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14/11/2016

Métro, boulot, socio (l'humanité à la rame)

Nous sommes dans les transports en commun plus souvent traversés que transportés. Nous y voyageons avec nos préoccupations du jour, emportés entre nos souvenirs et nos projets. Voyez les visages : plus qu'ailleurs, nous y sommes ailleurs. Ainsi, dans chaque rame, une humanité est présente dans son incroyable diversité sans être présente à elle-même. Si être humain n'est pas seulement l'être avec ses proches mais aussi avec les inconnus que l'on croise, bref, si nous sommes des frères non pas à la manière convenue de l'entre-soi des loges et des églises mais dans la simplicité et l'étrangeté radicales de cette réalité, alors il faut, au moins de temps en temps, y regarder de plus près. Comme entre George V et Louvre-Rivoli, une veille de jour férié, entre deux rendez-vous. 

Un vieux mendiant, barbe blanche, dos voûté, remonte la rame. Pas d'appel à la générosité des voyageurs. Juste une démarche lente, mal assurée, vulnérable qui, au lieu de solliciter les uns et les autres, tente de filer aussi droit devant que possible, une canne dans une main, un pot dans l'autre, comme si chaque remontée était une performance en soi, jamais gagnée d'avance. Aucun des bobos présents ne le regarde, et ne lui donne quelque chose encore moins. Au centre du wagon, debout, une mamy d'apparence très classique, presque réac, le repère de loin remonter l'allée. Elle semble s'inquiéter de sa démarche mal assurée. Au moment où il passe près d'elle, elle lui glisse un peu d'argent. C'est la seule de la rame à faire ce geste. Du point de vue du mendiant, il ne faut pas davantage de bobos humanistes, il faut plus de mamies réacs.

La mamy sort, entre un vieux couple. On n'identifie pas très bien leur origine. Est-ce le vêtement (casual et chaud), la posture ? On devine un écart - l'Allemagne peut-être, ou la Norvège ? Ou alors des gens des marges : Nord, Alsace, Jura ? Bretagne ? (il a un côté marin) Peu importe en fait car ce qui frappe ici, c'est leur proximité. Ils se parlent doucement. C'est surtout elle qui parle. Elle est plus âgée mais vive. Elle est de dos ; lui, de côté, l'écoute avec attention et malice, il glisse un mot ici ou là de temps à autre mais ce n'est pas essentiel. Il a auprès d'elle une étonnante présence, tranquillement protectrice, une présence bienveillante et dense. Ils ont réussi leur couple.

En face d'eux, un babby sitter accompagne un enfant. Les trajets d'enfants dans le métro s'effectuent le plus souvent sous le signe de la contrainte et de la fatigue. Les mères sont préoccupées, chargées, irritables (même sans enfants, deux femmes face à face sombrent tout à l'heure à côté de moi, épuisées). Là, ils échangent avec fluidité. Le trajet n'est pas une corvée. C'est une pause, une respiration, une occasion d'échange et de jeu. On le voit aussi avec les jeunes filles au pair : une éducation sous-traitée se met ainsi progressivement en place. Elle ne soulage pas seulement les parents des contraintes ordinaires, elle introduit à côté d'eux un adulte de référence, mi-famille, mi-ami, qui les aide à grandir dans un espace original entre la liberté et le cadre en une sorte de contrat triangulaire dans lequel chacun trouve son compte, c'est-à-dire un intérêt à la fois propre et partagé, un espace qui à sa manière fait société.

De part et d'autre, deux jeunes femmes isolées. L'une d'allure plutôt classique paraît presque morne. L'autre a un look plus tranché. Elle est toute en noir, ce qui fait ressortir sa pâleur, avec de larges trous à son jean, une veste en longs poils synthétiques, des piercings au visage. Elle a de la tenue et une certaine beauté. S'agit-il d'une inquiétude professionnelle ? D'une tristesse amoureuse ? D'un sentiment de mélancolie ? Toutes deux, chacune dans son genre, non seulement paraissent ailleurs, mais elles ont aussi l'air perdues.

