bébé, je prenais un malin plaisir à remonter le pantalon de pyjama de ma fille le plus haut possible pour lui donner un air de vieux monsieur mal attifé... Comme elle montrait déjà une certaine grâce, cela ne pouvait guère lui nuire. Et puis, le temps des apparences viendrait bien assez tôt. Cette facétie, qui me faisait pleurer de rire, suscitait en retour sa perplexité : elle ne comprenait pas l'origine de cette hilarité lorsqu'après quelques pas dans cet accoutrement, elle se retournait pour m'observer. Le manège fut pourtant rapidement repéré et ç'en fut bientôt fini de ce petit jeu. Il faudrait trouver autre chose.

Il me semble, cela étant dit, que ma fille a le don de rendre la moindre tenue élégante : une robe de princesse avec des bottines (et un ballon de football américain), un pyjama et un chapeau d'aviateur, un cardigan et un jean, un ciré rose avec des bottes rouges, une jupe sage et un tee-shirt chicagoan... C'est un don qu'elle tient de sa mère, qui agit moins en la matière comme spécialiste de style que comme femme libre - et c'est, pour tout dire, ce qui me plaît dans cette élégance-là. 

Descartes chez les cowboys

Rien de plus étranger en effet à l'élégance que le code - qui serait moins un système, pour reprendre l'expression de Barthes, qu'une systématique de la mode, dont l'objet serait davantage le statut que la liberté. Les matières, les couleurs, les formes : tout cela compte, bien sûr, et au-delà de la mode, dans l'agencement des intérieurs ou la genèse des émotions artistiques (le grain des livres, leur allure digitale même, le matériau d'une sculpture ou bien encore la texture d'un tableau ne comptent pas pour rien dans le plaisir que nous prenons à les découvrir). Mais, comme le dernier morceau de puzzle valide le plan général, c'est la capacité à trouver son style propre qui fait l'harmonie de l'ensemble. Il en va ainsi des tenues harmonieuses comme des bons champagnes : l'art de l'assemblage ne fait rien sans la qualité de l'inspiration.

L'élégance a ainsi à voir avec la mode comme avec l'esthétique sous l'angle de la liberté - et du creuset, à l'oeuvre dans toute éducation, de la formation du goût. La seule approche qui me semble valoir, en cette matière comme en d'autres, est une approche plurielle : c'est en effet la capacité à s'orienter dans le pluriel qui fonde la singularité. En quoi l'enseignement de la philosophie comme méthode d'orientation et de décryptage est essentiel à à peu près tout. En matière de mode, elle fait aussi la supériorité de la française sur l'américaine : quand ils croient recruter des designers françaises, les Américains achètent en réalité un peu de l'épaisseur culturelle qui leur manque et qui fait ce que l'on appelle communément l'inspiration. C'est, en somme, Descartes chez les cowboys.

L'élégance marque aussi une frontière entre soi et les autres, à charge pour chacun de la rendre plus ou moins poreuse. Certains styles incluent, d'autres excluent. Un vêtement n'est pas seulement une parure ou un élément d'identité : il dessine aussi une zone de contact. A la fluidité des styles correspond ainsi une certaine fluidité des rapports humains et c'est en quoi l'élégance prend, par extension, une dimension morale au sens premier de la régulation des moeurs.

Sentiers coutumiers

La liberté d'interprétation l'emporte à mon sens, ici encore, sur le code. Rien de plus idiot et de moins engageant pour tout dire qu'une politesse surfaite qui oublierait que la politesse est d'abord une attention à l'autre. Agir avec élégance, c'est préserver tout à la fois l'autre et soi-même dans des situations délicates, défendre jusque dans l'adversité une certaine conception des rapports sociaux. C'est faire en sorte que la dignité de l'autre ou la sienne propre selon les cas soit sauve. C'est gagner, en somme, sans triompher, ou bien perdre avec noblesse. Voyez le duo Gabart / Le Cléac'h depuis leur retour des antipodes. Il y a entre ces deux-là quelque chose d'assumé, de clair et, finalement, de très sain en ce que la relation qui s'est forgée entre eux rend simultanément possible une amitié qui semble sincère et une rivalité assumée sans fards. Rien de plus difficile.

