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12/03/2007

Hâte-toi de transmettre... (ceci n'est pas une note sur la fiscalité des successions)

Toute nouveauté, dit Canetti, a besoin d'impatience pour naître.

Bien sûr, beaucoup de de projets nécessitent du temps. Le temps de se former, le temps (souvent impatient lui aussi, et mal assuré), de faire ses premiers pas dans la vie adulte, le temps de s'installer, le temps de bâtir. Bientôt même, et de plus en plus tôt, le temps de préparer de plus vieux jours sur un modèle qui sera d'ailleurs de moins en moins celui de la retraite (le droit de recevoir, en retrait du monde) que de la séniorité (la disponibilité à donner, active dans la société).

Mais, même si, d'agendas en factures, de rites en échéances, de plannings en saisons, nous finissons par dissoudre, dans les travaux et les jours, la conscience du plus fondamental de nos biens, oubliant que nous sommes toujours plus libres que nous ne le pensons, le temps nous est compté. Il y a peut-être des limites à l'aventure ; mais il y a moins d'obstacles à l'exercice de notre liberté que nous ne le pensons d'ordinaire.

A la vérité, notre capacité à réduire, d'années en années, le champ des possibles, constitue sans doute le plus vertigineux de nos renoncements.

Je crois au surgissement d'idées et de projets entraînants, de ceux qui, nous ayant souterrainement accompagné pendant de longues années, s'infléchissant, se métaphorphosant à l'occasion d'expériences inédites, de succès mais aussi d'échecs et de deuils, de nouvelles lectures, d'autres rencontres, finissent par s'imposer comme une nécessité de faire, d'entreprendre, de tenter - d'y aller.

La nouveauté pour soi n'est-elle pas, bien souvent, que l'identification attentive de ce que nous portons en nous de longue date ?

Nous sommes tout pleins de nos rêves (encore que ce soit aujourd'hui davantage de nos fantasmes) de ce qui nous a fait vibrer, vivre avec intensité - et dont voulons croire qu'il finira bien un jour par advenir. Nous faisons pour cela montre d'abord d'un honorable souci de nous organiser, puis nous nous en remettons au cours des choses avant, pour finir, de renoncer, un mince sourire aux lèvres.

Les années passent, et nous perdons cette relation vivante à la réalisation de soi, pourtant essentielle au sentiment que nous aurons d'avoir, ou non, accompli notre vie.

"Hâte-toi de transmettre ta part de merveilleux, de rébellion, de bienfaisance, car effectivement, tu es en retard sur la vie" dit René Char.

Il n'est pas trop tard.

28/02/2007

Prospective (6) Post-note & invitation au débat

J'ai consacré de longs développements à la Brève histoire de l'avenir de Jacques Attali (Fayard, 422 p), sans guère ne lui apporter d'autre valeur ajoutée sur ce blog que sa mise à disposition sous forme d'une synthèse, dont le principal intérêt est qu'elle ne demandera que quelques minutes d'attention à l'internaute intéressé au lieu des quelques heures qu'aurait demandé la lecture de l'ouvrage lui-même. Les deux exercices, est-il besoin de le préciser, ne sont pas incompatibles tant l'ouvrage apporte naturellement des éclairages plus développés et détaillés - plus nuancés aussi - sur nombre de points, que cette synthèse n'en a peut-être parfois donné l'impression en raison de ses raccourcis-mêmes.

Je n'ai pas, ce faisant, fait preuve de beaucoup d'imagination ; mais je crois avoir fait oeuvre utile.

Dans la vie courante, pris que nous sommes dans l'engrenage des travaux et des jours, nous manquons de temps pour prendre un peu de hauteur. Nous sommes, au-delà de quelques projets personnels et de vagues préoccupations, encore plus démunis lorsqu'il s'agit ne serait-ce que d'esquisser les bases, simples et personnelles, de ce qui pourrait constituer notre vision de l'avenir - notre morale en quelque sorte, les valeurs qui nous guident, les principes qui fondent notre action, ce qui nous semble prioritaire dans notre action-même pour aujourd'hui mais aussi pour demain et, pourquoi pas, la part de folie ou d'utopie que nous aimerions accomplir et qui irait un peu au-delà de nos devoirs ordinaires.

Faute d'accorder un peu de temps et d'effort à l'exercice, nous demeurons en attente de réponses extérieures qu'alimentent mal les échos désordonnés qui nous parviennent du monde.

