Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

02/06/2013

L'intelligence et le courage (un déjeuner avec Anne Méaux)

A l'invitation de Pierre Gadonneix, Anne Méaux intervenait récemment au Cercle Interallié devant le Harvard Club  de France sur le thème "communication et stratégie". De ses premières armes, la patronne d'Image 7 conserve une passion pour les affaires publiques que tous ceux qui ont voulu transformer le monde à vingt ans connaissent bien.

Sous des dehors désormais raisonnés, on devine en effet aisément ce que fut l'élan de la politique chez celle que Giscard d'Estaing, impressionné autant par sa fougue que par son premier prix de version latine, engagea à l'Elysée à ses côtés. Puis il y eut l'expérience libérale de la première cohabitation, à l'issue de laquelle nombre de jeunes conseillers partirent créer leur société de conseil en communication.

C'est la voie qu'elle choisit elle-même par un mélange d'indépendance et de désenchantement. "Ce qui manque le plus en politique, attaque-t-elle d'emblée, ce n'est pas tant l'intelligence que le courage". Au carrefour des marchés économique, financier, politique et médiatique, celle qui a su imposer Lakshmi Mittal en France veille ainsi, depuis lors, sur la communication de bon nombre de patrons du CAC 40.

Seulement voilà : elle fait le job aux côtés de ces dirigeants avec une liberté de pensée et de ton revendiquée qui est à la fois sa marque de fabrique et la clé de son efficacité. Pas question de se laisser embarquer dans l'argutie ou l'évitement, à l'heure où s'imposent partout la transparence et la suspicion.

Avec elle, on va à l'essentiel. Voilà quinze ans d'histoire institutionnelle résumés à deux figures : "le roi fainéant" et "l'agité du bocal", et un programme de communication présidentiel à deux notions : rigueur et justice - un discours de la méthode nécessaire, mais qui ne dit rien du projet. Aucune mise en cause par ailleurs du travail de Mediapart au moment de l'affaire Cahuzac. Les gauchistes d'hier ont souvent viré libéraux. Les vrais libéraux, inversement, ne rechignent jamais à une dose de subversion.

Ce qui frappe en réalité chez Anne Méaux, c'est la politique sans le militantisme, dans un domaine où il est toujours difficile de choisir entre la vérité et la puissance, le témoignage et l'action. Cela lui donne cette mobilité intellectuelle, cette liberté de mouvement même, que confèrent les engagements précoces à ceux qui ont su les importer, les transformer et les faire vivre par la suite dans leur vie professionnelle avec honnêteté, exigence, mais aussi avec indépendance à l'égard des coteries aussi bien que des convenances - et des esprits plus conservateurs pourraient en effet s'étouffer d'un certain nombre de ses propos.

Si, comme elle le dit, "la communication fait des merveilles, non des miracles", alors l'essentiel pour elle y est rigueur, travail et process. C'est une équation à laquelle un peu d'inspiration et de réseaux ne peut pas nuire. Une inspiration qui ne relèverait pas de la magie, mais de la pluridisciplinarité ; et des réseaux conçus, non comme de petits arrangements entre amis, mais comme un creuset de cercles vivants et divers.

Il reste que, selon elle, la communication ne fait pas une stratégie. Face à la pensée magique, dans un contexte où la communication s'érige partout en objet de communication en tant que telle, on voit bien la nécessité du recadrage. Le quoi ne se confond pas avec le comment, le point de départ n'est pas le point d'arrivée ; accessoirement, la prétention ne fait pas la compétence.

Mais, outre le fait que la qualité de sa déclinaison détermine en grande partie l'efficacité de sa mise en oeuvre, la qualité de la stratégie est aussi fonction de la capacité de l'organisation à la fois à s'immerger dans son environnement, à être irriguée d'idées porteuses et à entraîner le corps social de l'entreprise. Or, ce sont là autant de terrains naturels pour la communication.