Je ne crois guère à cet égard à la modestie, ou plutôt, je la crois assez rare (je n'ai, pour ma part, rencontré qu'une personne dont la modestie, sincère, était à la mesure de la culture, réelle). Si la modestie est l'orgueil des hypocrites, elle est aussi la chimère des prétentieux. Les gens qui se disent modestes me font rire : ils ont des raisons de l'être et il serait en effet préférable que la prétention le cède, chez eux, à la lucidité. Les orgueilleux accomplissent un destin (à moins qu'ils ne suivent le fil d'un passé qui leur a passé le mot, ce qui revient souvent au même) : ils savent leur part de solitude mais aussi ce qu'ils doivent aux rencontres, la part de cheminement collectif qui entre dans cette affaire et qui la rend possible - ses sentiers coutumiers diraient les Kanaks, d'un terme qui s'emploie justement toujours au pluriel. Et puis, heureusement, entre les orgueilleux et les prétentieux, il y a tous ceux qui font honnêtement ce qu'ils ont à faire.

Bref, l'élégance introduit dans les rapports sociaux un peu de la liberté d'interprétation et du sens de l'autre qui entrent dans l'esthétique. Pour moi, c'est la simplicité qui prime en ces matières, ou la sobriété qui serait son corollaire dans le domaine du style. Cela disqualifie la triche sans exclure la chaleur et fait de "l'authenticité" ce qu'elle doit être : non une qualité sociale (qu'elle n'est pas en soi à mon sens, sauf d'un point de vue anthropologique) mais une vertu individuelle, si l'on veut bien entendre par vertu une tension plus qu'un état, une recherche davantage qu'un témoignage (c'est le "Deviens qui tu es" de la philosophie, ou du coaching). L'affectation m'amuse, mais elle m'ennuie ; le baroque (la bigarrure) m'intéresse par ailleurs, mais j'entretiens avec lui un rapport d'extériorité ou, disons, de curiosité bienveillante. Il y a à cet égard une créativité féminine qui me semble montrer la voie de quelque chose de plus libre et de plus unifié que ce n'est communément le cas chez les hommes.

Il y aurait ainsi une esthétique des rapports sociaux, une esthétique singulière façonnée dans la pluralité des modèles, à quoi se résume peut-être une bonne part de l'éducation. Communicant, parent : même métier ? Rien de moins sûr. Il s'agit malgré tout, dans les deux cas, de faciliter une ouverture créative, plurielle et productive sur le monde.

21/01/2013

(4) L'exploration de soi et le visage d'autrui (sur le courage)

Chiara grandit vite et je note déjà, désarçonné et ravi, sa capacité à me défier tantôt avec aplomb et tantôt avec ruse (quand ce n'est pas avec un sens consommé du charme) du haut de ses trois ans. C'est le bon moment pour reprendre ces chroniques sur les valeurs qui me semblent devoir inspirer son éducation. Hier encore, elle était un bébé. Puis, elle est devenue "una bambina", comme aurait dit son arrière grand-mère, Luigia De Chiara. Elle est une petite fille dont on sent déjà parfois, j'exagère à peine, une inspiration pré-ado. Décidément, le temps presse.


Plus que d'autres, le courage apparaît comme une valeur à la fois magique et contestable. Magique parce que son origine psychologique, ce qui le fait advenir, paraît relativement mystérieux ; il semble dès lors difficile à transmettre sur une base qui serait ainsi plus de tempérament que d'éducation. Contestable parce que son éloge expose au double risque de la fanfaronnade et de la bêtise. 