C'est comme si, pris dans une sorte d'étau fait de l'enchantement des uns et de la tranquillité des autres, entre les enfants et les vieux qui ont chacun trouvé leur place, les jeunes gens avaient perdu la leur. Combien de temps une société peut-elle tenir en écrasant sa jeunesse ?

22/05/2016

L'oiseau de Minerve et le lapin Duracell (la promesse de l'aube)

Observez un jeune enfant, en fin de matinée ou d'après-midi, au moment où se termine son cycle d'éveil (1). Soit il est avec d'autres enfants et il se produit alors un effet d'oubli, une sorte de dilution de sa fatigue tandis qu'il est absorbé dans la sociabilité des jeux ; c'est alors comme si l'enfant puisait dans ses réserves d'énergie pour finir par s'écrouler de lui-même, un peu plus tard, comme une petite masse qui se serait à la fois étirée et densifiée. Soit l'enfant est davantage livré à lui-même et voyez alors comme il tente, par une ultime débauche d'énergie, de lutter contre le sommeil qui vient. Deux options, en somme, en forme de fable enfantine : le gros mollusque ou le lapin Duracell.

Pourquoi la perspective du sommeil est-elle si accablante pour les enfants ? L'angoisse de l'abandon sans doute, à quoi s'ajoute la perte de contrôle et la crainte de l'inconnu - bref, la peur des monstres. Enfant, j'utilisais tous les stratagèmes possibles pour retarder ce moment mais je ne le redoutais pas, ou alors c'était avec les frissons des histoires fantastiques que l'on s'invente car le  coucher m'apparaissait au contraire comme un moment unique de détente et de créativité. "La chouette de Minerve, dit Hegel, ne prend son envol qu'à la tombée de la nuit" : en ce sens qui n'est pas d'exécution mais d'invention, l'avenir appartient non à ceux qui se lèvent tôt mais à ceux qui se couchent tard. C'est pourquoi je fais aujourd'hui de ces moments avec mes enfants un temps privilégié de tendresse et de bien-être, mais aussi de créativité, de fantaisie, dans lesquels les histoires ont la part belle.

Or, autant ce cap est souvent difficile à passer, autant les instants qui suivent sont marqués d'une profonde sérénité. L'enfant prend la pose qui lui est familière (à la maison : les jambes repliées vers le haut pour l'une, les bras joints de côté pour l'autre), sa respiration se cale doucement, ses traits se détendent, ses membres s'animent encore de soubresauts nerveux, ses paupières ne cillent plus... Il devient alors évident que, loin d'accabler, le sommeil libère. Pour l'enfant, ce ne sont pas tant les monstres de la nuit qu'il faut affronter que les démons de la journée - ce mélange d'expériences, de frustrations, de découvertes et d'interrogations qu'il lui faut assimiler à sa manière, en une sorte de syncrétisme idiosyncratique dont le sommeil serait le creuset.

Si la courbe d'apprentissage de l'adulte est à la fois moins profonde et moins large - tandis que l'enfant fait son apprentissage, l'adulte ne fait pour l'essentiel que gérer son stress -, l'expérience du sommeil de l'enfant lui enseigne une chose fondamentale, qui va au-delà des développement habituels sur l'importance du repos ou la qualité de la literie : l'action ne peut pas tout et son travers, l'agitation permanente qui caractérise les sociétés occidentales, le peut encore moins qui épuise beaucoup plus qu'elle ne comble. Ce que nous dit le sommeil de l'enfant, c'est que le repos (ou le recul, qui en est sa forme consciente) produit un effet moins réparateur que créateur. Ambition paradoxale, puisque si elle vise à faire quelque chose du sommeil qui ne veut pourtant rien d'autre que lui-même, c'est pour mieux en retrouver, sans l'effort, sa vertu démiurgique.

 

(1) La notion d'éveil désigne certes en général une phase d'apprentissage plus longue que l'échelle de la journée. Voyez pourtant le regard enchanté et les intarissables babillements d'un bébé au petit matin, et cela devrait suffire à faire du réveil un éveil à part entière entre l'héritage de la veille et la promesse de l'aube.

