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25/01/2009

Inauguration Day, au Docks (PS) Si par une nuit d'hiver... (le homard et la palourde)

12 est une note honorable sanctionnant un bon dîner qui, dans le cas du Docks, a souffert davantage d'une exigence poussée en matière de cuisine italienne que d'une faiblesse intrinsèque - le pour-soi de l'en-soi, en quelque sorte : ce n'est pas la pâte en soi (pas plus que la palourde) qui font question, c'est l'idiosyncrasie du goûteur.

Sur ce, rien de tel que de repasser furtivement le soir suivant au lieu dit pour vérifier la première impression. Faire simple. Un lobster roll, sorte de sandwich ouvert, composé d'une farce fraîche de homard et de concombre notamment, est un délice. Il est accompagné de French fries, qui faisaient encore récemment débat au bar en question - la décision du Congrès de les rebaptiser en Freedom fries le lendemain du discours de Villepin à l'ONU reste encore dans les mémoires à New York comme une sorte de cauchemar conjugué de l'intelligence et de l'humanisme.

Passons. La bouteille de Ketchup est inévitable, mais elle est ici aussi culturellement nécessaire que gastronomiquement superflue. Une Samuel Adams fera très bien l'affaire. L'endroit se confirme comme une adresse plus que respectable, aussi amicale au comptoir que familiale en salle - on vient en particulier y déguster de généreux homards, ou bien des Saint Jacques du Maine. Un petit côté Art déco à la fois sobre et soigné. Et une francophilie indéniable, qui transparaît à travers de belles affiches des années trente, l'une, la "Quinzaine du poisson", annonçant une exposition au Grand Palais (janvier-février 1933) sponsorisée par le Musée de la marine, l'autre faisant la promotion d'une association de pêcheurs - toutes deux en français.

Cette collation tourne autour d'une trentaine de dollars et tire le 12 vers le 14, sans hésitation, aussi bien pour la qualité de la cuisine (une cuisine sharp, dont il faut encore souligner l'économie de moyens, assez singulière aux Etats-Unis où il faut souvent montrer autant que faire) que pour le décor à la fois public et intimiste, ou encore l'ambiance chaleureuse.

Une adresse qui s'impose pour le dîner léger en celibataire d'un dimanche d'hiver et de travail, quand New York se laisse peu à peu envelopper d'une neige doucement envahissante - festive sur Broadway, presque immaculée sur West End, féérique sur Riverside, à deux pas de l'Hudson River dont on distingue à peine les flots dans le halo que forment les nuées de flocons devant les lumières du New Jersey. Obama évoquait ce dimanche depuis Baltimore, en route vers Washington, les temps difficiles qui attendent les Américains, sur les écrans de CNN, Wall Street s'enfonce un peu plus dans la crise. Mais c'est comme si cette neige, dans un climat froid qui se stabilise en douceur autour de zéro, redonnait à tout cela l'allure festive, rassurante, miraculeuse des nouveaux départs.
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Un autre soir, un dîner de retrouvailles (il a planché communication en Angleterre, elle lingerie à Hong-Kong). Une table parfaite, côté restaurant, surplombant le bar et la brasserie. Ambiance à la fois chaleureuse et calme, en milieu de soirée. Un Manhattan roll (tempura de crevettes, avocat, riz, assaisonnements divers) pour deux, et homard puttanesca - une merveille -, le tout accompagné d'une bouteille de Fumé blanc californien. Ni dessert, ni café. Un incontestable 14 qui confirme définitivement une adresse de référence dans ce quartier. Compter cette fois aux alentours de 130$ pour deux, pourboire inclus.