Miyamoto et Brassens

Point de courage authentique qui ne soit guidé par la tempérance - qui regarde le kamikaze comme un héros ? - mais aussi par la cohérence : on est ou l'on n'est pas courageux à l'intérieur d'un système de valeurs donné. Miyamoto et Brassens ont sur le sujet des vues sensiblement divergentes, ce qui souligne bien que le courage n'est peut-être qu'une vertu essentiellement individuelle qui se définirait d'abord comme un écart. Si le code social qui m'environne requiert le "courage" de chacun de ses membres, comment faire une différence entre eux sur la base de ce critère ?

Les éducations produisent parfois là-dessus le contraire de ce qu'elles visent. J'ai reçu de mon père une éducation empreinte de tempérance et d'autorité (il y avait plus de passion, et aussi plus de désordre créatif, chez ma mère) et j'ai passé une bonne partie de mon adolescence à en prendre le contre-pied. Etait-ce du courage ? Il s'agissait plutôt d'une quête d'intensité dans laquelle se mêlaient la recherche et la contestation et qui fut, bien sûr, souvent plus proche de l'inconscience que de la générosité (ne disqualifions pas pour autant les élans de l'adolescence : ils portent quelque chose de fondamental que l'on n'oublie pour de bon qu'à des dépens).

Cela pose un double problème. Le courage n'est d'abord courage que pour l'observateur - un observateur qui ne serait point trop avisé. L'acteur, lui, sait bien au fond qu'il agit ainsi sans même se poser la question de son acte : il est aussi naturel pour lui d'y aller que pour un autre de rester en retrait. Ce qui fait ensuite une différence significative entre le courage et l'inconscience, c'est, aurait dit Levinas, "le visage d'autrui", autrement dit, non l'exploration mais le don de soi.

C'est en un sens différent que le courage prend une valeur plus collective. Il désigne alors le labeur et la tension, la capacité de travail, le sens de la mobilisation, l'aptitude à l'effort. Il n'est jamais très éloigné en ce sens de la discipline et de la rigueur - voyez le procès que font aujourd'hui en Europe les pays nordiques à leurs voisins latins. Et c'est parce que l'esprit individualiste et critique triomphe chez nous qu'il nous est si difficile d'élever un peu le niveau de discipline collective : chacun aurait l'impression d'y perdre son âme et, pour tout dire, un peu de sa souveraineté (*).

Le courage et l'engagement

Initier au courage passe donc par la transmission d'une sorte de sens civique qui ferait de l'effort individuel un peu plus qu'un effort : une contribution. C'est ce qui relie le courage à l'engagement défini comme une implication persévérante dans une action de progrès. Plus exactement, l'engagement donne alors au courage une dimension plus personnelle qui ne se laisserait pas réduire à une injonction mais relèverait au contraire de l'appropriation individuelle d'une cause de portée plus collective (la lutte contre le cancer, la sauvegarde des baleines, la promotion de l'art, l'inscription des vins de Bourgogne au patrimoine de l'humanité, etc).

Au fond, ce qui traduit le courage dans sa dimension la plus intéressante, c'est la capacité de remise en cause. Capacité de remise en cause individuelle, lorsqu'un choix se révèle mauvais ou dépassé et conduit à réinventer sa vie. Mais, plus encore, capacité de remise en cause collective lorsqu'il s'agit, seul face au groupe, de s'opposer à une décision, de faire triompher la lucidité sur le confort, la délibération sur la convention, la capacité de réfléchir sur le réflexe de suivre.

En ce sens, le courage est l'ultime frontière d'une liberté à laquelle il donne sa consistance et son poids. Il est aussi indissociable d'une forme de leadership et de solitude - voyez là-dessus de Gaulle ou Bayrou, Deniau ou Rocard qui, tous, ont su affronter leur camp. Valeur frontière, toute de dissidence et d'écart, le courage fait finalement apparaître l'ambivalence de toute valeur éducative en tant qu'elle vise à la fois la discipline et la liberté, le rattachement au groupe et l'expression de soi, la socialisation et la singularité. Plus qu'aux vanités d'une geste, le courage répond à la nécessité d'une trace.