28/05/2012

Reconstruire (2) Développer l'industrie : une autre politique est possible

Un essai sur l'industrie (1) qui commence par : "Pendant quarante ans, j'ai travaillé à la gestion d'une entreprise de dimension mondiale" mérite autant d'attention qu'un ouvrage d'histoire qui s'ouvrirait par : "Je le dis une fois pour toutes : j'aime la France avec la même passion, exigeante et compliquée que Jules Michelet" (2). Dans les deux cas, il faut s'y arrêter.

Dans un pays où, comme le rappelle Stéphane Israël, la part de l'industrie dans la valeur ajoutée est passée en dix ans de 22 à 16% du PIB (contre 30% pour l'Allemagne) (3) et où près de 300 000 emplois ont été détruits depuis la crise sans compter les plans sociaux en cours, un profond malaise et une casse sans fin se sont installés sous l'effet de l'adoption par notre pays du modèle que Jean-Louis Beffa qualifie de "libéral-financier". Un modèle qui, pour l'essentiel, se concentre sur la maximisation du profit des actionnaires à court terme au détriment de la prise en compte de toutes les parties prenantes sur le plus long terme.

Or, d'autres modèles sont possibles, souligne Beffa, "qui permettent une intégration à long terme des économies dans la mondialisation et la réconciliation des citoyens avec les entreprises". L'ancien patron de Saint-Gobain vise ici le modèle dit "commercial-industriel" incarné non seulement par l'Allemagne, mais aussi par des pays comme le Japon, la Chine, la Corée du Sud ou encore la Finlande. 

Au passage, Jean-Louis Beffa casse l'idée selon laquelle le monde serait aujourd'hui livré à la domination uniforme du libéralisme ; il existe au contraire une multitude de modèles - le modèle "rentier" et le modèle "autocentré" viennent compléter les deux types précédemment cités - dont la question clé est toujours d'optimiser dans un pays donné le rapport entre le cadre institutionnel, la culture nationale et le système productif.

Or, si l'industrie est l'élément essentiel de ce modèle, c'est que, comme le rappelle encore Stéphane Israël, celle-ci porte plus de 80% des dépenses de R&D et des exportations et commande l'essentiel de la demande de services adressée à l'économie. Un tel développement permettrait également de mieux intégrer la révolution écologique et notamment la transition énergétique en cours.

Un modèle commercial-industriel

L'analyse des modèles industriels s'articule selon Beffa autour de trois variables principales : la place accordée aux actionnaires dans la gestion des entreprises ; le système d'innovation ; et enfin les relations sociales. 

Le modèle commercial-industriel se caractérise à cet égard par trois choix essentiels.

Une politique mercantiliste fondée sur l'exportation tout d'abord. L'objectif est d'atteindre une balance commerciale positive dont la production de biens, au contraire de celles des services, est partout dans le monde un déterminant essentiel. L'Etat joue un rôle central pour stimuler la croissance des entreprises et, dans une certaine mesure largement compatible avec le libre échange, pour protéger les secteurs stratégiques.

Ce modèle s'appuie ensuite sur un marché du travail encadré ou, mieux encore, négocié. Comme on le voit dans le modèle allemand ou scandinave, les négociations entre patronat et syndicats visent en effet à rendre les entreprises compétitives sur le plan international. Dans le même temps, les syndicats associés à la stratégie par le biais de la cogestion, s'assurent que leurs concessions salariales sont compensées par un effort d'investissement en faveur de l'emploi, de la formation et de la technologie sur le territoire national.

La gouvernance des entreprises enfin y favorise le long terme. Dans les pays gouvernés par le modèle commercial-industriel, l'actionnariat des entreprises favorise le développement productif sur la longue durée en s'appuyant sur un arsenal législatif et réglementaire qui permet de protéger les entreprises contre les OPA hostiles. Il existe un relatif consensus entre l'Etat et les partenaires sociaux en vue d'éviter les déséquilibres issus de la mondialisation et de maintenir l'autonomie du pays.