21/01/2009

Inauguration Day, au bar (2) Au Docks (se concentrer sur les belles choses)

Cela fait longtemps que vous passez devant l'endroit, qui se trouve être à deux pas de la maison en remontant Broadway vers le nord. Vous y avez même fait un repérage un jour en passant, parce que rien ne vaut, en ces matières importantes et délicates, une prise de température personnelle. Un beau soir, pas plus tard que samedi dernier, vous vous y arrêtez pour de bon. Entre la salle, un peu surélevée et tout en longueur sur votre droite, la partie brasserie au centre et le bar - une organisation qui rappelle Lindey's, la brasserie qui, au beau milieu du Midwest, vous faisait office de cantine -, votre choix est fait. Vous filez au bar, vous savez bien que, si l'on y est parfois un peu plus à l'étroit, on y est aussi plus libre. C'est aussi pourquoi on y dit généralement plus de bêtises, avec une générosité qui n'est guère dupe d'elle-même, ce qui reste, à cette stricte condition près qui rend la bêtise praticable, un des droits fondamentaux de la personne humaine. En quoi tous les bars de la planète s'apparentent d'ailleurs à une sorte d'immense réserve naturelle.

Pour autant, vous n'êtes pas au zoo mais au restaurant. Que l'on vous prenne pour un reporter comme le psychologue juif assis à votre gauche (vous êtes trop cool le week-end) ou pour un espion comme le déménageur arriéré de Columbus (et parfois inutilement mystérieux sur vos activités), il convient de passer à l'action (peut-être devriez-vous au passage en tirer la leçon et agir plus rapidement pour couper court aux rumeurs). La spécialité de l'endroit, ce sont les fruits de mer ; il n'y a que quelques poissons mais beaucoup de coquillages. Originalité, qui fait songer cette fois au japonais sur Castro, à San Francisco : c'est un chef japonais qui porte un soin maniaque à des couteaux de tueur en série, à l'extrémité du bar et à l'opposé de la cuisine, qui règne en maître non seulement sur les fruits de mer, mais aussi sur une sélection de japanese rolls qui ont l'air tout à fait recommandables.

Vous optez pour des linguine aux fruits de mer - un peu plus larges que les n°7 de De Cecco, l'étalon absolu en ce domaine, et c'est dommage parce que, techniquement, cela nuit un peu à la fluidité de l'ensemble, notamment au moment d'enrouler les pâtes. Celles-ci sont préparées avec des palourdes et cuisinées au vin blanc, l'option au vin rouge existe aussi, mais elle vous a toujours paru suspecte, comme la faute de goût qui consiste à associer du parmesan avec des pâtes aux fruits de mer - on se fait virer d'un restaurant sicilien de la côte pour moins que ça. Là-dessus, la barmaid black, au demeurant amicale, élégante et pro-Obama en dépit d'un positionnement plus libéral, se rattrappe de l'affaire du parmesan en vous proposant un verre de Fumé blanc californien, à la fois plus vif qu'un Pouilly fumé et presqu'aussi rond qu'un Chardonnay. Jolie découverte. La pâte est assez juste, al dente et sans fioritures.

Ce n'est pas extraordinairement bon, mais c'est bien, au sens pour ainsi dire platonicien du terme, c'est conforme à l'idée de pâte. Quand le monde menace de s'écrouler, se concentrer sur les belles choses et, alternativement, sur les bonnes.

Vous décidez, pour le deuxième dîner d'affilée, de terminer par une tarte au citron accompagnée de crème fraîche qui se révèle, façon cheesecake plutôt imposante mais, somme toute, plutôt correcte. Il n'y a pas de lemoncello, vous prenez un Disaronno - il faut ça pour faire face à l'offensive conjuguée du maître d'hôtel contre le Midwest (ça vous gêne de plus en plus ces sorties à la con, plus vous courez le monde, plus vous vous rendez compte que c'est universel, plus vous comprenez qu'on n'en sortira pas - et puis, vous y avez passé un peu de temps et rencontré des gens bien ; dans les bars, et même parfois au-delà, il faut une énergie considérable pour défendre ce qui nous est cher contre la foule), du psychologue juif contre le Texas et de tout le monde en coeur à propos de l'amerrissage extraordinaire de Sullenberger, à côté de la maison.

