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22/05/2016

L'oiseau de Minerve et le lapin Duracell (la promesse de l'aube)

Observez un jeune enfant, en fin de matinée ou d'après-midi, au moment où se termine son cycle d'éveil (1). Soit il est avec d'autres enfants et il se produit alors un effet d'oubli, une sorte de dilution de sa fatigue tandis qu'il est absorbé dans la sociabilité des jeux ; c'est alors comme si l'enfant puisait dans ses réserves d'énergie pour finir par s'écrouler de lui-même, un peu plus tard, comme une petite masse qui se serait à la fois étirée et densifiée. Soit l'enfant est davantage livré à lui-même et voyez alors comme il tente, par une ultime débauche d'énergie, de lutter contre le sommeil qui vient. Deux options, en somme, en forme de fable enfantine : le gros mollusque ou le lapin Duracell.

Pourquoi la perspective du sommeil est-elle si accablante pour les enfants ? L'angoisse de l'abandon sans doute, à quoi s'ajoute la perte de contrôle et la crainte de l'inconnu - bref, la peur des monstres. Enfant, j'utilisais tous les stratagèmes possibles pour retarder ce moment mais je ne le redoutais pas, ou alors c'était avec les frissons des histoires fantastiques que l'on s'invente car le  coucher m'apparaissait au contraire comme un moment unique de détente et de créativité. "La chouette de Minerve, dit Hegel, ne prend son envol qu'à la tombée de la nuit" : en ce sens qui n'est pas d'exécution mais d'invention, l'avenir appartient non à ceux qui se lèvent tôt mais à ceux qui se couchent tard. C'est pourquoi je fais aujourd'hui de ces moments avec mes enfants un temps privilégié de tendresse et de bien-être, mais aussi de créativité, de fantaisie, dans lesquels les histoires ont la part belle.

Or, autant ce cap est souvent difficile à passer, autant les instants qui suivent sont marqués d'une profonde sérénité. L'enfant prend la pose qui lui est familière (à la maison : les jambes repliées vers le haut pour l'une, les bras joints de côté pour l'autre), sa respiration se cale doucement, ses traits se détendent, ses membres s'animent encore de soubresauts nerveux, ses paupières ne cillent plus... Il devient alors évident que, loin d'accabler, le sommeil libère. Pour l'enfant, ce ne sont pas tant les monstres de la nuit qu'il faut affronter que les démons de la journée - ce mélange d'expériences, de frustrations, de découvertes et d'interrogations qu'il lui faut assimiler à sa manière, en une sorte de syncrétisme idiosyncratique dont le sommeil serait le creuset.

Si la courbe d'apprentissage de l'adulte est à la fois moins profonde et moins large - tandis que l'enfant fait son apprentissage, l'adulte ne fait pour l'essentiel que gérer son stress -, l'expérience du sommeil de l'enfant lui enseigne une chose fondamentale, qui va au-delà des développement habituels sur l'importance du repos ou la qualité de la literie : l'action ne peut pas tout et son travers, l'agitation permanente qui caractérise les sociétés occidentales, le peut encore moins qui épuise beaucoup plus qu'elle ne comble. Ce que nous dit le sommeil de l'enfant, c'est que le repos (ou le recul, qui en est sa forme consciente) produit un effet moins réparateur que créateur. Ambition paradoxale, puisque si elle vise à faire quelque chose du sommeil qui ne veut pourtant rien d'autre que lui-même, c'est pour mieux en retrouver, sans l'effort, sa vertu démiurgique.

 

(1) La notion d'éveil désigne certes en général une phase d'apprentissage plus longue que l'échelle de la journée. Voyez pourtant le regard enchanté et les intarissables babillements d'un bébé au petit matin, et cela devrait suffire à faire du réveil un éveil à part entière entre l'héritage de la veille et la promesse de l'aube.