Notre culture en ce domaine ne dépasse de fait qu'avec peine un intérêt de circonstance pour les affrontements politiques du moment, et notre attitude intellectuelle ne se résume souvent qu'au croisement bricolé de quelques évidences remâchées : le réchauffement du climat, les excès du capitalisme, le développement des nouvelles technologies, l'essor de la génétique, la montée en puissance de la Chine, la crainte d'un terrorisme généralisé - bref, une sorte de mix, si l'on veut, de Mad Max, Orwell et Hulot réunis.

Ce n'est d'ailleurs pas une mauvaise base. Ainsi la question du climat, en commençant de nous faire peur, joue-t-elle un peu le même rôle de ce point de vue que la course aux armements durant la guerre froide : le sentiment grandissant d'une urgence à traiter le problème. Elle y apporte, en plus, un effet d'amplification dans notre vie quotidienne à travers les sujets, tels que l'alimentation ou la santé, qui lui sont liés. De même pour les dérives du capitalisme ou les insuffisances de la régulation démocratique, dont nous apercevons de mieux ou mieux, de restructurations en délocalisations et de poches de chômage en chômage de proches, chacun avec notre sensibilité, dans quelle impasse elles nous conduisent.

Nous avons besoin de nous accorder un peu de temps, et de nous ouvrir beaucoup de nouveaux espaces.

Je ne méconnais certes pas la part de réticence face à des projections de cette nature : elles paraîtront quelquefois mal assurées, souvent gratuites ou un peu vaines, parfois même fantaisistes dans les plus futuristes de leurs développements, comme ont pu le paraître, en leur temps, les oeuvres du même genre. Cela a parfois l'inconvénient de décrédibiliser le raisonnement - encore que cette réticence spontanée se nuance rapidement à l'examen attentif de certaines tendances embryonnaires de notre temps ; le parcours de l'auteur n'est pas non plus sans apporter quelque consistance à l'exercice. L'entreprise a, en tout état de cause, l'intérêt de stimuler la réflexion et, chacun à son échelle, d'encourager l'action pour dessiner un monde plus imaginatif, mieux habitable, plus solidaire dans une approche qui soit à la fois collectivement plus entreprenante et individuellement plus impliquante.

Je suis pour ma part convaincu que cet exercice de prospective occupe un espace à la fois vacant et nécessaire tant seule la profondeur de champ en amont - les fondements historiques de notre monde - et en aval - la projection critique des tendances de l'époque - permet de mieux répondre, à la bonne hauteur, à la fois aux défis stratégiques, aux enjeux socio-politiques et, partant, à notre besoin de sens, d'utilité et de contribution.

Par sa devise-même - "new world, new deal" -, c'est à une semblable interrogation active qu'a voulu, dès son origine et à sa mesure, contribuer ce blog en choisissant trois champs d'investigation principaux : la politique (la citoyenneté), l'entreprise (le travail) et la société (les fondements du vivre ensemble), abordés sous l'angle du changement et, plus encore, de la nécessité d'une nouvelle donne, tant nos systèmes de régulation me paraissent en retard sur l'époque ; mais, comme dit Sartre, dans un monde qui va vite, les retards donnent parfois de l'avance.

Toutes les contributions sont naturellement bienvenues pour prolonger le débat et apporter des idées nouvelles sur ce blog. La hausse sensible de sa fréquentation (plus de 2500 visiteurs et près de 5500 pages consultées en tendance mensuelle sur les quinze derniers jours) comme les qualités, à l'évidence, complémentaires, de nombre de visiteurs avec lesquels plusieurs discussions se sont développées en parallèle, ne peuvent que m'inciter à ouvrir ici plus largement la discussion sur les pistes prospectives évoquées tout au long de ces dernières notes.

Précision technique qui ne me semble pas inutile au regard de certaines de vos interrogations : poster un commentaire peut se faire de façon parfaitement anonyme sur le blog ; ce n'est que la signature que vous choisissez, et non votre identité ou votre e-mail, qui apparaîtra... Réflexions de fond ou idées concrètes, je me ferai un plaisir en tout état de cause de m'immerger quelques jours avec vous dans une discussion stimulante (il faut bien dire ques les échanges dont j'avais pris l'habitude avec plusieurs d'entre vous là-dessus me manquent un peu), que prolongeront aussi d'autres points de vue nés de mes échanges avec mes nouvelles relations américaines.

Et maintenant, à vous de jouer !

26/02/2007

Prospective (5) Et la France ?