Il y a, en ce sens, une vérité plus profonde qu'il n'y paraît tout d'abord de la personne courageuse qui intervient au beau milieu d'une altercation dangereuse (ou d'une cause perdue) : c'est qu'elle y risque sa peau ou, pour dire les choses autrement, qu'elle y joue une vie qui, sans cette tentative, serait privée de sens. Ce qui n'est pas une raison, soit dit en passant, pour faire n'importe quoi - même si j'aime chez toi, ma fille, cette sorte de sagesse qu'ont justement les filles lorsqu'elles explorent le monde. Ce n'est pas seulement que ça me rassure, c'est aussi, je crois, que ça tient la route, à l'instar de celle que se frayent encore les navigateurs, dans les mers du Pacifique Sud, entre l'horizon et les récifs, en suivant leur étoile.

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(*) Seul le sport me semble avoir donné quelques leçons de portée réelle dans ce domaine au cours des quinze dernières années. Peu importe ici que l'on prenne plaisir ou non à regarder un match de foot ou de handball. Le fait est que ces deux disciplines collectives se sont distinguées dans cette période par leur capacité à décrocher un ou plusieurs titres mondiaux majeurs. Ce que je note simultanément avec intérêt, c'est que, avec Canto dans un cas et Richardson dans l'autre, il a fallu y sacrifier deux génies du jeu. 

28/05/2012

Reconstruire (2) Développer l'industrie : une autre politique est possible

Un essai sur l'industrie (1) qui commence par : "Pendant quarante ans, j'ai travaillé à la gestion d'une entreprise de dimension mondiale" mérite autant d'attention qu'un ouvrage d'histoire qui s'ouvrirait par : "Je le dis une fois pour toutes : j'aime la France avec la même passion, exigeante et compliquée que Jules Michelet" (2). Dans les deux cas, il faut s'y arrêter.

Dans un pays où, comme le rappelle Stéphane Israël, la part de l'industrie dans la valeur ajoutée est passée en dix ans de 22 à 16% du PIB (contre 30% pour l'Allemagne) (3) et où près de 300 000 emplois ont été détruits depuis la crise sans compter les plans sociaux en cours, un profond malaise et une casse sans fin se sont installés sous l'effet de l'adoption par notre pays du modèle que Jean-Louis Beffa qualifie de "libéral-financier". Un modèle qui, pour l'essentiel, se concentre sur la maximisation du profit des actionnaires à court terme au détriment de la prise en compte de toutes les parties prenantes sur le plus long terme.

Or, d'autres modèles sont possibles, souligne Beffa, "qui permettent une intégration à long terme des économies dans la mondialisation et la réconciliation des citoyens avec les entreprises". L'ancien patron de Saint-Gobain vise ici le modèle dit "commercial-industriel" incarné non seulement par l'Allemagne, mais aussi par des pays comme le Japon, la Chine, la Corée du Sud ou encore la Finlande. 

Au passage, Jean-Louis Beffa casse l'idée selon laquelle le monde serait aujourd'hui livré à la domination uniforme du libéralisme ; il existe au contraire une multitude de modèles - le modèle "rentier" et le modèle "autocentré" viennent compléter les deux types précédemment cités - dont la question clé est toujours d'optimiser dans un pays donné le rapport entre le cadre institutionnel, la culture nationale et le système productif.

Or, si l'industrie est l'élément essentiel de ce modèle, c'est que, comme le rappelle encore Stéphane Israël, celle-ci porte plus de 80% des dépenses de R&D et des exportations et commande l'essentiel de la demande de services adressée à l'économie. Un tel développement permettrait également de mieux intégrer la révolution écologique et notamment la transition énergétique en cours.

Un modèle commercial-industriel

L'analyse des modèles industriels s'articule selon Beffa autour de trois variables principales : la place accordée aux actionnaires dans la gestion des entreprises ; le système d'innovation ; et enfin les relations sociales. 

Le modèle commercial-industriel se caractérise à cet égard par trois choix essentiels.