11/02/2013

(5) Un singulier pluriel (sur l'élégance)

Lorsqu'elle était bébé, je prenais un malin plaisir à remonter le pantalon de pyjama de ma fille le plus haut possible pour lui donner un air de vieux monsieur mal attifé... Comme elle montrait déjà une certaine grâce, cela ne pouvait guère lui nuire. Et puis, le temps des apparences viendrait bien assez tôt. Cette facétie, qui me faisait pleurer de rire, suscitait en retour sa perplexité : elle ne comprenait pas l'origine de cette hilarité lorsqu'après quelques pas dans cet accoutrement, elle se retournait pour m'observer. Le manège fut pourtant rapidement repéré et ç'en fut bientôt fini de ce petit jeu. Il faudrait trouver autre chose.

Il me semble, cela étant dit, que ma fille a le don de rendre la moindre tenue élégante : une robe de princesse avec des bottines (et un ballon de football américain), un pyjama et un chapeau d'aviateur, un cardigan et un jean, un ciré rose avec des bottes rouges, une jupe sage et un tee-shirt chicagoan... C'est un don qu'elle tient de sa mère, qui agit moins en la matière comme spécialiste de style que comme femme libre - et c'est, pour tout dire, ce qui me plaît dans cette élégance-là. 

Descartes chez les cowboys

Rien de plus étranger en effet à l'élégance que le code - qui serait moins un système, pour reprendre l'expression de Barthes, qu'une systématique de la mode, dont l'objet serait davantage le statut que la liberté. Les matières, les couleurs, les formes : tout cela compte, bien sûr, et au-delà de la mode, dans l'agencement des intérieurs ou la genèse des émotions artistiques (le grain des livres, leur allure digitale même, le matériau d'une sculpture ou bien encore la texture d'un tableau ne comptent pas pour rien dans le plaisir que nous prenons à les découvrir). Mais, comme le dernier morceau de puzzle valide le plan général, c'est la capacité à trouver son style propre qui fait l'harmonie de l'ensemble. Il en va ainsi des tenues harmonieuses comme des bons champagnes : l'art de l'assemblage ne fait rien sans la qualité de l'inspiration.

L'élégance a ainsi à voir avec la mode comme avec l'esthétique sous l'angle de la liberté - et du creuset, à l'oeuvre dans toute éducation, de la formation du goût. La seule approche qui me semble valoir, en cette matière comme en d'autres, est une approche plurielle : c'est en effet la capacité à s'orienter dans le pluriel qui fonde la singularité. En quoi l'enseignement de la philosophie comme méthode d'orientation et de décryptage est essentiel à à peu près tout. En matière de mode, elle fait aussi la supériorité de la française sur l'américaine : quand ils croient recruter des designers françaises, les Américains achètent en réalité un peu de l'épaisseur culturelle qui leur manque et qui fait ce que l'on appelle communément l'inspiration. C'est, en somme, Descartes chez les cowboys.

L'élégance marque aussi une frontière entre soi et les autres, à charge pour chacun de la rendre plus ou moins poreuse. Certains styles incluent, d'autres excluent. Un vêtement n'est pas seulement une parure ou un élément d'identité : il dessine aussi une zone de contact. A la fluidité des styles correspond ainsi une certaine fluidité des rapports humains et c'est en quoi l'élégance prend, par extension, une dimension morale au sens premier de la régulation des moeurs.

Sentiers coutumiers

La liberté d'interprétation l'emporte à mon sens, ici encore, sur le code. Rien de plus idiot et de moins engageant pour tout dire qu'une politesse surfaite qui oublierait que la politesse est d'abord une attention à l'autre. Agir avec élégance, c'est préserver tout à la fois l'autre et soi-même dans des situations délicates, défendre jusque dans l'adversité une certaine conception des rapports sociaux. C'est faire en sorte que la dignité de l'autre ou la sienne propre selon les cas soit sauve. C'est gagner, en somme, sans triompher, ou bien perdre avec noblesse. Voyez le duo Gabart / Le Cléac'h depuis leur retour des antipodes. Il y a entre ces deux-là quelque chose d'assumé, de clair et, finalement, de très sain en ce que la relation qui s'est forgée entre eux rend simultanément possible une amitié qui semble sincère et une rivalité assumée sans fards. Rien de plus difficile.