"La France va mal. Son économie est incertaine, sa cohésion sociale menacée, ses finances en danger, son influence internationale affaiblie" lance Attali en ouvrant le chapitre qui clôt sa réflexion prospective. Le déclin de la France aurait-il vraiment commencé ? "Dans un monde de plus en dynamique, rapide, nomade, basculant dans l'ordre polycentrique, au bord de multiples guerres, la France basculerait alors du "milieu" vers la "périphérie".

Reste alors à comprendre comment les cinq années à venir détermineront en grande partie les cinquante suivantes pour se redonner des marges de manoeuvre avant que l'empressement - passé la présidentielle et compte tenu des élections à suivre - à reporter les décisions difficiles ne fasse plus lourdement basculer notre pays vers l'impuissance incantatoire et la marginalisation.

A trois reprises par le passé pourtant, la France a manqué sa chance de devenir la puissance dominante de l'Europe - le "coeur" de l'ordre marchand, aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, et cela pour trois raisons. La première est qu'elle a toujours privilégié la défense de l'agriculture, la rente foncière et les intérêts bureaucratiques au détriment de l'industrie, du profit, de l'innovation et des technologies du mouvement. La seconde est qu'elle a toujours négligé de constituer une force navale, une marine militaire et commerciale. Elle n'a jamais réussi enfin à susciter ni à accueillir une classe créative - "seulement, souligne l'auteur, des théoriciens et des artistes commandités par le pouvoir, et des administrateurs chargés de synthétiser et d'administrer mais surtout pas de prendre des risques".

Notre pays n'est pourtant pas dénué d'atouts. Avec moins de 1% de la population mondiale, il représente encore plus de 3% du PIB mondial. Il dispose du meilleur système de protection sociale au monde (6 millions de personnes bénéficient de la Sécurité sociale sans cotiser, 13 millions de personnes sont logées dans des HLM, 12 milliards d'euros sont dépensés pour payer un revenu minimum aux plus pauvres). Il est aussi le pays du monde où l'espérance de vie augmente le plus vite avec trois mois de plus tous les ans depuis vingt ans. Certaines entreprise françaises sont parmi les premières mondiales dans des secteurs clés de l'avenir (nucléaire, pétrole, gaz, aéronautique, agroalimentaire, esthétique, luxe...). La langue française reste parmi les plus parlées au monde avec 250 millions de locuteurs. La France a le troisième cinéma mondial, et est un des premiers pays au monde en livres publiés par habitant.

Et pourtant les signes d'un déclin sont déjà là. La France travaille moins que les autres : elle ne compte que 18 millions d'actifs sur 65 millions d'habitants et la durée annuelle du travail, avec 1600 heures, y est la plus basse du monde, alors qu'elle est aux Etats-Unis et au Japon de 1810 heures ; un Français produit 35% de moins qu'un Américain au cours de sa vie active, malgré une productivité horaire supérieure de 5% à celui-ci. Depuis 2000, notre pays a perdu près d'un point de part de marché mondial. Il ne produit presque aucun objet nomade. 12% seulement des Français possèdent un diplôme d'enseignement supérieur, et la première université française est classée 48ème par les Chinois. Nous comptons 0,6% de chercheurs contre près de 1% aux Etats-Unis et au Japon ; les Français déposent deux fois moins de brevets industriels que les Allemands ou les Suédois.

On ne laisse pas non plus les activités peu productives (assistantes maternelles, jardiniers, etc) se développer. Le taux de chômage semble incapable de descendre en dessous de 7%, et le nombre de personnes réellement sans emploi serait en réalité le double. Un chômeur canadien reste en moyenne quatre mois sans travail, tandis qu'il passe en France seize mois et demi sans travailler. Un jeune de moins de 25 ans sur quatre est au chômage, et c'est le cas du double des jeunes issus des minorités dites visibles, même et surtout s'ils sont diplômés. La classe moyenne n'est plus le point de départ d'une promotion sociale, comme c'était le cas depuis 1950 : 3,5 millions de personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté.

Dans le même temps, "la rente est partout" : dans les fortunes foncières, dans le marché imobilier, dans le recrutement des élites, dans la taille de l'Etat. Un million de fonctionnaires sont venus en vingt ans grossir l'appareil d'Etat ; la moitié des actifs travaillent dans le secteur public ; 200 000 fonctionnaires collectent encore l'impôt à l'heure de l'administration électronique. Les dépenses publiques et les impôts augmentent beaucoup plus vite que la production. Conséquence désormais connue: la dette publique, qui représentait 35% du PIB en 1991, atteint 67% du PIB en 2006 - ce qui représente une dette de 20000 euros pour chaque nouveau-né, le double en y incluant les engagements hors bilan liés aux retraites publiques. Si rien n'est fait, la dette publique représentera 80% du PIB en 2012 et 130% en 2020, et les intérêts annuels de la dette seront de 120 milliards d'euros en 2030 (contre 40 en 2006).

