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06/01/2007

The Last Show (dernière séance à l'Escurial)

Cela faisait un bail que nous n'étions passés à l'Escurial, pourtant juste en face - un crime, réparé l'autre soir au débotté, sur une intuition de passage en redescendant Port Royal. Il en va ainsi des départs proches qui nous font, une dernière fois, reprendre le chemin des lieux que nous avons aimés. Et des affiches aux airs de clin d'oeil.

D'un premier plan qu'on dirait sorti tout droit de Nighthawks, "The Last Show" nous plonge d'entrée de jeu au coeur du Midwest, le temps de la dernière représentation d'une émission radiophonique populaire, inspirée de la très réelle "Prairie Home Companion" qui tint la vedette (et ça continue, nous rappelaient Zoe et Jerry l'autre soir) une trentaine d'années depuis Saint-Paul, au fin fond du Minnesota, entre airs de country et réclames en tous genres, toutes aussi abracadabrantes les unes que les autres (essayez voir de prononcer le "Piscacadawadaquoddymogin", nom d'une marque de boisson à base d'herbe de bison, sponsor de l'émission, et qui suggère en effet son effervescence avec justesse). Quelque part entre le terroir perdu de "Fargo" et les harmoniques entraînantes de "O Brother".

Représentation en effet car, sous la houlette impassible de GK, l'animateur vedette, l'émission se déroule sur la scène du Fitzgerald Theater, face au public du coin, venu nombreux ce soir-là pour la dernière séance. Un affairiste texan (Tommy Lee Jones) se propose de tomber le rideau de ce théâtre d'une autre époque, qui résiste autant aux préceptes du business qu'aux canons de la mode, bref, de faire entrer ce monde qui ne veut pas passer dans l'ère des parkings.

Entre coulisses et plateau, vieux routiers et adolescentes perdues, on s'entrecroise, on s'agite, on fredonne les souvenirs, on fricotte entre deux décors, on improvise, on couine, on chuinte ! on pousse la chansonnette avec les Johnson Sisters (Meryl Streep y met du coeur, dans un mélo de ménagères), on égrène des blagues de pâturages, vaseuses à point, quand on ne règle pas ses comptes par antenne interposée (un grand moment de philosophie, à faire palir Clément Rosset, que ce : "Dusty, t'es tellement con qu'on dirait que t'es deux"). Tout cela sous l'oeil névrotique de Guy Noir, le détective du coin, impeccable de décalage, comme un Guy Marchand égaré dans le Cornbelt - et d'une mystérieuse femme de passage qui préside, tel un ange, à ces derniers instants d'éternité.

Film testament de Robert Altman, cette dernière séance, intimiste et drôle, est un salutaire hommage rendu aux spectacles improbables, faits de bric et de broc, habités de la vie qu'ils échouent à contenir dans toute son exubérante créativité - on se redit qu'elle est bien un miracle (sans les trompettes, mais avec ce qu'il faut de vieux tweed) -, loin du monde comme il va, indifférente aux modes, étrangère aux standards de la bien-pensance.

Un hommage festif et réjouissant à l'art vivant d'une époque pionnière qui n'a pas renoncé à exister pour sa vérité, celle d'une parcelle d'humanité poursuivant sa route - ou s'est-elle arrêtée quelque part dans les années 50 ? - à l'abri des voix familières et des rêveries éternelles. De quoi vous faire aimer l'Amérique profonde.

17/12/2006

What France needs (un déjeuner de gauchistes au Press Club)

Décidément, pour les Britanniques, la France n'a pas son pareil pour inventer des mots intraduisibles : après "ultra libéralisme", voici le nouveau venu, le "déclinisme" et ses "déclinologues" associés que Jean-Pierre Raffarin, on s'en souvient, avait, bien en vain, tenté de discréditer par sa "positive attitude" (grotesque de la politique, et de la communication, lorsqu'elles ne sont pas assises sur un projet).

Chef du bureau de The Economist à Paris, Sophie Pedder précise d'entrée de jeu que ce n'est pas elle qui a placardé Margaret Thatcher sur le drapeau tricolore de la couverture de son magazine, début novembre, sur le sujet. Mais elle n'en pense pas moins. Pour elle, la situation de la France des années 2006 s'apparente à celle qu'a connu la Grande-Bretagne de la fin des années 70 : un pays bloqué, verrouillé, structurellement incapable de se réformer. Dérapage des finances publiques, niveau critique de l'endettement, un chômage de masse (10% environ, mais 20% des plus jeunes) et un marché du travail profondément clivé entre insiders et outsiders, une élite bien peu représentative de la diversité du pays, des banlieues qui explosent : la faillite du "président le plus impopulaire" de la Ve République est sans appel.