Ce sont sur ces exemples forts que s'appuie Jean-Louis Beffa pour proposer des mesures permettant à notre pays de développer à nouveau l'industrie et l'emploi sur le territoire national dans le contexte de la mondialisation. Le développement de l'actionnariat salarié, la lutte contre le contrôle rampant, la relance des grands programmes d'innovation faisant toute sa place au secteur productif et en particulier aux PME ou encore l'adaptation de la politique fiscale à cet enjeu prioritaire sont quelques uns des ingrédients clés de l'arsenal industriel à mettre en place.

Une stratégie européenne

Or, comme le souligne Stéphane Israël, entre la France et le monde, il y a l'Europe. Le combat pour l'industrie doit donc conduire, dans le cadre de la stratégie "UE 2020", à infléchir le cadre européen largement influencé aujourd'hui par le modèle libéral-financier dans un sens plus favorable à l'industrie et à l'emploi en visant notamment une relance des grands projets structurants, une remise en cause de la politique de concurrence européenne et un rôle de la BCE plus favorable à l'activité. 

Ces mesures doivent également s'accompagner d'une lutte plus ferme contre les distorsions de concurrence (sociales, environnementales, monétaires) dans le cadre du G20 et d'une politique de conquête ambitieuse des grand marchés émergents.

On peut se réjouir à cet égard que, sans sous-estimer les efforts de rigueur à mettre en oeuvre mais au contraire en s'appuyant sur la discipline qui en découle, la conjoncture politique interne à l'Europe apparaisse aujourd'hui relativement plus favorable à une telle orientation qu'elle ne l'a été au cours des dernières années.

Il en va de même en externe du double point de vue de la coopération pour ne pas pénaliser la croissance mondiale et de la compétition pour cesser d'opposer aux politiques volontaristes  mises en oeuvre par les Etats-Unis, la Chine ou le Japon un angélisme destructeur. Une Europe puissance doit à présent s'affirmer avec force contre les mirages ravageurs d'une finance sans visage et d'un territoire sans projet.

Il y a encore dix ans - nous nous battions alors dans l'industrie auprès des pouvoirs publics ou autour des sites de production sans être entendu contre cette tendance catastrophique -, tout le monde ou presque voulait se débarrasser des usines sur le territoire national. L'industrie fait aujourd'hui de nouveau consensus. Il faut concrétiser cette chance historique de reconquérir le développement économique et l'emploi dans notre pays.

_____

(1) Jean-Louis Beffa : La France doit choisir, Seuil, 2012

(2) Fernand Braudel : L'identité de la France, Arthaud-Flammarion, 1986

(3) Stéphane Israël : Pour une nouvelle politique industrielle, Terra Nova, 2010

27/05/2012

Reconstruire (1) Bâtir la confiance : du conflit à la communauté d'intérêts

S'agissant de notre pays, le problème de la confiance était diagnostiqué de longue date. Alban, Cahuc et Zylberberg lui donnent opportunément une nouvelle vigueur (1). Sur l'échelle de la confiance mesurée par le World Value Survey, la France se classait en effet en 2007 au 58e rang sur 97 pays ; et seuls 22% des Français déclaraient, dans la même enquête, faire confiance aux autres. Selon les auteurs, "les Français ont le sentiment de vivre dans une société où la coopération est l'exception plus que la règle". Ils ajoutent : "Cette situation provient d'un système cohérent fondé sur la hiérarchie et le statut".

Primauté des relations sociales

Modèle social envié, infrastructures de qualité, douceur de vivre : notre modèle ne manque certes pas d'atouts mais il cache aussi, même si c'est avec de plus en plus de difficultés, un mal-être réel, profond et grandissant. Stress, angoisse, suicides, dépressions, conflits, découragement, manque de reconnaissance et de motivation : la liste des symptômes de ce malaise est, de fait, aussi longue que déprimante.