Je ne crois guère à cet égard à la modestie, ou plutôt, je la crois assez rare (je n'ai, pour ma part, rencontré qu'une personne dont la modestie, sincère, était à la mesure de la culture, réelle). Si la modestie est l'orgueil des hypocrites, elle est aussi la chimère des prétentieux. Les gens qui se disent modestes me font rire : ils ont des raisons de l'être et il serait en effet préférable que la prétention le cède, chez eux, à la lucidité. Les orgueilleux accomplissent un destin (à moins qu'ils ne suivent le fil d'un passé qui leur a passé le mot, ce qui revient souvent au même) : ils savent leur part de solitude mais aussi ce qu'ils doivent aux rencontres, la part de cheminement collectif qui entre dans cette affaire et qui la rend possible - ses sentiers coutumiers diraient les Kanaks, d'un terme qui s'emploie justement toujours au pluriel. Et puis, heureusement, entre les orgueilleux et les prétentieux, il y a tous ceux qui font honnêtement ce qu'ils ont à faire.

Bref, l'élégance introduit dans les rapports sociaux un peu de la liberté d'interprétation et du sens de l'autre qui entrent dans l'esthétique. Pour moi, c'est la simplicité qui prime en ces matières, ou la sobriété qui serait son corollaire dans le domaine du style. Cela disqualifie la triche sans exclure la chaleur et fait de "l'authenticité" ce qu'elle doit être : non une qualité sociale (qu'elle n'est pas en soi à mon sens, sauf d'un point de vue anthropologique) mais une vertu individuelle, si l'on veut bien entendre par vertu une tension plus qu'un état, une recherche davantage qu'un témoignage (c'est le "Deviens qui tu es" de la philosophie, ou du coaching). L'affectation m'amuse, mais elle m'ennuie ; le baroque (la bigarrure) m'intéresse par ailleurs, mais j'entretiens avec lui un rapport d'extériorité ou, disons, de curiosité bienveillante. Il y a à cet égard une créativité féminine qui me semble montrer la voie de quelque chose de plus libre et de plus unifié que ce n'est communément le cas chez les hommes.

Il y aurait ainsi une esthétique des rapports sociaux, une esthétique singulière façonnée dans la pluralité des modèles, à quoi se résume peut-être une bonne part de l'éducation. Communicant, parent : même métier ? Rien de moins sûr. Il s'agit malgré tout, dans les deux cas, de faciliter une ouverture créative, plurielle et productive sur le monde.

21/01/2013

(4) L'exploration de soi et le visage d'autrui (sur le courage)

Chiara grandit vite et je note déjà, désarçonné et ravi, sa capacité à me défier tantôt avec aplomb et tantôt avec ruse (quand ce n'est pas avec un sens consommé du charme) du haut de ses trois ans. C'est le bon moment pour reprendre ces chroniques sur les valeurs qui me semblent devoir inspirer son éducation. Hier encore, elle était un bébé. Puis, elle est devenue "una bambina", comme aurait dit son arrière grand-mère, Luigia De Chiara. Elle est une petite fille dont on sent déjà parfois, j'exagère à peine, une inspiration pré-ado. Décidément, le temps presse.


Plus que d'autres, le courage apparaît comme une valeur à la fois magique et contestable. Magique parce que son origine psychologique, ce qui le fait advenir, paraît relativement mystérieux ; il semble dès lors difficile à transmettre sur une base qui serait ainsi plus de tempérament que d'éducation. Contestable parce que son éloge expose au double risque de la fanfaronnade et de la bêtise. 