C'est reparti pour une longue diatribe contre la catastrophe Bush dont Katrina est le modèle et l'Irak l'enfer. En résumé, en poussant à peine, du temps de Bush, les avions atterrissaient au sommet du World Trade Center, du temps d'Obama, ils atterrisssent en douceur sur l'Hudson River. A quel point New York a souffert de ces huit années et l'Amérique de son image détruite à peu près partout dans le monde, il faut passer un peu de temps avec les gens pour le mesurer. Et mon voisin le psychologue de s'emporter d'un même mouvement contre le malheur de la Shoah, le statut de personnes tolérées qu'ont les Juifs d'Amérique dans l'esprit des Texans, le scandale Mugabe, le racisme de la France mais le bonheur de Paris, et le malheur de vieillir.

Le psychologue juif qui dit avoir cent quatre ans comme s'il sortait d'une lecture de la Torah ou d'un atelier maçonnique dit aussi que la question "pourquoi" est sans doute la plus stupide du monde, qu'il faut mille fois lui préférer "quoi" et "comment". Il a raison. Au-delà même de la Shoah et des malheurs du monde, dans un restaurant, c'est un angle d'attaque qui se defend.

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Docks - Oyster Bar & Seafood Grill - 2427 Broadway / 89 St (il en existe un autre sur East Side, mais enfin le West Side a pour lui la double supériorité de la culture et de la gastronomie). Compter environ $ 50 / personne pour ce dîner au bar. Note globale pour ce dîner : 12.

06/01/2009

Antigua, bout du monde (oh ! la dernière auberge)

On aurait pu accoster sur Moustique, c'est sur Antigua que l'on atterrit : de l'île des milliardaires l'on passe à des terres plus ardues. C'est une ancienne possession britannique, perdue entre les îles vierges et les antilles françaises, entre l'Atlantique et la mer des Caraïbes, à quelques encablures de Cuba.

En arrivant de New York au coeur de l'hiver, passant de l'allée abritée du soleil pour sortir de la piste aux lentes vérifications des services de douane et d'immigration, on change instantanément de temps - celui qu'il fait, beaucoup plus doux, et celui qui passe, infiniment plus étiré. Etapes successives qui dessinent une progressive réacclimatation à l'autre monde, dont le voyageur sait bien qu'il serait vain de lui opposer encore, fût-ce le temps d'interminables formalités administratives, le tempo de l'Occident.

De Winthorpes Bay en passant par Old Parham Road, Saint Johns puis la route de la Vallée, on traverse l'île du nord-est au sud-ouest pour atteindre Coco Beach, logée dans un retrait de la côté entre Valley Church et Fryes Bay. Passé les édifices institutionnels qui bordent l'aéroport, dont le caractère un brin surfait masque mal l'illusion de grandeur qu'ils souhaiteraient encore afficher entre des stucs impeccables et des jardins trop proprets, on plonge dans l'intérieur.

Là, tout au long d'une route étroite et défoncée, entre de rares constructions en dur et des ateliers désuets, les masures en bois succèdent aux cabanons de tôle, séparées par des clôtures bancales que matérialisent tantôt quelques planches mises bout à bout, de guingois, tantôt une rangée de linge paressant entre deux souffles de vent, tantôt encore un chétif maquis d'hibiscus. On ne sait plus très bien alors, entre un arrêt de bus et un carrefour improbable, une rangée de maisons et un terrain vague, si les portes entrouvertes servent à mieux scruter la rue ou si elles ne font que marquer l'absence de réelle séparation avec une nature omniprésente et sauvage, des forêts denses qui recouvrent les collines aux élevages qui végètent à l'écart.

Un petit air des confins de Tanna, on dirait le Vanuatu. Antigua, pauvre et heureuse - elle a le taux de suicide le plus faible du monde - coule des jours paisibles. L'île, découverte par Colomb, a été une colonie espagnole et française, puis une possession britannique avant de devenir indépendante dans le cadre du Commonwealth au début des années 80. Jadis repère idéal, notamment depuis sa côte méridionale, pour les expéditions de conquêtes, les affrontements entre puissances ou les raids de pirates, elle a longtemps vécu des grandes plantations de cannes à sucre, pour lesquelles l'on fit venir des esclaves d'Afrique de l'Ouest. Elle se borne aujourd'hui, pour l'essentiel, à vivre de la construction et surtout du tourisme. Une paix qui a désagrégé les tensions ethniques, une douceur souriante qui irradie le visage des femmes.