Notre pays ne représente aussi que le dixième budget de défense du monde ; il occupe le dix-huitième rang par habitant pour l'aide au développement. Alors que la croissance mondiale annuelle dépasse les 4%, celle de la France peine à atteindre les 2%. Nous ne sommes aujourd'hui qu'au sixième rang mondial en termes de PIB, et au dix-neuvième en termes de PIB par habitant. Notre pays vieillit : la part des plus de 60 ans doublera d'ici à 2050 pour atteindre 25 millions de personnes ; le ratio de dépendance démographique atteindra un cotisant pour un retraité dès 2025 alors qu'il était de quatre cotisants pour un retraité dans les années 80. Au rythme actuel d'évolution, dans dix ans, le niveau de vie des Français ne sera plus que de 60% de celui des Américains ; il sera même en passe d'être dépassé par un grand nombre des onze puissances émergentes.

Une telle évolution, et d'abord au plan financier, ne sera pas tenable dans un cadre européen. La cote de la France serait dégradée par les institutions financières (une hausse d'un point du taux d'intérêt se traduirait par une augmentation de 8 milliards d'euros de la charge de la dette) ; les dépenses publiques devront être réduites drastiquement, ce qui amplifiera la violence de la crise sociale et conduira la classe créative à prendre le large. La déconstruction des nations aura alors commencé un peu plus tôt en France qu'ailleurs.

"Plus le temps passe, moins la politique aura les moyens d'influer sur le réel, mais il est encore possible, pendant quelques années, d'éviter le désastre" souligne Attali. Si "la grandeur future d'une nation passe par la créativité, l'équité, la loyauté, la mobilité, le travail et la justice", alors deux axes directeurs peuvent fonder une réflexion sur la réforme : d'une part rendre à l'avenir ce qu'on lui a pris ; permettre au pays d'autre part de tirer le meilleur de l'avenir.

Pour rendre à l'avenir ce qu'on lui a pris, il faudrait établir les budgets de l'année 2008 et des suivantes de telle façon qu'ils dégagent un excédent suffisant pour rembourser la dette et, pour cela, réduire les dépenses de l'Etat d'au moins 10% par an et augmenter les impôts d'au moins 5% par an. D'où la nécessité, entre autres, de prendre des mesures courageuses en matière de réforme des institutions, à travers par exemple une réduction drastique des échelons décentralisés, d'entreprendre une chasse au gaspillage dans l'ensemble des administrations, de réduire massivement les subventions à l'agriculture et aux industries dépassées.

Pour tirer le meilleur parti de l'avenir, il conviendrait en particulier de promouvoir les nouvelles technologies, de reposer les bases d'une société équitable - il faudrait à cet égard sans doute retarder l'âge de la retraite d'au moins six ans, y compris pour les salariés du secteur public. Il serait aussi nécessaire d'accepter le principe de l'entrée sur le territoire de plusieurs centaines de milliers d'étrangers par an en lançant, pour réussir leur intégration, une ambnitieuse politique scolaire (la dépense publique par élève dans les ZEP est aujourd'hui inférieure d'un tiers à la moyenne nationale), culturelle et urbaine.

Renforcer l'efficacité du marché serait un autre axe de travail de la réforme, avec l'objectif de promouvoir le goût du travail, de la concurrence, de l'effort, de la curiosité, de la mobilité, de la mobilité, de la liberté, de l'aspiration au changement, au neuf. Il faudrait notamment pour cela favoriser les nouvelles entreprises, en particulier dans les domaines de la santé et de l'éducation, et construire les réseaux de communication essentiels au développement de l'ubiquité nomade dans notre pays. Il conviendrait encore de créer, attirer et retenir une classe créative, capable de favoriser l'épanouissement du dynamisme et de l'innovation dans notre pays.

D'autres pistes sont encore évoquées pour renforcer les moyens de l'influence et de la souveraineté. L'hyperdémocratie pourrait d'ailleurs constituer un nouvel axe d'influence internationale aussi bien que d'action nationale, en faisant notamment en sorte "d'organiser des espaces urbains et virtuels pour que s'y rencontrent ceux qui ont envie de se rendre utiles et ceux qui peuvent offrir des occasions de l'être".