11/02/2013

(5) Un singulier pluriel (sur l'élégance)

Lorsqu'elle était bébé, je prenais un malin plaisir à remonter le pantalon de pyjama de ma fille le plus haut possible pour lui donner un air de vieux monsieur mal attifé... Comme elle montrait déjà une certaine grâce, cela ne pouvait guère lui nuire. Et puis, le temps des apparences viendrait bien assez tôt. Cette facétie, qui me faisait pleurer de rire, suscitait en retour sa perplexité : elle ne comprenait pas l'origine de cette hilarité lorsqu'après quelques pas dans cet accoutrement, elle se retournait pour m'observer. Le manège fut pourtant rapidement repéré et ç'en fut bientôt fini de ce petit jeu. Il faudrait trouver autre chose.

Il me semble, cela étant dit, que ma fille a le don de rendre la moindre tenue élégante : une robe de princesse avec des bottines (et un ballon de football américain), un pyjama et un chapeau d'aviateur, un cardigan et un jean, un ciré rose avec des bottes rouges, une jupe sage et un tee-shirt chicagoan... C'est un don qu'elle tient de sa mère, qui agit moins en la matière comme spécialiste de style que comme femme libre - et c'est, pour tout dire, ce qui me plaît dans cette élégance-là. 

Descartes chez les cowboys

Rien de plus étranger en effet à l'élégance que le code - qui serait moins un système, pour reprendre l'expression de Barthes, qu'une systématique de la mode, dont l'objet serait davantage le statut que la liberté. Les matières, les couleurs, les formes : tout cela compte, bien sûr, et au-delà de la mode, dans l'agencement des intérieurs ou la genèse des émotions artistiques (le grain des livres, leur allure digitale même, le matériau d'une sculpture ou bien encore la texture d'un tableau ne comptent pas pour rien dans le plaisir que nous prenons à les découvrir). Mais, comme le dernier morceau de puzzle valide le plan général, c'est la capacité à trouver son style propre qui fait l'harmonie de l'ensemble. Il en va ainsi des tenues harmonieuses comme des bons champagnes : l'art de l'assemblage ne fait rien sans la qualité de l'inspiration.

L'élégance a ainsi à voir avec la mode comme avec l'esthétique sous l'angle de la liberté - et du creuset, à l'oeuvre dans toute éducation, de la formation du goût. La seule approche qui me semble valoir, en cette matière comme en d'autres, est une approche plurielle : c'est en effet la capacité à s'orienter dans le pluriel qui fonde la singularité. En quoi l'enseignement de la philosophie comme méthode d'orientation et de décryptage est essentiel à à peu près tout. En matière de mode, elle fait aussi la supériorité de la française sur l'américaine : quand ils croient recruter des designers françaises, les Américains achètent en réalité un peu de l'épaisseur culturelle qui leur manque et qui fait ce que l'on appelle communément l'inspiration. C'est, en somme, Descartes chez les cowboys.

L'élégance marque aussi une frontière entre soi et les autres, à charge pour chacun de la rendre plus ou moins poreuse. Certains styles incluent, d'autres excluent. Un vêtement n'est pas seulement une parure ou un élément d'identité : il dessine aussi une zone de contact. A la fluidité des styles correspond ainsi une certaine fluidité des rapports humains et c'est en quoi l'élégance prend, par extension, une dimension morale au sens premier de la régulation des moeurs.

Sentiers coutumiers

La liberté d'interprétation l'emporte à mon sens, ici encore, sur le code. Rien de plus idiot et de moins engageant pour tout dire qu'une politesse surfaite qui oublierait que la politesse est d'abord une attention à l'autre. Agir avec élégance, c'est préserver tout à la fois l'autre et soi-même dans des situations délicates, défendre jusque dans l'adversité une certaine conception des rapports sociaux. C'est faire en sorte que la dignité de l'autre ou la sienne propre selon les cas soit sauve. C'est gagner, en somme, sans triompher, ou bien perdre avec noblesse. Voyez le duo Gabart / Le Cléac'h depuis leur retour des antipodes. Il y a entre ces deux-là quelque chose d'assumé, de clair et, finalement, de très sain en ce que la relation qui s'est forgée entre eux rend simultanément possible une amitié qui semble sincère et une rivalité assumée sans fards. Rien de plus difficile.