La défiance serait ainsi "au coeur de notre mal" en détruisant le lien social alors que toutes les recherches montrent que le bien-être est essentiellement fonction de la qualité des relations sociales. De l'immense machine à trier qu'est devenue l'école sous couvert de méritocratie jusqu'aux relations conflictuelles et corsetées qui marquent le monde du travail en passant par les réflexes corporatistes et les conflits d'intérêts, la défiance traverse la société, crispe les relations sociales et handicape le potentiel économique.

Pourtant, la situation n'est pas sans issue. Au-delà de la question de l'école, que l'on a déjà évoquée dans ces chroniques et sur laquelle on reviendra par ailleurs, les auteurs insistent tout particulièrement sur les mesures de nature à restaurer l'exemplarité des pouvoirs publics. Ils prônent l'entrée dans le droit français de la notion de conflit d'intérêts et un renforcement des pouvoirs d'investigation de la Commission pour la transparence financière de la vie politique, suivant en cela les recommandations formulées par des sources indépendantes telles que Transparency International.

Une démocratie plus vivante

Autre exception française, le cumul des mandats gagnerait à être interdit en s'appuyant notamment sur les recommandations assez strictes du Livre vert piloté par le haut-commissaire à la jeunesse, Martin Hirsch, en 2009. Un statut de l'élu, qu'il soit politique, associatif ou syndical, pourrait aider au processus. Au-delà de la clarification de l'intérêt public que cela permettrait, je vois surtout pour ma part dans cette mesure une occasion d'apporter plus de fluidité et de fraîcheur à la vie démocratique dans notre pays.  

Chefs et cadres d'entreprise, responsables associatifs, femmes engagées dans la vie socio-économique, jeunes générations formées au terrain ou à l'international, représentants de minorités sélectionnés pour des réalisations innovantes : l'implication de catégories plus diverses contribuerait grandement à construire une société plus participative dans laquelle la politique ne serait plus la chose de professionnels, les grands enjeux de réforme seraient largement partagés et les mesures proposées s'élaboreraient au plus près des dynamiques créatives à l'oeuvre dans la société. Des think tanks montrent là-dessus une voie qui devrait également permettre un développement plus audacieux de l'expérimentation et de l'innovation dans notre pays.

Un changement puissant

Des méthodes innovantes ont été élaborées dans le monde socio-économique pour bâtir la confiance entre les acteurs (2). Pour les avoir mises en oeuvre concrètement dans des environnements difficiles et exigeants, je peux témoigner de leur puissance, c'est-à-dire de leur capacité à fédérer pour agir collectivement de façon plus harmonieuse et plus efficace lorsqu'on les combine avec des responsables de qualité, une dynamique de projet et la capacité à faire vivre le lien entre la stratégie et le terrain.

Avec les adaptations qui s'imposent, elles ne sont pas hors de portée d'une approche politique plus large qui viserait à rassembler d'une façon qui viserait moins la prochaine échéance électorale que l'évolution du pays vers un degré supérieur de maturité et de coopération à partir d'un corpus sérieux et cohérent de réformes. Il s'agit en somme, comme le souligne Julie Coudry sur son blog, de passer du conflit d'intérêts à la communauté d'intérêts. L'expérience canadienne des années 90 associant réformes structurelles et légitimité citoyenne à partir d'une situation très dégradée des finances publiques représente à cet égard un exemple très intéressant de ce que l'on peut faire dans ce domaine.

"Il est impossible d'avoir confiance en autrui lorsque le manque d'exemplarité des dirigeants suscite l'incivisme. Rétablir la confiance dans nos dirigeants en faisant en sorte qu'ils soient le plus exemplaires possible est la première des nécessités" concluent les auteurs. Les premiers signes donnés par le nouveau gouvernement en termes de baisse des rémunérations de ses membres, d'exigence déontologique ou de relance de la négociation avec les partenaires sociaux semblent de ce point de vue aller dans la bonne direction.