Pour Attali, l'objectif final de cette action multiforme, dûment orientée vers l'avenir, reste de "mettre en oeuvre un idéal humain fait de mesure et d'ambition, de passion et d'élégance, d'optimisme et d'insolence, pour le plus grand bénéfice de l'humanité".

Pour le coup, voilà pris un peu de hauteur en même temps qu'un peu de matière à réflexion pour les semaines, et les mois à venir (commentaire à suivre).

24/02/2007

Prospective (4) Le (bon) temps de l'hyperdémocratie

Est-il illusoire de chercher à maîtriser le capitalisme et ses conséquences, "à la fois enthousiasmantes et suicidaires" ? C'est ce que pourrait donner à penser la mystérieuse phrase avec laquelle Marx conclut la Critique du programme de Gotha ("Dixi et salvavi animam meam" : "je ne dis cela que pour sauver mon âme"). Mais, de même que Thomas More avait en 1516 imaginé l'élection des dirigeants d'Utopia, ou Jaurès une Europe libre, démocratique et pacifiée en juillet 1914, l'on pourrait aujourd'hui tenter d'imaginer une destinée différente pour l'humanité dont le moteur, après le marché et la guerre, serait le bien.

Il y faudra sûrement la réalisation de quelques catastrophes annoncées, tant "l'homme n'a jamais rien bâti sur de bonnes nouvelles". Le bouleversement du climat, l'emprise de la violence, l'impossible bunkérisation des plus riches, la médiocrité du spectacle, la dictature des assurances, l'envahissement du temps par les marchandises, le manque d'eau, de pétrole, les crises financières de plus en plus rapprochées, les guerres de plus en plus folles, la misère morale des plus riches... Tous ces désastres - les meilleurs avocats du changement -, pourraient être à l'origine d'un choc démocratique.

Un tel choc pourra être porté par une sorte d'avant-garde : les transhumains, soit une partie de la classe créative assurant la direction de l'Ordre marchand (entrepreneurs, inventeurs, artistes, financiers, dirigeants politiques), qui comprendra que l'espèce humaine ne survivra que rassemblée et pacifique. Ce groupe mettra en oeuvre les vertus du sédentaire (vigilance, hospitalité, sens du long terme) et du nomade (entêtement, mémoire, intuition). Ils réapprendront ensemble que transmettre est le propre de l'homme. Les femmes, qui monteront progressivement dans tous les compartiments de l'économie et de la société, seront plus naturellement transhumaines que les hommes tant "trouver son plaisir à faire plaisir est le propre de la maternité". Ils formeront une nouvelle classe créative, porteuse d'innovations sociales et artistiques, et non plus seulement marchandes.

Les transhumains mettront en place une économie de l'altruisme, de la mise à disposition gratuite, du don réciproque, du service public, de l'intérêt général - une économie qu'Attali qualifie de "relationnelle" où le profit ne sera plus qu'une contrainte et non une finalité. Partis politiques, syndicats sont les premières entreprises relationnelles ; les ONG avec La Croix-Rouge, Greenpeace, le WWF, Médecins sans frontières, et bien d'autres encore créées dans le Sud, ont aujourd'hui pris la suite. Parmi des centaines de milliers d'actions de ce type, Attali cite le cas de celle qui a permis de scolariser 90% des enfants et des adultes de Villa El Salvador, un bidonville de Lima. Ces ONG, entreprises relationnelles par excellence, continueront de s'épanouir en particulier dans le domaine de la microfinance.

La production de telles entreprises relationnelles est déjà évaluée aujourd'hui à environ 10% du PIB mondial, et sa part est en forte croissance. Son action est déjà à l'origine de concepts fondateurs (droit d'ingérence, droit à l'enfance...) et d'institutions nouvelles (Fonds pour le sida, Tribunal pénal international, Fonds mondial pour l'environnement). On commence ainsi à parler de communauté internationale (pour ne pas parler de gouvernement mondial) et de protection de la nature (pour ne pas parler de bien commun).

Dans une telle société, l'urbanisme deviendra une science majeure, et l'infrastructure numérique aidera à faire de la ville un lieu de rencontres, d'échanges, de vie - un réseau constitutif d'une démocratie participative pouvant aller, dans certains quartiers, jusqu'au développement de pratiques d'autogestion. Régulé et mondialisé, le marché ne cherchera plus à pénétrer "le sanctuaire de la démocratie". Il trouvera même son intérêt à développer des outils au service de celle-ci, notamment dans le domaine des infrastructures urbaines, des produits contre la pollution, contre l'obésité ou pour les plus pauvres, comme tente par exemple de le faire Danone aujourd'hui en Afrique et en Asie du sud.