Cocobay est un ensemble de bungalows qui s'étire sur le flanc d'une colline descendant en demi-cercle vers la mer. Les cabanes sont simples et pures. Elle sont composées d'une large chambre, avec un large lit surmonté d'une élégante moustiquaire et bordée d'une vieille commode et, après un étroit vestibule, d'une salle d'eau blanche et dépouillée. Les deux pièces donnent sur une terrasse qui, en contrebas d'un bassin privé et d'épais massifs d'hibiscus, donne sur la mer au-delà des cocotiers qui longent la côte.

Ici, le soir, entre le chant ininterrompu des cigales et le frémissement des cocotiers, bercé par le mouvement lancinant des vagues venues s'écraser sur les rochers en contrebas, ou sur la plage de Valley Church un peu plus loin, on peut se laisser happer par Là où les tigres sont chez eux, levant la tête seulement par instants lorsque une noix de coco s'écrase sur un toit de tôle, ou que le mugissement appuyé d'une rafale de vent paraît comme le commencement de la pluie. Sans vraiment entrevoir de réponse convaincante, le voyageur se demande alors pourquoi il faudrait pour vivre autre chose qu'une cabane sur l'océan, quelques livres, du papier, un peu de vieux rhum et une poignée de Havanes.

Antique interrogation, question frontière, soudain remontée du Pacifique. - Plus tard, il faut attendre encore un peu. Ou serait-ce une illusion mortelle ?... "Remember! Souviens-toi! prodigue! Esto memor! (...) Le jour décroît; la nuit augmente; souviens-toi! / Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide. / Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard, / Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge, / Où le Repentir même (oh! la dernière auberge!), / Où tout te dira Meurs, vieux lâche! il est trop tard!".

23/11/2008

Pékin (2) Napoléon et le Garupa (l'accommodement du similaire)

"En Chine, nous glisse Aidong à l'heure de commencer les réjouissances, la cuisine est aussi sophistiquée qu'en France, elle demande beaucoup de préparation, et l'abondance des mets est une marque d'hospitalité vis-à-vis de nos hôtes".

Les repas officiels avec les industriels chinois qui nous reçoivent - l'un au Grand Hyatt, l'autre au Old Shanghaï - ont entre eux de multiples correspondances. Ils commencent souvent par de petites portions de porc confit accompagnés de légumes cuits à la vapeur. Des crevettes légèrement frites suivent volontiers, parfois avec des asperges au vert éclatant coupées en petits morceaux. Les Saint-Jacques, de teinte plus foncée que celle que nous leur connaissons d'ordinaire, ont aussi un goût marin plus prononcé ; elles peuvent être servies avec de petits calamars.

Puis vient la soupe de requin, parfois mêlée à une gelée de grenouille qui lui donne sa consistance si particulière, un peu gélatineuse. Met de choix en Chine, réservé aux hôtes de marques ou aux repas de fête, le concombre de mer présente une semblable texture de grosse gelée pour un goût finalement assez neutre. Cuit à la vapeur et accompagné d'une sauce au soyo, le garupa est un excellent poisson généralement servi avec sa peau, très fine. Il rappelle par une consistance ferme qui le rapproche un peu de la langouste, le Napoléon des îles du Pacifique. Un poisson entier peut alors être servi à tour de rôle aux convives, hérissé de petits morceaux de chair confits dans une sauce aigre-douce - un délice.