 _____

(1) Yann Algan, Pierre Cahuc & André Zylberberg, La fabrique de la défiance... et comment s'en sortir, Albin Michel, 2012

(2) Hervé Sérieyx & Jean-Luc Fallou, La confiance en pratique - Comment fait-on ? Des outils pour agir,  Maxima, 2010

14/11/2010

Révolution pour l'éducation (2) Le plaidoyer de Pennac (le problème de la noyade)

Evoquer de nouveau les questions relatives à l'éducation me replonge dans le livre de Daniel Pennac, "Chagrin d'école", que j'avais lu avec intérêt il y trois ans et qui, sous un angle trop souvent ignoré ou mal traité par le système éducatif, me paraissait juste. Lorsque le débat sur le sujet finit par parler de tout : des programmes, des horaires, des profs, des débouchés, des aides... etc, sauf de l'expérience des élèves, ce n'est sans doute pas inutile de faire un sort au récit des infortunes de l'élève contemporain.

"Tu crois qu'il s'en sortira un jour ?" s'inquiète, en ouverture du livre, la mère de Pennac auprès de son mari. "C'est que je fus un mauvais élève et qu'elle ne s'en est jamais tout à fait remise" poursuit l'auteur. Une année entière pour retenir la lettre a... mais un apprentissage qui finit tout de même par le mener à une licence de lettres en 1968. Ce qui fait alors dire à son père, gentiment ironique (il y eut tôt entre eux une relation de connivence) : "Il t'aura fallu une révolution pour la licence, doit-on craindre une guerre mondiale pour l'agrégation ?".

Un livre de plus sur l'école ? "Non, un livre sur le cancre ! s'écrie Pennac. Un livre sur la douleur de ne pas comprendre et ses dégâts collatéraux". Le cancre, c'est en effet celui pour qui "les mots du professeur ne sont que des bois flottants auxquels le mauvais élève s'accroche sur une rivière dont le courant l'entraîne vers les grandes chutes. Il répète ce qu'a dit le prof. Pas pour que ça ait du sens, pas pour que la règle s'incarne, non, pour être tiré d'affaire, momentanément, pour "qu'on me lâche". Ou qu'on m'aime." Le propre des cancres, c'est qu'ils se racontent en boucle l'histoire désespérée de leur cancrerie sur le thème du "je suis nul", "je n'y arriverai pas"...

Dans le cas Pennac malgré tout, pas plus d'explication sociale que familiale. On a affaire à "un cancre sans fondement historique, sans raison sociologique, sans désamour : un cancre en soi"... Mais un cancre joyeux à l'extérieur de la classe - clase qui ne lui donne qu'une seule envie : fuir - et plutôt habile aux jeux. Si cela avait été d'époque, Pennac aurait rejoint une bande, le bonheur de pouvoir se dissoudre tout en ayant la sensation de s'affirmer"... Lorsqu'il fait échouer par son silence les enquêtes sur les bêtises du moment, il y aurait une sorte de volupté vengeresse du cancre à faire échec à un système qui, au fond, se mettrait lui aussi à avoir peur de ce dont il serait capable. Ce qui fait dire justement à l'auteur : "La naissance de la délinquance, c'est l'investissement secret de toutes les facultés de l'intelligence dans la ruse".

Ce qui sauve alors, ce ne sont pas les experts éclairés, ce sont les profs bienveillants qui comprennent que ce n'est pas fondamentalement un problème de capacité intellectuelle mais de verrou psychologique. C'est le syndrome de "l'oignon qui entre dans la classe : quelques couches de chagrin, de peur, d'inquiétude, de rancoeur, de colère, d'envies inassouvies, de renoncements furieux, accumulées sur fond de passé honteux, de présent menaçant, de futur condamné"... Et qui persévèrent, ces éducateurs, dans leur tentative de sauver le noyé. Qui cassent cette vision abyssale d'un futur sans avenir qui, de sermons en moqueries, finit par développer une passion en effet, mais pour l'échec. D'ailleurs, quand Pennac lui-même devient prof dans les années 80, le contexte social de l'époque n'arrange guère les choses : c'est "chômage et sida pour tout le monde".