Je ne crois guère à cet égard à la modestie, ou plutôt, je la crois assez rare (je n'ai, pour ma part, rencontré qu'une personne dont la modestie, sincère, était à la mesure de la culture, réelle). Si la modestie est l'orgueil des hypocrites, elle est aussi la chimère des prétentieux. Les gens qui se disent modestes me font rire : ils ont des raisons de l'être et il serait en effet préférable que la prétention le cède, chez eux, à la lucidité. Les orgueilleux accomplissent un destin (à moins qu'ils ne suivent le fil d'un passé qui leur a passé le mot, ce qui revient souvent au même) : ils savent leur part de solitude mais aussi ce qu'ils doivent aux rencontres, la part de cheminement collectif qui entre dans cette affaire et qui la rend possible - ses sentiers coutumiers diraient les Kanaks, d'un terme qui s'emploie justement toujours au pluriel. Et puis, heureusement, entre les orgueilleux et les prétentieux, il y a tous ceux qui font honnêtement ce qu'ils ont à faire.

Bref, l'élégance introduit dans les rapports sociaux un peu de la liberté d'interprétation et du sens de l'autre qui entrent dans l'esthétique. Pour moi, c'est la simplicité qui prime en ces matières, ou la sobriété qui serait son corollaire dans le domaine du style. Cela disqualifie la triche sans exclure la chaleur et fait de "l'authenticité" ce qu'elle doit être : non une qualité sociale (qu'elle n'est pas en soi à mon sens, sauf d'un point de vue anthropologique) mais une vertu individuelle, si l'on veut bien entendre par vertu une tension plus qu'un état, une recherche davantage qu'un témoignage (c'est le "Deviens qui tu es" de la philosophie, ou du coaching). L'affectation m'amuse, mais elle m'ennuie ; le baroque (la bigarrure) m'intéresse par ailleurs, mais j'entretiens avec lui un rapport d'extériorité ou, disons, de curiosité bienveillante. Il y a à cet égard une créativité féminine qui me semble montrer la voie de quelque chose de plus libre et de plus unifié que ce n'est communément le cas chez les hommes.

Il y aurait ainsi une esthétique des rapports sociaux, une esthétique singulière façonnée dans la pluralité des modèles, à quoi se résume peut-être une bonne part de l'éducation. Communicant, parent : même métier ? Rien de moins sûr. Il s'agit malgré tout, dans les deux cas, de faciliter une ouverture créative, plurielle et productive sur le monde.

21/01/2013

(4) L'exploration de soi et le visage d'autrui (sur le courage)

Chiara grandit vite et je note déjà, désarçonné et ravi, sa capacité à me défier tantôt avec aplomb et tantôt avec ruse (quand ce n'est pas avec un sens consommé du charme) du haut de ses trois ans. C'est le bon moment pour reprendre ces chroniques sur les valeurs qui me semblent devoir inspirer son éducation. Hier encore, elle était un bébé. Puis, elle est devenue "una bambina", comme aurait dit son arrière grand-mère, Luigia De Chiara. Elle est une petite fille dont on sent déjà parfois, j'exagère à peine, une inspiration pré-ado. Décidément, le temps presse.


Plus que d'autres, le courage apparaît comme une valeur à la fois magique et contestable. Magique parce que son origine psychologique, ce qui le fait advenir, paraît relativement mystérieux ; il semble dès lors difficile à transmettre sur une base qui serait ainsi plus de tempérament que d'éducation. Contestable parce que son éloge expose au double risque de la fanfaronnade et de la bêtise. 

Miyamoto et Brassens

Point de courage authentique qui ne soit guidé par la tempérance - qui regarde le kamikaze comme un héros ? - mais aussi par la cohérence : on est ou l'on n'est pas courageux à l'intérieur d'un système de valeurs donné. Miyamoto et Brassens ont sur le sujet des vues sensiblement divergentes, ce qui souligne bien que le courage n'est peut-être qu'une vertu essentiellement individuelle qui se définirait d'abord comme un écart. Si le code social qui m'environne requiert le "courage" de chacun de ses membres, comment faire une différence entre eux sur la base de ce critère ?