Miyamoto et Brassens

Point de courage authentique qui ne soit guidé par la tempérance - qui regarde le kamikaze comme un héros ? - mais aussi par la cohérence : on est ou l'on n'est pas courageux à l'intérieur d'un système de valeurs donné. Miyamoto et Brassens ont sur le sujet des vues sensiblement divergentes, ce qui souligne bien que le courage n'est peut-être qu'une vertu essentiellement individuelle qui se définirait d'abord comme un écart. Si le code social qui m'environne requiert le "courage" de chacun de ses membres, comment faire une différence entre eux sur la base de ce critère ?

Les éducations produisent parfois là-dessus le contraire de ce qu'elles visent. J'ai reçu de mon père une éducation empreinte de tempérance et d'autorité (il y avait plus de passion, et aussi plus de désordre créatif, chez ma mère) et j'ai passé une bonne partie de mon adolescence à en prendre le contre-pied. Etait-ce du courage ? Il s'agissait plutôt d'une quête d'intensité dans laquelle se mêlaient la recherche et la contestation et qui fut, bien sûr, souvent plus proche de l'inconscience que de la générosité (ne disqualifions pas pour autant les élans de l'adolescence : ils portent quelque chose de fondamental que l'on n'oublie pour de bon qu'à des dépens).

Cela pose un double problème. Le courage n'est d'abord courage que pour l'observateur - un observateur qui ne serait point trop avisé. L'acteur, lui, sait bien au fond qu'il agit ainsi sans même se poser la question de son acte : il est aussi naturel pour lui d'y aller que pour un autre de rester en retrait. Ce qui fait ensuite une différence significative entre le courage et l'inconscience, c'est, aurait dit Levinas, "le visage d'autrui", autrement dit, non l'exploration mais le don de soi.

C'est en un sens différent que le courage prend une valeur plus collective. Il désigne alors le labeur et la tension, la capacité de travail, le sens de la mobilisation, l'aptitude à l'effort. Il n'est jamais très éloigné en ce sens de la discipline et de la rigueur - voyez le procès que font aujourd'hui en Europe les pays nordiques à leurs voisins latins. Et c'est parce que l'esprit individualiste et critique triomphe chez nous qu'il nous est si difficile d'élever un peu le niveau de discipline collective : chacun aurait l'impression d'y perdre son âme et, pour tout dire, un peu de sa souveraineté (*).

Le courage et l'engagement

Initier au courage passe donc par la transmission d'une sorte de sens civique qui ferait de l'effort individuel un peu plus qu'un effort : une contribution. C'est ce qui relie le courage à l'engagement défini comme une implication persévérante dans une action de progrès. Plus exactement, l'engagement donne alors au courage une dimension plus personnelle qui ne se laisserait pas réduire à une injonction mais relèverait au contraire de l'appropriation individuelle d'une cause de portée plus collective (la lutte contre le cancer, la sauvegarde des baleines, la promotion de l'art, l'inscription des vins de Bourgogne au patrimoine de l'humanité, etc).

Au fond, ce qui traduit le courage dans sa dimension la plus intéressante, c'est la capacité de remise en cause. Capacité de remise en cause individuelle, lorsqu'un choix se révèle mauvais ou dépassé et conduit à réinventer sa vie. Mais, plus encore, capacité de remise en cause collective lorsqu'il s'agit, seul face au groupe, de s'opposer à une décision, de faire triompher la lucidité sur le confort, la délibération sur la convention, la capacité de réfléchir sur le réflexe de suivre.

En ce sens, le courage est l'ultime frontière d'une liberté à laquelle il donne sa consistance et son poids. Il est aussi indissociable d'une forme de leadership et de solitude - voyez là-dessus de Gaulle ou Bayrou, Deniau ou Rocard qui, tous, ont su affronter leur camp. Valeur frontière, toute de dissidence et d'écart, le courage fait finalement apparaître l'ambivalence de toute valeur éducative en tant qu'elle vise à la fois la discipline et la liberté, le rattachement au groupe et l'expression de soi, la socialisation et la singularité. Plus qu'aux vanités d'une geste, le courage répond à la nécessité d'une trace.