En mettant en relation les doutes de l'adolescent et l'angoisse du retraité, Pennac souligne combien nous pouvons passer une bonne partie de notre vie à jouer des rôles qu'au fond, nous n'incarnerions pas vraiment. " Maléfice du rôle social pour lequel nous avons été instruits et éduqués, et que nous avons joué "toute notre vie", soit une moitié de notre temps de vivre : ôtez-nous le rôle, nous ne sommes même plus l'acteur. Ces fins de carrière dramatiques (Pennac prend l'exemple d'un coordonnier et d'un dirigeant politique) évoquent un désarroi assez comparable à mes yeux au tourment de l'adolescent qui, croyant n'avoir aucun avenir, éprouve tant de douleur à durer. Réduits à nous-mêmes, nous nous réduisons à rien. Au point qu'il nous arrive de nous tuer. C'est, à tout le moins, une faille dans notre éducation". 

La vie du cancre relève souvent d'un mélange de "sidération mathématique et de paralysie mentale", sur fond de perplexité syntaxique pourrait-on ajouter. Dans ce contexte, le cancre investit une partie non négligeable de sont temps à échafauder les mensonges qui vont l'excuser jusqu'au : "C'est ma mère !... Elle est morte" de Truffaut. Ce qui le sauve ? Des professeurs bienveillants, ou ingénieux - tel professeur de français qui, s'extasiant de l'inventivité des ruses du cancre, finit par lui commander un roman - sujet libre ; ou tel autre l'aiguillant vers des lectures marquantes (dont le "Mythologies" de Barthes pour Pennac). Un désir de s'épanouir soudain à l'ombre, puis dans le sillage d'un prof exemplaire. Et bien sûr, des amours, surtout quand elles tirent vers le haut - une hypokhâgneuse pour l'auteur alors qu'il est encore en terminale. Et puis, chez les plus jeunes, cette idée simple et solide qu'il faut soigner le mal imaginaire non pas des encouragements généraux, mais par une pratique reprise, relancée, renouvelée de la matière qui pose problème. En lieu et place des usuelles jérémiades socio-psychologiques, du travail, de l'attention et, de la part du prof, et de l'inventivité.

Au fond, nous dit Pennac, ce qui fait la différence entre les bons élèves et les élèves à problèmes, c'est la vitesse d'incarnation, la capacité à être présent ici et maintenant sur une matière ou un sujet donné. Ce qui renforce la nécessité pour le professeur, non pas d'ânnoner une leçon comme c'est trop souvent le cas, mais d'être réellement présent, d'animer une matière et, ce faisant, de se donner une petite chance d'allumer une étincelle dans le regard de l'enfant perdu, toujours un peu ailleurs. Au rebours de quelques fadaises pédagogiques faciles (notation avilissante, calcul mental abrutissant, dictée réactionnaire, etc), un peu de rituel ne peut pas faire de mal dans ce contexte, tel celui consistant à établir un peu de vrai silence avant de commencer le cours à proprement parler.

Chez Pennac, le prof, on faisait des dictées, beaucoup de dictées, et on apprenait par coeur, des textes, beaucoup de textes. Explication : "En apprenant par coeur, je ne supplée à rien, j'ajoute à tout. Le coeur, ici, c'est celui de la langue". Constant, Rousseau... Peu à peu, on passe de l'exercice de la mémoire à l'intelligence des textes, sans écarter le jeu à l'occasion, l'agilité qu'il développe, le plaisir qu'il renforce, la fierté qu'il affermit lorsque le défi lancé se trouve relevé. Pennac se spécialise sur les collèges où l'on échoue beaucoup, où peu à peu les ados s'abandonnent à leur sort en se traînant avec peine jusqu'au lycée ou vers des voies de garage, "ne sachant point user d'eux-mêmes et ne mettant leur être que dans ce qui était étranger à eux". (Rousseau).