Les éducations produisent parfois là-dessus le contraire de ce qu'elles visent. J'ai reçu de mon père une éducation empreinte de tempérance et d'autorité (il y avait plus de passion, et aussi plus de désordre créatif, chez ma mère) et j'ai passé une bonne partie de mon adolescence à en prendre le contre-pied. Etait-ce du courage ? Il s'agissait plutôt d'une quête d'intensité dans laquelle se mêlaient la recherche et la contestation et qui fut, bien sûr, souvent plus proche de l'inconscience que de la générosité (ne disqualifions pas pour autant les élans de l'adolescence : ils portent quelque chose de fondamental que l'on n'oublie pour de bon qu'à des dépens).

Cela pose un double problème. Le courage n'est d'abord courage que pour l'observateur - un observateur qui ne serait point trop avisé. L'acteur, lui, sait bien au fond qu'il agit ainsi sans même se poser la question de son acte : il est aussi naturel pour lui d'y aller que pour un autre de rester en retrait. Ce qui fait ensuite une différence significative entre le courage et l'inconscience, c'est, aurait dit Levinas, "le visage d'autrui", autrement dit, non l'exploration mais le don de soi.

C'est en un sens différent que le courage prend une valeur plus collective. Il désigne alors le labeur et la tension, la capacité de travail, le sens de la mobilisation, l'aptitude à l'effort. Il n'est jamais très éloigné en ce sens de la discipline et de la rigueur - voyez le procès que font aujourd'hui en Europe les pays nordiques à leurs voisins latins. Et c'est parce que l'esprit individualiste et critique triomphe chez nous qu'il nous est si difficile d'élever un peu le niveau de discipline collective : chacun aurait l'impression d'y perdre son âme et, pour tout dire, un peu de sa souveraineté (*).

Le courage et l'engagement

Initier au courage passe donc par la transmission d'une sorte de sens civique qui ferait de l'effort individuel un peu plus qu'un effort : une contribution. C'est ce qui relie le courage à l'engagement défini comme une implication persévérante dans une action de progrès. Plus exactement, l'engagement donne alors au courage une dimension plus personnelle qui ne se laisserait pas réduire à une injonction mais relèverait au contraire de l'appropriation individuelle d'une cause de portée plus collective (la lutte contre le cancer, la sauvegarde des baleines, la promotion de l'art, l'inscription des vins de Bourgogne au patrimoine de l'humanité, etc).

Au fond, ce qui traduit le courage dans sa dimension la plus intéressante, c'est la capacité de remise en cause. Capacité de remise en cause individuelle, lorsqu'un choix se révèle mauvais ou dépassé et conduit à réinventer sa vie. Mais, plus encore, capacité de remise en cause collective lorsqu'il s'agit, seul face au groupe, de s'opposer à une décision, de faire triompher la lucidité sur le confort, la délibération sur la convention, la capacité de réfléchir sur le réflexe de suivre.

En ce sens, le courage est l'ultime frontière d'une liberté à laquelle il donne sa consistance et son poids. Il est aussi indissociable d'une forme de leadership et de solitude - voyez là-dessus de Gaulle ou Bayrou, Deniau ou Rocard qui, tous, ont su affronter leur camp. Valeur frontière, toute de dissidence et d'écart, le courage fait finalement apparaître l'ambivalence de toute valeur éducative en tant qu'elle vise à la fois la discipline et la liberté, le rattachement au groupe et l'expression de soi, la socialisation et la singularité. Plus qu'aux vanités d'une geste, le courage répond à la nécessité d'une trace.