Les Etats, dans ce contexte, devront se concentrer sur quelques fonctions de souveraineté : sécurité, liberté, accès de tous aux soins et au savoir notamment. Les frontières s'effaceront, chacun sera citoyen de plusieurs entités à la fois, les Etats se regrouperont en Unions sur le modèle d'une Union européenne élargie à la Turquie et à la Russie - qui constituera d'ailleurs l'avant-garde de l'hyperdémocratie. Les institutions de ce nouvel ordre mondial s'étofferont peu à peu autour de l'Assemblée générale de l'ONU pour former un véritable Parlement planétaire, mais aussi d'un Conseil de sécurité et d'un G8 remaniés et élargis à quelques unes des grandes puissances continentales.

L'hyperdémocratie développera un bien commun fondé sur la protection des éléments qui rendent la vie possible et digne : climat, air, eau, liberté, démocratie, cultures, langues, savoirs... La façon dont la Namibie entretien aujourd'hui sa faune ou la France ses forêts donne une idée de ce que pourrait être une conception avancée du bien commun. C'est que ce bien commun produira à son tour une intelligence collective, une intelligence propre, qui pense autrement que chacun des membres du groupe, comme un ordinateur pense autrement de chaque microprocesseur ou un orchestre est autre chose que l'addition de ses musiciens. Elle sera le résultat de ponts, de liens entre les intelligences individuelles, comme cela a déjà été le cas dans l'histoire de l'humanité - et qui lui a permis de s'adapter - dans une logique qui se développe de plus en plus vite avec les nouvelles technologies.

Environ 10 000 espèces disparaissent chaque année sur le 1,75 millions d'espèces déjà recensées et les 14 millions qui semblent exister et, si une action massive n'est pas mise en oeuvre, le nombre d'espèces animales pourrait, au cours de ce siècle, chuter de 90% comme cela est déjà arrivé à deux reprises dans l'histoire du globe (il y a 250 millions d'années, puis il y a 65 millions d'années, quand disparurent les dinosaures et qu'apparurent les mammifères). En son degré ultime d'évolution, on peut même ainsi imaginer que cette intelligence collective se développe comme une hyperintelligence du vivant, dont l'humanité n'est qu'une composante.

L'histoire singulière de l'Homo sapiens sapiens, premier homme moderne né il y a - 160 000 ans en Afrique, trouverait là son terme, non pas dans l'anéantissement comme dans les deux premières vagues de l'avenir, mais dans le dépassement, qui a toujours été une ressource des avant-gardes. "Alors, comme après la chute de l'Empire romain, renaîtront - sur les ruines d'un passé prometteur gâché par une trop longue série d'erreurs - une formidable envie de vivre, de joyeux métissages et des transgressions jubilatoires".

Cette hyperdémocratrie ne réalisera pas que des objectifs collectifs ; elle donnera aussi accès à des biens essentiels. Parmi ces biens essentiels, l'accès au savoir, au logement, à la nourriture, aux soins, au travail, à l'eau, à l'air, à la sécurité, à la liberté, à l'équité, à la dignité, aux réseaux, à l'enfance, au respect, au droit de quitter un lieu ou d'y rester, à la compassion, à la solitude, de vivre des passions simultanées, des sincérités parallèles, d'être entouré dans ces derniers jours.

Mais le principal de ces biens sera constitué de l'accès au bon temps, un temps où chacun vivra non pas le spectacle de la vie des autres, mais la réalité de la sienne propre. " Prendre du bon temps signifiera alors vivre libre, longtemps et jeune, et non pas, comme dans l'Ordre marchand, se hâter de "profiter".

Il y aura certes des tentatives de récupération du concept d'hyperdémocratie, à travers des mouvements religieux, des théologiens et autres gourous - voire certaines dictatures, qui tenteront d'instaurer un homme nouveau.

"Je veux pourtant croire qu'un jour, conclut Attali, bien avant la fin du XXIe siècle et malgré tant d'obstacles, de précipices vertigineux et de caricatures, l'hyperempire aura pris assez d'ampleur pour faire percevoir l'unité du monde sans être parvenu à détruire l'identité humaine (...) Je suis encore convaincu que les transhumains seront alors assez nombreux et organisés pour contenir la première vague de l'avenir et pour détruire la seconde. Je veux également croire que les dictatures caricaturant l'hyperdémocratie dureront moins longtemps que celles qui ont caricaturé le socialisme".