Il y a, en ce sens, une vérité plus profonde qu'il n'y paraît tout d'abord de la personne courageuse qui intervient au beau milieu d'une altercation dangereuse (ou d'une cause perdue) : c'est qu'elle y risque sa peau ou, pour dire les choses autrement, qu'elle y joue une vie qui, sans cette tentative, serait privée de sens. Ce qui n'est pas une raison, soit dit en passant, pour faire n'importe quoi - même si j'aime chez toi, ma fille, cette sorte de sagesse qu'ont justement les filles lorsqu'elles explorent le monde. Ce n'est pas seulement que ça me rassure, c'est aussi, je crois, que ça tient la route, à l'instar de celle que se frayent encore les navigateurs, dans les mers du Pacifique Sud, entre l'horizon et les récifs, en suivant leur étoile.

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(*) Seul le sport me semble avoir donné quelques leçons de portée réelle dans ce domaine au cours des quinze dernières années. Peu importe ici que l'on prenne plaisir ou non à regarder un match de foot ou de handball. Le fait est que ces deux disciplines collectives se sont distinguées dans cette période par leur capacité à décrocher un ou plusieurs titres mondiaux majeurs. Ce que je note simultanément avec intérêt, c'est que, avec Canto dans un cas et Richardson dans l'autre, il a fallu y sacrifier deux génies du jeu. 

12/04/2012

Education et valeurs (avant-propos) : l'exploration et le compagnonnage

Je confesse un rapport ambivalent aux valeurs. D'un côté, mon éducation me conduit à ne pas les considérer comme tout à fait inutiles ; de l'autre, mon parcours industriel m'incite à les regarder, sinon avec scepticisme, du moins avec l'exigence de les rendre aussi concrètes que possible. Cette combinaison de lyrisme et de doute aurait pu neutraliser le projet de les formaliser ; elle lui donne au contraire une méthode utile.

Les valeurs, nos valeurs, ne sont en effet ni vraiment descriptives - elles ne se confondent pas avec la réalité : nous n'aurions nul besoin de les énumérer dans un monde parfait à nos yeux -, ni totalement prescriptives - à être de purs objectifs, elles perdraient le socle de l'histoire et de la réalité sur lequel elles doivent toujours s'ancrer un peu sauf à évacuer toute dimension éthique de nos existences ce que, avec ou sans Dieu et même chez les sales types, je ne crois pas possible. Une valeur est fondamentalement une tension entre le rêve et l'idéal et c'est cette tension-même entre le déjà là et le toujours à construire qui fait sans doute l'essentiel de son intérêt. Sous cet angle, on peut alors mener l'exercice sans avoir trop à craindre de sombrer dans l'incantation ou le panégyrique. 

Etait-ce la réactivation à travers la naissance de ma fille de lectures plus ou moins anciennes allant de Rousseau à Pennac en passant par Dubet, Robinson ou Christensen ? L'occasion de mettre en pratique un certain nombre de contributions éducatives de portée plus générale (des cours de soutien scolaire, un exposé sur les "nouveaux papas", un séminaire de culture générale, un plaidoyer pour la mobilité internationale, un engagement pour l'enseignement supérieur, etc) apportées à diverses organisations depuis une vingtaine d'années ? L'effet du bouleversement inévitable, dès les premiers mois de la paternité, d'une hiérarchie que l'on croyait pourtant solidement établie ? Ou, à l'inverse, le signe d'une incapacité à inventer au fil de l'eau ce qui finirait par s'imposer de soi-même et plus sûrement par l'exemple que par la réflexion ? Une façon de se rassurer en se donnant, au-delà d'écarts inévitables, l'illusion de la maîtrise ?