Après ces variations marines, le repas peut revenir au meilleur de ses saveurs terriennes - de minces côtes de porc nappées d'une sauce sucrée comme un aperçu de barbecue asiatique, ou des petits morceaux de poulet frits servis dans une sauce au citron. A suivre, des nouilles frites aux légumes, ou alors un riz épais, presque caramélisé, cuisiné dans des feuilles de lotus. Le repas se termine le plus souvent de fruits frais, parfois accompagnés de petits fours citronnés (cette imitation n'est pas ce que la Chine fait de mieux, mais cela relève en réalité moins de la recette que de la politesse) et précédés, à l'occasion, d'une soupe de tarot au lait de coco. Cela fait une cuisine plus riche que ne le sont quelques unes des ses consoeurs, thaïe ou vietnamienne, mais tout de même copieuse et relativement légère en même temps. Un thé au jasmin, une Tsingtao ou de l'eau aussi bien sont des boissons idéales pour accompagner de tels repas.

Bienveillance du regard, sophistication de la cuisine, sens de l'autre : on comprend mal, quoi qu'il en soit, pourquoi Jullien prétend aller chercher avec la Chine la plus grande extériorité possible par rapport à l'Occident (elle est bien plutôt au Japon). C'est sans doute qu'elle est chez lui, et de son propre aveu, davantage un paradigme technique qu'une expérience sensuelle. Mais c'est comme si du coup, en forçant les polarités, la pensée gagnait en raffinement ce qu'elle perdait en universalité. "Descartes ou la Chine" lançait Pascal : mais nous manquons quelque chose d'essentiel dans la fabrique moderne de cette étrangeté, dont la composante savante fait si étonnament écho au discours ambiant. En nous laissant aller à cette sorte d'élasticité des écarts, nous confondons la distance avec l'altérité. Cuisine du voyage - annexion impossible, évidence de la proximité : la Chine est monde, mais c'est bien de notre monde qu'il s'agit.


22/11/2008

Pékin (1) Dans la rue (une Chine à visage humain)

Tandis que de nouvelles émeutes paysannes, aiguisées par la crise, surgissent de nouveau un peu partout dans le pays, Pékin affiche une sérénité presque débonnaire. Est-ce un effet des grands espaces créés par un urbanisme politique soucieux, ici comme ailleurs, de contrôler les mouvements de la foule en rendant l'intervention de l'armée plus aisée ?

Ce n'est pas sûr. Entre le mausolée de Mao et l'entrée sud de la Cité Interdite, la place Tian An Men semble figée dans la gangue d'un tourisme hésitant entre la complainte politique et l'écrasement de la perspective architecturale. C'est comme si le gigantisme de la place annihilait le concept même d'espace et, partant, la notion même de rassemblement - un risque auquel, au demeurant, veillent avec soin les gardes qui en contrôlent l'accès. De part et d'autre du mausolée, une série symétrique de statues en mouvement vante, comme en dehors du temps, une marche conquérante vers des lendemains radieux. Il faut, lorsqu'on longe la place de l'extérieur, regarder Tian An Men à nouveau au travers de la rangée de sapins qui borde l'avenue du côté du musée national de la Chine, pour réintroduire la possibilité d'un point de vue sur ce lieu.

Sur Chang' Ah Jie, l'avenue qui borde les grands hôtels, du Raffles au Grand Hyatt, où le board établit ses quartiers, les boutiques de luxe prennent l'imagerie de l'atelier du monde à contrepied en affichant des prix qui font de Paris ou de New York d'aimables bourgades de province. Sur Wangfujing Dajie, un peu plus loin en remontant vers le nord, le shopping est roi de part et d'autre d'une vaste avenue piétonne qui oscille entre les grandes marques américaines et les enseignes nationales. De jour comme de nuit, on y rencontre des rabatteurs de toutes sortes - étudiants, guides, maquerelles - qui abordent le passant étranger avec bienveillance et respect, ne serait-ce pour nombre d'entre eux que pour pratiquer leur anglais le temps d'une conversation impromptue.