Il y a, en ce sens, une vérité plus profonde qu'il n'y paraît tout d'abord de la personne courageuse qui intervient au beau milieu d'une altercation dangereuse (ou d'une cause perdue) : c'est qu'elle y risque sa peau ou, pour dire les choses autrement, qu'elle y joue une vie qui, sans cette tentative, serait privée de sens. Ce qui n'est pas une raison, soit dit en passant, pour faire n'importe quoi - même si j'aime chez toi, ma fille, cette sorte de sagesse qu'ont justement les filles lorsqu'elles explorent le monde. Ce n'est pas seulement que ça me rassure, c'est aussi, je crois, que ça tient la route, à l'instar de celle que se frayent encore les navigateurs, dans les mers du Pacifique Sud, entre l'horizon et les récifs, en suivant leur étoile.

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(*) Seul le sport me semble avoir donné quelques leçons de portée réelle dans ce domaine au cours des quinze dernières années. Peu importe ici que l'on prenne plaisir ou non à regarder un match de foot ou de handball. Le fait est que ces deux disciplines collectives se sont distinguées dans cette période par leur capacité à décrocher un ou plusieurs titres mondiaux majeurs. Ce que je note simultanément avec intérêt, c'est que, avec Canto dans un cas et Richardson dans l'autre, il a fallu y sacrifier deux génies du jeu. 

30/04/2012

(3) La norme et la brèche (sur la fantaisie)

On parle à l'envi des peurs contemporaines comme pour oublier la profonde déprime de l'époque : nous sommes devenus tristes. Depuis trente ans, mis à part peut-être le moment de fête nationale que représenta la victoire de l'équipe de France à la coupe du monde de football de 1998, tout nous incite à la morosité. Mais si nous ne savons plus nous réjouir, nous divertir, nous émerveiller d'autre chose que de faux-semblants et de débilités, à quoi bon ? Au milieu du vacarme et de la morosité, entre les petites vicissitudes et les grosses fatigues, il y a donc urgence à redonner à la fantaisie un peu de son pouvoir enchanteur.

Anti-Oedipe

Au contact d'un très jeune enfant, je recommande même de traiter le problème d'entrée de jeu. Les ambiances sociales imprègnent en effet les esprits beaucoup plus sûrement que le ressassement des principes. Au contraire de son aînée marquée par le climat d'optimisme social qui a caractérisé les Trente Glorieuses, ma génération est née et a grandi dans les années 70 et 80 dans une ambiance de pessimisme général. Dans L'anti Oedipe, Deleuze et Guattari marquaient à juste titre, à la même époque, l'étroite imbrication de la petite histoire et de la grande dans la formation de l'insconcient des individus. Nous n'échappons pas davantage aux petits drames familiaux qu'aux grandes secousses de l'époque, et cela à un âge où nous les subissons sans avoir encore les moyens de nous en distancier.

Les catastrophes ne font pourtant pas l'essentiel de l'affaire. Que l'époque soit marquée par la morosité ou par l'enthousiasme, par l'engouement ou par la dépression, il me semble que nous devons de toutes façons prendre très au sérieux cette histoire de fantaisie. Les périodes de catastrophe annoncée la rendent simplement plus salutaire. Ces périodes soulignent aussi d'autant mieux le double mouvement qu'elle requiert de notre ego pour s'épanouir : savoir s'extirper du bruit et de la fureur pour ne pas trop s'exposer (1) ; et être en même temps capable de s'immerger dans le réel pour imaginer une voie propre. Ecrire une histoire singulière, en somme, plutôt que de s'en laisser conter.

Enfant libre

Si la fantaisie est mal cotée à la bourse des valeurs collectives - c'est, après tout, dans l'ordre des choses -, elle me semble cependant précieuse dans la vie de chacun. Valeur intime et transversale, elle relève à la fois de la créativité, de l'humour, de l'imagination, de la poésie et de la sensualité. Elle inspire aussi bien les relations amicales que les défis professionnels, les oeuvres de l'esprit que la vie sexuelle (2) - et j'observe bien un intérêt précoce pour ces deux dimensions chez l'enfant. C'est ce qui la relie, de façon moins superficielle qu'il n'y paraît, à la capacité à créer des espaces de liberté à côté des normes, des cases, des conventions qui régissent bien plus puissamment nos existences engoncées que nous ne le pensons d'ordinaire.