Sans doute entra-t-il dans ce projet un peu de tout cela à la fois. Dès avant la naissance de ma fille, je me suis interrogé avec force sur les valeurs que je souhaitais lui transmettre. Les choses ne se sont guère arrangées après coup. J'ai aussi questionné les autres - famille, amis, collègues, camarades - en recueillant des réponses qui parlaient de bonheur ou d'éducation, dont je confesse qu'elles m'ont le plus souvent laissées sur ma faim. En fait, à l'exception notable de l'éclairage que m'apporta là-dessus une amie canadienne et de la longue réponse que finit par me faire mon père sur le sujet, j'eus le sentiment général que cette question de la transmission des valeurs n'en était pas réellement une pour la plupart des parents. Dommage : je rêvais sur l'éducation d'un manifeste de génération qui fût le contraire d'un système éducatif, une sorte de bricolage amical dans lequel les leçons de l'expérience se seraient joyeusement mêlées à l'exercice d'une pensée libre (1).

En réalité, nos vues sur le sujet dépassent rarement un ensemble de réflexes conditionnés que nous a refourgué notre propre éducation et que vient le plus souvent affermir plus que questionner une sorte de confiance instinctive dans ce que nous sommes. Bienheureuse confiance ! Je suis, donc j'éduque. L'éducation a ses raisons, que la raison ignore. En somme : on est ce qu'on est, il faut ce qu'il faut, ça coûtera ce que ça coûtera... Je ne prétends d'ailleurs pas que les éducations réfléchies soient meilleures que les autres ; j'inclinerais même à penser qu'elles tourneraient plus volontiers au désastre. J'ai pourtant persisté dans ce projet au point de noter de-ci de-là, entre un premier pas et une énième couche, quelques valeurs qui m'ont semblé dignes d'intérêt au long des premiers mois, puis des toutes premières années de ma fille. 

Je l'ai fait sous l'effet à la fois d'une hantise et d'une révélation. La hantise serait de disparaître avant d'avoir pu réellement entamer avec elle une série de conversations sur ces sujets qui allassent au-delà des "colloques" que je tiens avec elle depuis sa naissance dans un charabia improbable, sorte de mix d'ontologie, de swahili, de jeux et de langages des signes. Je nous trouve parfois bien confiants en effet, entre les tsunamis qui se lèvent et les gens qui tombent, de faire comme si l'éternité était devant nous. Il ne me semble pas complètement idiot dans ce contexte de tâcher de laisser là-dessus quelques vues personnelles, ne serait-ce que pour donner à ma fille une occasion rêvée d'en prendre le contre-pied plus tard (2).

La révélation vient d'une intervention d'un professeur de management à Harvard, Srikant Datar, à l'occasion d'une étude de cas relative à une start-up (3). Srikant est un homme respecté tant pour l'étendue de ses connaissances que pour sa sagesse ; il fut d'ailleurs retenu par ses pairs, il y a deux ans, parmi les trois candidats au poste de Dean de l'Ecole. Cet homme bienveillant établit un jour un parallèle qui me sembla lumineux entre la conduite d'une entreprise et l'éducation d'un enfant à partir d'une réflexion sur les frontières.

Pour simplifier le propos et m'en tenir ici au sujet qui nous occupe, il défendait l'idée que les systèmes de valeurs sont d'autant plus nécessaires que nous évoluons dans un monde incertain. A défaut de pouvoir connaître non seulement toutes les réponses aux questions d'aujourd'hui, mais aussi toutes les questions aux réponses de demain, il pouvait être utile d'établir un certain nombre de jalons de nature à guider ce mélange d'exploration et de compagnonnage à quoi peut peut-être se résumer une éducation décente. J'en ai tiré un encouragement secret à poursuivre cette recherche.

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(1) Heureusement, les choses ont fini par s'arranger chemin faisant et diverses contributions viennent régulièrement enrichir depuis lors cette conversation ouverte. Je les tiens pour une part essentielle de cette recherche.

(2) Je note que ce travail de contestation a déjà commencé depuis l'âge d'un an et demi environ. Mais il prend à cet âge un caractère de contestation systématique, volontiers ludique, qui s'inscrit dans un processus de construction psychologique, non dans un exercice de contestation morale.