Un peu plus à l'ouest, la Cité interdite est bordée d'une multitude de modestes boutiques en tout genre, petits restaurants, tabacs, cabinets de réflexologie, babioles diverses. Le week-end, de jour comme de nuit, l'ambiance est plutôt paisible sur ces côtés qui ferment l'accès à la Cité sur une longueur de près de deux kilomètres. Au bout de Nanchizi, le grand mur d'enceinte, en s'interrompant, découvre le long canal qui entoure la cité, ligne fluide et paisible qui se perd dans la torpeur ensoleillée d'un soleil de midi au coeur de l'hiver. Une embarcation de fortune balance imperceptiblement au pied d'un des pavillons qui marquent les angles, des bâtiments de garde aujourd'hui désertés.

Le voyageur qui s'aventure dans Jingshan Park, un peu plus au nord encore, aura peut-être la chance, au détour des sentiers qui serpentent sur les flancs de la colline, de suprendre la plainte d'une chanteuse accompagnée d'une harpe orientale en l'honneur d'un petit groupe d'officiers regroupés dans un pavillon de musique à mi-hauteur de la pente. S'enfonçant dans le sous-bois d'une végétation appauvrie par l'hiver, on a l'impression d'emprunter un chemin initiatique, d'autant plus qu'il est, en fin d'après-midi, quasiment désert. Le sommet, envahi par les vents froids qui descendent soudain du nord, donne, au-delà de l'étirement des lacs qui mènent de Nanhai à Deshengmenxi, une large perspective sur la cité : basse au centre d'une vieille ville parsemée de toits de pagodes, se relevant progressivement de tous côtés en de hautes tours lointaines qui s'échelonnent jusqu'aux contreforts des montagnes.

Sortant du parc vers l'est, on se perd aisément en s'aventurant, à la nuit tombée, dans les ruelles populaires en deçà de Beiheyan. Un lacis labyrinthique y mène de cabanons agglutinés à des impasses inattendues, font passer de petits immeubles bas à des échoppes artisanales où se succèdent tous les petits métiers du monde : maçons, bouchers, couturiers, épiciers, restaurants, coiffeurs, récupérateurs de toutes sortes. Ce n'est ni Saint-Denis, ni le Bronx : à aucun moment, fût-ce au beau milieu des ruelles les plus sombres ou des placettes les plus reculées, l'étranger ne se sent menacé. Il est au contraire accueilli avec respect et bienveillance, parfois même, dans le regard d'un enfant à l'affût ou celui d'une vieille femme affairée, avec malice ou curiosité. Cette même curiosité qui semble habiter les étudiants vers Wusi et qui rappelle aussi le regard de la nouvelle génération de jeunes femmes Kanak en Nouvelle-Calédonie, porteuse, demandeuse d'une autre relation avec l'Occidental, une relation qui serait débarassée de sa gangue et qui s'efforcerait de réemprunter, avec une simplicité désarmante, les fondamentaux de la rencontre. Ainsi, le monstre chinois de l'imagerie ordinaire de l'Occident apeuré se révèle pour ce qu'il est : un visage amical.

Le temple de Confucius, plus au nord-est, vers Yonghegong, est presque à l'abandon ; il semble empêtré aussi bien dans l'amoncellement des objets de culte que dans la voix trop forte de touristes de passage. Au temple du Lama de l'autre côté de l'avenue, une fois que l'on a traversé la longue allée qui mène aux premiers édifices, les temples centraux alternent avec les petites chapelles latérales, tandis que de petits pavillons isolés et des contre-allées abandonnées créent un réseau de cheminements secrets et de tangentes possibles. Dans les lieux de culte, dans tout lieu susceptible d'attraction, toujours préférer la piste improvisée à l'allée officielle et la déambulation à la cérémonie. Au milieu du temple majeur trônent trois bouddhas offerts à la prière des visiteurs - l'un pour demander une bonne vie dès maintenant ; l'autre pour implorer de meilleurs auspices pour l'avenir. Un troisième est à l'écoute les regrets pour les fautes passées, ou pour ce qu'il aurait fallu faire et que nous n'avons pas fait. Thérapie universelle des religions immanentes : juste un peu de paix.