Le meilleur moyen de la transmettre dès lors, c'est d'imaginer des espaces à la fois d'apprentissage et de créativité, d'ouvrir des brèches dans le réel de telle manière que l'enfant puisse, à côté des fondamentaux qui l'ancrent progressivement dans la réalité, cultiver sans le perdre le pouvoir de son imagination (3). A beaucoup d'égards, l'adulte se construit en effet sur la mort de l'enfant. Le type psychologique dit "enfant libre" en analyse transactionnelle, à la fois créatif, indépendant et spontané, dit bien à cet égard combien cette façon libre et inventive d'être et de penser se fait rare dans le monde adulte. Cela en fait une valeur doublement précieuse au plan individuel et collectif : pour ses vertus d'inspiration, de création, de joie de vivre ; mais aussi pour sa capacité entraînante à apporter des solutions nouvelles en reliant ce qui était jusqu'alors séparé, en défrichant ce qui était ignoré, en osant ce qui était exclu.

La fantaisie est une valeur toute de transmutation et d'alchimie personnelle. La culture générale en est la voie royale en particulier à travers l'éducation artistique, si maltraitée par l'enseignement, mais aussi au sens plus large de l'éveil de la curiosité dans toute la mesure où la philosophie générale prime, dans ce domaine, sur la discipline choisie et où le regard prime sur la chose. Quand Flaubert demande à Maupassant de décrire une chaise pendant des heures ou quand Rilke suggère à Franz Xaver Kappus d'examiner avec attention son quotidien, ce qui compte, ce n'est pas l'objet extérieur, c'est le processus intérieur (4). L'initiation aux histoires constitue bien sûr une source féconde à cet égard : celles qu'on lit et, plus encore, celles que l'on invente au fil des circonstances pour faire entrevoir plusieurs niveaux de compréhension et d'appropriation du réel.

Le réel et son double

Dans La vie est belle, un père emmené avec sa femme et son fils dans un camp de concentration travestissait la tragédie en terrain de jeu pour protéger son fils de la violence. Par la grâce de l'imagination du père, l'internement se transformait ainsi pour l'enfant en concours dont l'objectif était de gagner un vrai char d'assaut. Drame et ruse de l'histoire : à la fin, le père meurt et l'enfant gagne le char d'assaut libérateur qui apparaît soudain devant sa cachette à l'entrée du camp. Cette histoire est une bonne illustration de ce qu'il faut entendre par fantaisie en dehors du drame qui représente ici son expression-limite. L'essentiel de l'affaire est le refus de l'ennui, la capacité à transformer les contraintes en jeux et, plus largement, l'aptitude à subvertir le réel de façon que nous puissions y trouver notre place.

Raconter une histoire, en ce sens, est tout sauf un acte anodin. C'est au contraire un art majeur de toute éducation et peut-être même l'acte éducatif par excellence. Car enfin, comment les bons professeurs et les adultes attentifs éveillent-ils plus tard la curiosité des enfants, nourrissent-ils chez lui la capacité à se projeter, font-ils émerger le désir de se construire sinon par le truchement des histoires ? Les histoires pour enfants seraient ainsi l'antidote du storytelling que l'on sert aux adultes et qui n'en sera que mieux décrypté plus tard. Voyez là-dessus ce que dit justement Pennac, qui fut cancre avant d'être écrivain (5), ou ce qu'échafaude Chevillard, sans doute le plus imaginatif de nos écrivains actuels, à partir du réel le plus trivial (6).

La fantaisie a donc autant à voir avec l'imagination qu'avec la critique. A la différence de ce que laisse entendre son étymologie qui la rapproche de l'apparition, de l'éphémère, du caprice ou de la frivolité, elle est aussi un acte de transformation. Ce qui me semble intéressant est qu'elle laisse le choix : l'initiation à la fantaisie ne fait d'avance ni les élus visionnaires ni les créateurs inspirés, et pas davantage les intellectuels engagés que les voyageurs fraternels. Elle contribue sans doute puissamment à faire des individus heureux. Elle laisse le choix, en tout état de cause, entre le travestissement et la transformation, entre le soft et le hard, entre le design et la maçonnerie si l'on veut, mais selon un angle qui privilégiera toujours le coeur à l'ouvrage sur la rage de la corvée.