(3) Voir à ce sujet le rapport Harvard sur http://oliveretcompagnie.blogspirit.com : (1.1.2.) Le temps des remises en cause (l'éthique de responsabilité selon Srikant Datar).

30/03/2012

L'université française en mouvement (2) L'excellence en question

Ce qui marque le projet français d'Initiatives d'Excellence (IDEX), ce sont deux choses essentielles : un projet de transformation permettant de transcender les cloisonnements historiques du système universitaire français : entre établissements, entre disciplines, entre universités et grandes écoles ou encore entre universités et entreprises ; et une volonté simultanée de construire des pôles universitaires de visibilité internationale. L'autonomie et l'excellence sont les deux piliers de cette entreprise.

Qu'en est-il de l'excellence ? Ou plutôt, comment développer un système fondé sur l'excellence dans une culture marquée par la passion de l'égalité ? Dans un tel contexte, très différent de celui des grandes universités américaines immergées de longue date dans une culture de la compétition (avec l'autonomie et les financements qui vont avec), l'excellence constitue en effet à la fois un moteur et une tension.

Pourtant, dans le domaine de la formation, de la recherche, de l'innovation, de la visibilité et de l'attractivité internationales, un chemin considérable a été accompli en deux ou trois ans, depuis le lancement du Grand Emprunt Juppé-Rocard dont près des deux tiers, soit 22 milliards sur 35, ont en effet été consacrés à l'enseignement supérieur et à la recherche.

Les parcours se réinventent, des relations nouvelles s'établissent, les échanges s'intensifient préparant le pays au "dépassement des frontières" (1) et à une sorte "d'internationale des cerveaux" (Michel Deneken). Heureuse surprise, soulignée par Michel Rocard : bien qu'il ait délibérément exclu de ses critères toute volonté d'aménagement du territoire, ce processus a permis de couvrir une large part du territoire national, en se traduisant par l'émergence de bons projets issus de régions non centrales, comme la Picardie ou la Lorraine.

Le premier élément de l'acceptabilité de ce processus est lié à la nature des décisions prises, d'une façon d'ailleurs comparable à la logique délibérative qui a prévalu dans une culture égalitaire proche, en Allemagne, quelques années auparavant avec "l'Exzellenzinitiative". Le professeur Peter Haehtgens, de l'académie des sciences de Berlin, souligne à cet égard l'importance de fonder les décisions sur des critères scientifiques et non politiques. En Allemagne, cette approche a permis de légitimer une opération dont le résultat n'aura tout de même, au final, concerné qu'un tiers du territoire national.

Le deuxième élément du dispositif est lié à l'approche évolutive de la notion d'excellence. Les responsables de projets labellisés IDEX parlent à cet égard d'une même voix : l'objectif est d'élargir le périmètre d'excellence au sein de leurs organisations respectives. L'excellence est alors conçue comme le moteur d'un progrès plus large se diffusant en chaîne à travers l'ensemble de la communauté universitaire. Un projet de formation innovante dénommé "Talents Campus", auquel j'ai participé en équipe, va par exemple dans ce sens sur le plan pédagogique en se donnant les moyens d'un accompagnement créatif et ouvert de profils de leadership non académiques tout au long de la vie.

Monique Canto-Sperber, présidente de PSL*, va plus loin en considérant que le périmète d'excellence lui-même n'est pas acquis une fois pour toute et doit s'accompagner d'une dynamique d'innovation permanente. C'est fondamental : un tel processus n'est en effet acceptable que s'il est exemplaire et donc mobile ; que l'on puisse, en somme, y entrer autant qu'en sortir. C'est d'ailleurs le sens plus général de la période probatoire de quatre ans intégrée dans le processus des Investissements d'Avenir à propos de laquelle Philippe Gillet, vice-président pour les affaires académiques de l'Ecole Polytechnique de Lausanne et ancien directeur de cabinet de Valérie Pécresse, soulignait récemment la nécessité pour l'Etat d'être capable de prendre, le moment venu, des décisions courageuses.