Remède : leur réapprendre l'effort et, pour cela, leur redonner le goût de la solitude et du silence, celle de la maîtrise du temps aussi, donc de l'ennui. En finir avec la "pensée magique" qui donne l'impression qu'on n'y arrivera jamais, rompre le sortilège du zéro en orthographe par exemple. Mais la pensée magique, ce pourrait être aussi la façon dont, au sein de l'Education nationale, chacun de la maternelle (c'est la faute des parents) à l'université (c'est la faute au lycée) est prompt à trouver des coupables en s'exonérant de l'affaire. Le débat s'étend bien sûr aux familles, aux écoles de pensée ("pédagogues bêtifiants" contre "Républicains élististes") et aux sensibilités politiques (en gros, le camp de l'effort et celui de l'injustice).

Une fois de plus, l'approche quantitative primerait sur des interrogations de fond de nature plus qualitative, et les délices de la rhétorique l'emporteraient sur la passion du progrès.

04/10/2010

La société de l'affiliation (2) La référence et la fronde

Le tiers parti

Le réréfencement des trajectoires

Que le double l’emporte désormais sur le réel, cela ne va pas sans un flottement des identités et, partant, d’un besoin de légitimation par un tiers parti. Dans un univers marqué par les doutes nés de l’auto-valorisation de soi, des arabesques de l’auto-fiction et de l’éclatement des vérités objectives, le tiers est celui qui signale, recommande et valide. La marque et la trace à la même enseigne : pour l’entreprise comme pour l’individu, off et online, le tiers est la nouvelle source de la légitimité.  Les corps intermédiaires sont morts, les tiers partis s’affirment : le réseau l’emporte sur l’institution et avec lui, le référencement individuel sur la représentation collective.

Cette émergence du tiers-parti va de pair avec un certain effacement de la frontière privé-public devenue, par nécessité, plus poreuse. Le cercle privé commençait à tourner en rond et la sphère publique à ne tourner plus rond. A l’heure d’Internet, être privé, c’est être « privé de » – tout à la fois, d’une reconnaissance, d’une contribution, d’un partage : d’une parole. Ces deux pôles sont aujourd’hui séparés moins par une frontière étanche que par une ligne tracée en fonction des situations. Facebok, à cet égard, n’est même plus un laboratoire avancé de ce brouillage des lignes : c’est le carrefour vivant des nouvelles logiques d’affiliation à la fois sélectives – on choisit – et transversales – on explore.

La primauté du commentaire

Modèle universel de la nouvelle société de l’affiliation, Facebook propose aussi l’agrégation d’un sens à la carte dans lequel se manifeste non seulement l’appartenance souple à une communauté, mais aussi un décryptage de l’actualité (ou un partage des vicissitudes de l’existence). En ce sens, le commentaire répond à l’information comme l’affiliation répond à la défiance. L’écosystème des relations agit comme un « écho-système » des contributions. A travers les liens partagés, l’information n’est jamais que le point de départ d’une discussion à laquelle chacun participe en fonction de son intérêt et de son humeur dans une logique de réciprocité, de respect – de différence mesurée.

Un forum permanent et, plus encore, un agrégateur vivant qui souligne encore, via les tiers, l’importance prise par l’affiliation comme système volontaire de prescription. Du réseau de voisinage à l’association d’anciens élèves, du site corporate au blog high tech, plus guère de communications qui ne s’appuient sur le témoignage, la référence, la recommandation. La communication est redevenue une expérience partagéede la communication.