Une politique mercantiliste fondée sur l'exportation tout d'abord. L'objectif est d'atteindre une balance commerciale positive dont la production de biens, au contraire de celles des services, est partout dans le monde un déterminant essentiel. L'Etat joue un rôle central pour stimuler la croissance des entreprises et, dans une certaine mesure largement compatible avec le libre échange, pour protéger les secteurs stratégiques.

Ce modèle s'appuie ensuite sur un marché du travail encadré ou, mieux encore, négocié. Comme on le voit dans le modèle allemand ou scandinave, les négociations entre patronat et syndicats visent en effet à rendre les entreprises compétitives sur le plan international. Dans le même temps, les syndicats associés à la stratégie par le biais de la cogestion, s'assurent que leurs concessions salariales sont compensées par un effort d'investissement en faveur de l'emploi, de la formation et de la technologie sur le territoire national.

La gouvernance des entreprises enfin y favorise le long terme. Dans les pays gouvernés par le modèle commercial-industriel, l'actionnariat des entreprises favorise le développement productif sur la longue durée en s'appuyant sur un arsenal législatif et réglementaire qui permet de protéger les entreprises contre les OPA hostiles. Il existe un relatif consensus entre l'Etat et les partenaires sociaux en vue d'éviter les déséquilibres issus de la mondialisation et de maintenir l'autonomie du pays.

Ce sont sur ces exemples forts que s'appuie Jean-Louis Beffa pour proposer des mesures permettant à notre pays de développer à nouveau l'industrie et l'emploi sur le territoire national dans le contexte de la mondialisation. Le développement de l'actionnariat salarié, la lutte contre le contrôle rampant, la relance des grands programmes d'innovation faisant toute sa place au secteur productif et en particulier aux PME ou encore l'adaptation de la politique fiscale à cet enjeu prioritaire sont quelques uns des ingrédients clés de l'arsenal industriel à mettre en place.

Une stratégie européenne

Or, comme le souligne Stéphane Israël, entre la France et le monde, il y a l'Europe. Le combat pour l'industrie doit donc conduire, dans le cadre de la stratégie "UE 2020", à infléchir le cadre européen largement influencé aujourd'hui par le modèle libéral-financier dans un sens plus favorable à l'industrie et à l'emploi en visant notamment une relance des grands projets structurants, une remise en cause de la politique de concurrence européenne et un rôle de la BCE plus favorable à l'activité. 

Ces mesures doivent également s'accompagner d'une lutte plus ferme contre les distorsions de concurrence (sociales, environnementales, monétaires) dans le cadre du G20 et d'une politique de conquête ambitieuse des grand marchés émergents.

On peut se réjouir à cet égard que, sans sous-estimer les efforts de rigueur à mettre en oeuvre mais au contraire en s'appuyant sur la discipline qui en découle, la conjoncture politique interne à l'Europe apparaisse aujourd'hui relativement plus favorable à une telle orientation qu'elle ne l'a été au cours des dernières années.

Il en va de même en externe du double point de vue de la coopération pour ne pas pénaliser la croissance mondiale et de la compétition pour cesser d'opposer aux politiques volontaristes  mises en oeuvre par les Etats-Unis, la Chine ou le Japon un angélisme destructeur. Une Europe puissance doit à présent s'affirmer avec force contre les mirages ravageurs d'une finance sans visage et d'un territoire sans projet.

Il y a encore dix ans - nous nous battions alors dans l'industrie auprès des pouvoirs publics ou autour des sites de production sans être entendu contre cette tendance catastrophique -, tout le monde ou presque voulait se débarrasser des usines sur le territoire national. L'industrie fait aujourd'hui de nouveau consensus. Il faut concrétiser cette chance historique de reconquérir le développement économique et l'emploi dans notre pays.

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(1) Jean-Louis Beffa : La France doit choisir, Seuil, 2012

(2) Fernand Braudel : L'identité de la France, Arthaud-Flammarion, 1986

(3) Stéphane Israël : Pour une nouvelle politique industrielle, Terra Nova, 2010