Une telle approche ne peut, ici comme ailleurs, avoir pour effet d'aboutir à l'assimilation de l'excellence et de l'égalité, antinomiques dans les termes. Elle rend cependant le processus acceptable s'il sait faire preuve d'exemplarité et s'il parvient à entraîner une dynamique, non pas d'excellence généralisée, mais de progrès collectif. Un élément d'autant plus nécessaire que, comme le rappelait Louis Vogel, président de la CPU, le temps a souvent manqué, au cours des procédures d'appel à projet, pour développer  les projets tout en y associant suffisamment l'ensemble des composantes de la communauté universitaire.

Le troisième facteur de succès d'une telle démarche passe précisément par une communication intensive pour non seulement accompagner, mais aussi bâtir et ajuster le processus. C'est la leçon clé de l'expérience allemande ; mais c'est aussi celle, plus universelle, de l'expérience de tout changement d'ampleur. Mais là où l'Allemagne et un certain nombre d'universités françaises accompagnent cette démarche d'une robuste ingénierie du changement, on en voit d'autres qui ne dépassent guère le stade d'une incantation aussi impuissante dans la mise en oeuvre qu'anxiogène pour les agents.

Ce qui est intéressant, quoi qu'il en soit, dans ce processus, c'est la revendication d'un "droit à l'expérimentation et à l'innovation organisationnelle" (Jean Chambaz) en ce qui concerne notamment la gouvernance de ces nouveaux ensembles - en quoi la question de l'excellence rejoint ici celle de l'autonomie. C'est là un point à la fois sensible dans un système profondément marqué par la régulation étatique et important pour la réussite de projets portés par des organisations diverses. Après tout, la jurisprudence administrative n'autorise-t-elle pas à traiter de façon différente des situations différentes ?

Il reste que, comme les théories managériales l'enseignent de longue date, il n'est pas d'excellence stratégique sans excellence opérationnelle. Ce cheminement a été jusqu'alors essentiellement conceptuel, sauf dans les universités où le mouvement avait été anticipé depuis plusieurs années comme à Strasbourg ou à Aix-Marseille. Toute la difficulté est à présent de lui donner une réalité qui, en dépassant l'émulation intensive des appels à projets, inscrive dans les faits une dynamique de coopération constante, concrète et congruente.

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(1) J'ai piloté avec une équipe remarquable un projet de transformation managériale dans l'industrie dénommé "Leaders" dont le mot d'ordre était également le "dépassement des frontières" au plan à la fois technique, géographique, collectif et individuel. Deux réflexions à cet égard : 1°) Tout d'abord, si l'on veut éviter les incantations faciles et stériles pour concrétiser une telle ambition, il faut mettre en place une dynamique exigeante de gestion de projet fondée sur une véritable association des acteurs ; 2°) Ce rapprochement des ambitions est, à mon sens, un indice supplémentaire de la convergence à l'oeuvre dans notre pays sur le moyen-long terme, d'ailleurs accélérée par la dynamique des Investissements d'Avenir, entre les secteurs public et privé. Il faudra bien sûr beaucoup d'efforts pour abandonner les caricatures que l'un et l'autre secteur peuvent se faire l'un de l'autre ; ma conviction est néanmoins qu'il faut y travailler d'arrache-pied, non pas en cherchant à aligner un système sur l'autre - ce qui ne serait pas davantage faisable que souhaitable -, mais en construisant à partir du meilleur des deux cultures un nouveau modèle, hybride par nature, mieux à même, comme le montrent le succès de nombreuses initiatives de cette nature aussi bien au Nord qu'au Sud, d'apporter des réponses efficaces à un certain nombre des grands défis de notre époque, parmi lesquels la formation et l'innovation figurent en bonne place.