Il y a quelque chose à la fois de non nécessaire et de fondamental dans la fantaisie. Elle n'est en elle-même ni utile ni gratuite. Elle prend la forme que lui donne l'écosystème qui aura été celui de l'enfant selon un bricolage propre finalement assez mystérieux. Ce qui me semble essentiel avec elle, c'est la capacité d'émerveillement et d'enthousiasme qu'elle confère conjointement aux enfants et aux adultes. Le contraire de la fantaisie, c'est l'ennui. Et l'ennui, c'est la mort.

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(1) Sous cet angle, ceux que l'on qualifie "d'écorchés vifs" n'ont pas simplement un problème avec le monde, ils en ont d'abord un avec eux-mêmes. Ce n'est pas la capacité de révolte qui est en cause ici, c'est la focalisation exclusive par laquelle elle se traduit. Je regardais l'autre soir le film passionnant (et inquiétant) d'Antoine de Caunes, Yann Piat : chronique d'un assassinat. En poussant un peu le trait, on peut faire l'hypothèse que ce n'est pas seulement contre la mafia et la corruption que Piat est allée au carnage, mais aussi contre l'incroyable violence de l'absence de reconnaissance de sa mère. C'est même la dureté de celle-ci qui, dans les dernières séquences, la convainc de remonter de plus belle au créneau pour lui faire enfin savoir qu'elle existe de façon fracassante.

(2) Voyez par exemple à ce sujet Le nouveau désordre amoureux de Bruckner et Finkielkraut. Au sens anglo-saxon, fantasy signifie aussi "fantasme". Notre professeur de philosophie en terminale nous rappelait de temps en temps avec humour qu'il eût fallu que les hommes ne se préoccupassent pas des femmes avant vingt ans. C'était bien sûr une cause perdue ; mais c'était aussi une idée moins extravagante qu'elle n'en avait l'air. La découverte du plaisir sexuel, qui peut être de fait assez obsessionnelle à cet âge chez les garçons, éloigne des exigences du travail. Luc Ferry rappelait récemment que Nietzsche parlait et écrivait couramment le grec à quinze ans... Nous étions quelques uns à penser qu'il était possible de mener les deux de front - du moins, cela nous arrangeait-il. Ce que nous perdions en puissance de travail, nous le gagnions en inspiration, mais aussi en rapidité puisqu'il restait moins de temps pour l'étude. On dit souvent à cet égard que la discipline canalise le désir ; on pourrait soutenir inversement que le désir fait naître la discipline dans la mesure où il conduit à se donner les moyens de ce que l'on veut faire ou, en tout cas, à suivre un cheminement, une exploration propres si l'on n'est pas encore assuré de sa passion.

(3) Ainsi, un bond dans les airs devient un saut en parachute, une dispute naissante se transforme en opéra improvisé, un bain en exploration sous-marine, le trajet vers l'école en excursion dans un zoo, une conversation anodine en dialogue de fous, le charabia du réveil en chinois d'arrière-cuisine, une marche en poursuite, l'eau gazeuse en champagne, une promenade sur les épaules en équipée à cheval, etc. Le premier terrain de jeu, ce n'est pas le jardin d'enfants, c'est le réel, ce n'est pas le donné, c'est le regard, bref, ce n'est pas un lieu, c'est une attitude. Nous sommes là en réalité dans un processus de co-créativité dans lequel l'enfant apprivoise le réel, l'adulte réapprend l'enchantement et où tous apprennent en même temps à vivre ensemble en créant un espace propre entre la règle et le jeu.

(4) "Fuyez les grands sujets pour ceux que votre quotidien vous offre. Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble. Utilisez pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les objets de vos souvenirs. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l'accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. Pour le créateur rien n'est pauvre, il n'est pas de lieux pauvres, indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ?" Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète.

(5) Daniel Pennac, Chagrin d'école.

(6) Voir par exemple Préhistoire, ou encore le très réjouissant Démolir Nisard, tous deux édités aux Editions de Minuit.