L’ère de la fronde

« Parler juste »

L’on pourrait donc parler de tout et de n’importe quoi, n’importe comment, avec n’importe qui ? Jamais en réalité l’auto-régulation n’a été plus prégnante que dans la nouvelle société de l’affiliation. Le statut libre et engagé qui définit l’individu contemporain débouche sur l’exigence d’un « parler juste » au sein de communautés en réseaux dont il faut respecter les intérêts et les codes et de conversations en actions dont chacun est encouragé à renforcer l’impact.  Il s’agit de parler juste. Le « parler vrai » se soumettait essentiellement à la nécessité d’un accord objectif sur les faits ; le « parler juste » exprime la revendication d’un constat factuel qui soit le point de départ d’une communication-action équitable.

Entendons-nous : ce « parler juste » n’a rien de programmatique. Il entérine même la primauté de l’économique et du culturel sur le politique, qui n’est plus guère en charge dans le désordre économique ambiant que du soft. Du régalien sans gourmandise. Dans un environnement marqué par l’incertitude et la complexité, le « parler juste » ne comprend pas une certitude sur les fins : il est essentiellement une exigence de méthode. Ce double paramètre : incertitude sur les fins, exigence de méthode, révèle d’ailleurs en passant une relative hybridation des modèles culturels français et américain tendant à associer justice et efficacité : une philosophie de la délibération d’un côté, une culture du processus de l’autre. La bonne direction (souhaitable) plutôt que le bon objectif (incertain). Pour boucler la relative universalité de ce système, on notera que le modèle chinois appuie cette évolution en insistant davantage sur une élaboration progressive que sur un but prédéterminé.

Sarcasmes et guerillas

Que le politique ou l’entreprise s’éloigne de cette double exigence de justice et d’efficacité, se dispense d’être exemplaire ou se mette à tourner en rond, et c’est le signal de la mobilisation. Lorsque les conditions d’une telle approche ne sont pas réunies en effet, plus qu’une contestation organisée, c’est une fronde véhémente et ponctuelle qui surgit, s’étend et se renforce pour rétablir ce que l’institution échoue à garantir.

A nouveaux médias, nouvelles guerillas – mobiles, inventives : efficaces.  Pas de temps mort dans cette veille constante, figure retournée de la crise permanente. Dans les périodes de faible conflictualité, on glisse simplement de la guerilla au sarcasme, prise de position ironique ou décapante qui permet d’ailleurs tout autant d’exprimer une critique que de vérifier une appartenance. Le sarcasme, c’est l’extension du « fun » au débat public, c’est le nouvel « infotainment » sous l’influence des nouveaux prescripteurs.

Le nouveau visage de la mondialisation

Dans la société de l’affiliation, chacun devient membre d’une communauté-monde, partie prenante d’un continuum de relations et d’opportunités allant du local au mondial. Comme il y a une géographie des perceptions, il y a un monde mental essentiellement dessiné par un ensemble d’expériences et de connexions. La cartographie des relations devient le prolongement de la carte d’identité (au sens d’ailleurs propre sur Facebook, via l’application « TouchGraph »). Finis les menus imposés : cette communauté définit un monde à la carte, une sorte d’écosystème interpersonnel, association libre d’individus construisant des liens d’affinités et de partenariat, permettant de partager des préoccupations et des préférences mais suffisamment souple en même temps pour laisser à chacun la liberté de développer ses propres projets de façon autonome.

Philosophie de la co-production des trajectoires et des identités éminemment relationnelle et collaborative, l’affiliation renouvèle les questions inaudibles du siècle précédent tout en remplissant les vides de celui qui commence. Synthèse inédite du collectif et de l’individuel apparue de façon organique en réponse à la crise, elle pallie à l’éclatement de la filiation comme à la déshérence des partis. Avec cette révolution silencieuse, la morale reprend de la vigueur sous la forme à la fois soft et exigeante de l’éthique, l’existentialisme se refait une santé communautaire, la mondialisation prend un visage et un sens plus engageants : celui d’une exploration valeureuse, stimulante et partagée.