23/02/2007

Prospective (3) Vers un hyperconflit ?

" Quand le marché se généralise, les différences se nivellent, chacun devient le rival de tous. Quand l'Etat s'affaiblit, disparaît la possibilité de canaliser la violence et de la maîtriser. Les conflits locaux se multiplient, les identités se crispent, les ambitions s'affrontent" rappelle Attali en prélude à l'analyse de la deuxième vague de l'avenir.

De fait, d'ici à 2025, dans un ordre géopolitique devenu polycentrique, de nouvelles puissances régionales s'affirmeront et feront entrechoquer leurs ambitions de puissance. L'Amérique latine, dominée par le Brésil, pourrait se révolter contre l'influence américaine ; le monde arabe rêvera toujours d'éliminer Israël ; l'Iran, retrouvant avec une population nombreuse, beaucoup d'argent et de pétrole et une position géostratégique clé les ambitions de la puissance perse, cherchera à bousculer le monde arabe ; la Russie sera à nouveau tentée de dominer une partie de l'Europe et à se protéger tout à la fois de la Chine et de l'Islam ; l'Inde et le Pakistan tenteront de se contrecarrer l'une l'autre en Asie centrale et du Sud ; la Chine et la Russie convoiteront les mêmes régions frontalières ; l'Indonésie tentera d'assurer la direction de l'Islam dans son ensemble et de dominer l'Asie du Sud-Est ; le Japon, les Etats-Unis et la Chine, enfin, rivaliseront pour dominer l'est de l'Asie.

Mafias, gangs et mouvements terroristes de toutes sortes seront également de la partie dans un mouvement qui verra se développer l'économie pirate dans une plus ample mesure, sous l'effet de la déconstruction avancée des Etats, comme on le voit déjà à la périphérie de l'ex-URSS ou dans certaines régions d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique latine. Ces mafias renforceront leur influence ou leur contrôle sur des régions entières, des ports, des pipelines, des routes ou des zones riches en matière premières. Des mouvements politiques ou religieux sans assise territoriale déterminée, tel Al-Qaïda aujourd'hui, participeront à cette conflictualité sans loi qui sera décuplée.

Face à ce risque croissant, et dans un contexte marqué par l'abandon progressif des fonctions de souveraineté, de nouveaux corsaires, entreprises de mercenariat, se mettront en place à l'initiative des principales puissances pour lutter contre ces forces pirates. Le décret du 4 juillet 2002, qui accélère la naturalisation des étrangers s'engageant dans l'armée américaine, est à cet égard la copie presque à l'identique, rappelle l'auteur, d'un décret de l'Empereur Hadrien en l'an 138 de notre ère, quand commençait de s'amorcer le déclin de l'Empire romain d'Occident.

Les villes, vastes rassemblement de foules paupérisées et zones par excellence de concentration des "infranomades", seront des foyers de révolte, offrant à toutes les dictatures les forces nécessaires à la résistance à la marchandisation accélérée du monde. Une marchandisation contre laquelle s'élèveront d'ailleurs la plupart des religions. L'Eglise catholique, première puissance nomade, retrouvera les sources de son combat contre la raison, la science et le progrès constitutifs de l'Ordre marchand. Les Eglises protestantes seront elles aussi à l'avant-garde de ces luttes, sous l'égide d'un évangélisme conquérant qui regroupe d'ores et déjà aujourd'hui 70 millions d'américains, dont plusieurs centaines de milliers de pasteurs-propagandistes. Sous l'influence de ce mouvement de plus en plus présent politiquement, les Etats-Unis, seuls parmi les grandes démocraties à n'avoir pas connu un passé de dictature, pourraient même basculer dans la tentation d'un isolationnisme théocratique.

Dans le monde musulman, fort de plus d'un milliard d'habitants - et de près du double en 2020 -, cette vocation théocratique est déjà une réalité à l'exception de quelques démocratries en devenir telles que la Turquie, l'Algérie, le Maroc, le Koweït ou le Sénégal. On traduit dans l'ensemble des pays musulmans moins de livres étrangers que dans la seule Grèce. Cette persistance de la fermeture au monde moderne se nourrira alors des excès du capitalisme pour retrouver la vigueur combattante de la révolution islamique déjà théorisée par Sayyid Qotb, leader des Frères musulmans, il y a une vingtaine d'années.

De nouvelles armes feront leur apparition, notamment des systèmes électroniques (e-bombs) capables de détruire des réseaux de communication et de rendre aveugle et sourde une armée (on pourra, dans un avenir proche, en fabriquer pour un coût de 400 dollars en associant un condensateur, une bobine de cuivre et un explosif). Parmi les puissances nucléaires actuelles, certaines seront tentées d'utiliser les armes tactiques, de courte portée, comme armes d'opérations et non plus seulement de dissuasion.

Une quinzaine de pays pourrait d'ailleurs, d'ici à trente ans, accéder au statut de puissance nucléaire. Les risques de prolifération, à travers par exemple la fabrication d'armes radiologiques associant déchets nucléaires et explosifs conventionnels, en seront accrus. Sans compter de nouvelles armes liées à des moyens chimiques ou génétiques (par exemple des nanorobots capables d'attaquer les cellules du corps de l'ennemi), permettant le développement d'épidémies à grande échelle. Les principales armes resteront cependant les moyens de propagande, de communication et d'intimidation.

Le coût de ces nouveaux équipement sera considérable : les Etats-Unis pourraient y consacrer 500 milliards de dollars, et la défense pourrait continuer de représenter dans ce pays le quart du budget fédéral - tandis que les Européens dépensent ensemble aujourd'hui cinq fois moins pour leur défense. Vers 2035-2040, lorsque les moyens à mettre en oeuvre paraîtront trop lourds financièrement, les principales puissances, après avoir regroupé leurs forces au sein d'une alliance internationale, renonceront au maintien de leur influence sur l'Ordre marchand ; elles se replieront alors sur elles-mêmes selon la stratégie des chariots en cercle.

Certains renonceront même à se défendre face à l'agressivité des dictatures ennemies. Mais, rappelle Attali, en s'appuyant sur les exemples de la remilitarisation de la Ruhr en 1936, l'épisode des fusées de Cuba en 1962 ou, plus récemment, l'installation de fusées américaines en Europe au début des années 80 pour contrebalancer la domination soviétique, "face aux Etats durablement agressifs, la dissuasion sera toujours nécessaire, et son absence toujours désastreuse".

Quatre grands types de conflits éclateront dans ce monde dérégulé. Les guerres de rareté tout d'abord, liées au contrôle du pétrole et de l'eau. Les deux tiers du pétrole consommé par les Etats-Unis viennent de l'extérieur du territoire américain ; cela conduira encore longtemps l'Amérique à chercher à accroître son contrôle au Moyen-Orient et en Asie centrale. Avec l'épuisement progressif de leurs ressources, ces guerres pourraient également toucher des pays comme le Vénézuela, le Nigeria, le Congo ou l'Indonésie.

En ce qui concerne l'eau, on estime aujourd'hui que 1,5 milliard de personnes ont difficilement accès à l'eau potable, et que c'est la moitié de la population mondiale qui connaîtra un tel manque en 2025. 145 nations ont une partie de leur territoire située sur un bassin transfrontalier. Le dérèglement du climat provoquera également des guerres pour occuper des terres restées ou devenues cultivables comme en Sibérie ou au Maghreb.

Les guerres de frontières connaîtront un renouveau spectaculaire sous l'effet de l'éclatement des Etats, en particulier au sein des anciennes nations colonisées, notamment en Afrique et en Asie. Se déclencheront ainsi de nombreuses guerres civiles avec leur lot de bouc-émissaires et de génocides dont le XXe siècle a déjà montré la réalité à travers le massacre des Arméniens, des Juifs et des Hutus. D'autres guerres enfin seront des conflits d'influence, par exemple entre l'Iran et le Pakistan. Ou encore des conflits opposant pirates et sédentaires : on estime d'ores et déjà que les actes de piraterie maritime ont été multipliés par 4 au cours de ces dix dernières années. Des attentats-suicides, motivés par l'idéologie ou la misère, se multiplieront.

A la confluence de l'ensemble de ces forces de déconstruction et de conflictualité, pourrait alors se déclencher - par exemple, à Taïwan, au Mexique ou au Moyen-Orient, qui en associent les principaux ingrédients (eau, pétrole, religions, démographie, écart Nord-Sud, contestations de frontières) -, un hyperconflit, soit la prise en masse, exacerbée, de l'ensemble de ces conflits en une guerre généralisée et dévastatrice pour l'humanité.

Attali parie pourtant sur la capacité des démocraties de marché à éviter la réalisation d'un tel scénario dans une alternative qui fonde la troisième - et ultime - vague de l'avenir.

De quoi s'agit-il ?