La France n'est pourtant pas sans atouts. Une population active parmi les plus productives au monde (on y travaille environ 1500 heures par an contre 1800 aux Etats-Unis, mais la productivité horaire y est très performante), de grands groupes florissants, habiles à saisir les opportunités de la mondialisation, une démographie plus dynamique que ses voisins, des décideurs publics de qualité, des grandes écoles qui occupent un rang honorable sur le marché international de la formation de haut niveau, bref, la France est un pays de contradictions, bloqué par ses contradictions. Seuls les petits pays homogènes (irlande, Pays-Bas, Danemark...) seraient réformables ? Mais qu'ont fait l'Espagne et le Canada avec leur économie et leurs finances publiques ? s'interroge The Economist, qui conclut d'un trait : "It's a matter of leadership". En renvoyant à la prochaine présidentielle. Une élection qui, entre le positionnement ambigu de Ségolène Royal et l'interventionnisme bien peu "libéral" de Nicolas Sarkozy, laisse pourtant Sophie Pedder bien perplexe.

Christine Fontanet, qui fut en charge de la communication d'Alain Juppé lorsque celui-ci tenta de réformer les retraites (un déjeuner de gauchistes, en somme) rappelle que les réformes entreprises au Royaume Uni dans les années 80 n'ont été rendues possibles que par une communication en profondeur, pendant deux ans, à travers tout un réseau de comités locaux avant de lancer les réformes elles-mêmes. Comme disent les spécialistes d'IECI, un cabinet de vieux routiers malins, "c'est la démarche qui construit l'objectif". Chez nous, ça se passe encore un peu trop à la télé et pas assez sur le terrain pour créer une réelle dynamique réformatrice. Rocard parti depuis belle lurette, DSK balayé, Sarko irrecevable, Bayrou improbable - bref, la voie royale vers l'aventure. Je reste pourtant persuadé que Ségolène peut déverrouiller le système, contre son camp.

11/12/2006

Démocratie & expertise (la leçon de Segolène)

Retour sur un sujet qui a beaucoup été évoqué à propos de la primaire au PS, et que l'on voit repoindre ici ou là au sujet du développement de la blogosphère. Argument : un homme, disons, un responsable politique n'a pas vocation à être le pur réceptacle de la parole publique, faute de quoi il se disqualifie en passant de leader à suiveur d'opinions et perd, au passage, à la fois sa colonne vertébrale et sa moelle épinière. En face, le clan des experts, qualifiés, qui oppose à cette logique "populiste" le primat d'une compétence technique sur les sujets du débat démocratique. Et qui se fait balayer d'un trait au premier tour de scrutin.

Question : que s'est-il passé ? Laissons de côté ici les arguments psycho-socio-politiques sur l'apparition de la madonne salvatrice et maternante face à la vieille garde machiste - un point de vue qui, pour n'être pas dépourvu d'intérêt, verra aussi son aspect sexiste et jeuniste se corriger avec le temps. Même si le niveau global d'éducation tend à monter, je ne crois pas que beaucoup de citoyens se fassent d'illusions sur leur capacité réelle à influencer les grands dossiers publics qui, dès que l'on rentre un tant soit peu dans le détail, technique précisément, ont tôt fait de décrocher (test possible, pêle-mêle, sur la parité USD/euro, la PAC ou la réforme de la justice).

Je crois en revanche fondamental pour le succès de tout projet, de laisser - non, le terme fleure trop la "tolérance"-, d'ouvrir délibérément un espace d'expression permettant aux gens d'entrer dans un projet, et plus exactement dans une dynamique. Si le projet est bon sur le fond, mais que je n'y ai pas accès, ou que je m'en sens exclus, alors je le jugerais mauvais - et ce, quel que soit le niveau de la population concernée. Essayez donc de faire adhérer un comité exécutif ou même un conseil de ministres à un projet sur lequel il n'aurait pas eu son mot à dire (je ne dis pas approuver mais adhérer, c'est-à-dire déjà agir pour le projet, à tout le moins le porter).

Tout le monde sait cela dans l'entreprise aujourd'hui et c'est ce qu'Herbemont & César, spécialistes de socio-dynamique, ont appelé de longue date un "projet latéral", c'est-à-dire un projet capable d'intégrer des demandes portées par les gens, de sorte que le projet de départ devienne aussi le leur - ce qui rend normalement la suite beaucoup plus efficace. Et comme le souligne le modèle "VUE" (Valeurs, Utilités, Envie) mis au point par les mêmes auteurs, cette intégration comporte inmanquablement une part d'irrationnel, ou disons plutôt la part affective (et statutaire) qu'il faut pour entrer dans la rationalité de l'autre. Ce n'est pas l'irrationnel qui a gagné, c'est le métier et celui-là, rien de nouveau depuis Weber, est d'abord l'art de la jauge et du désir.

10/12/2006

Go West (sur le documentaire de J-M Meurice)

Redécouvert aujourd'hui avec bonheur (le premier soir, je m'étais endormi...) sur Arte "Amérique, notre histoire", le documentaire enlevé et efficace de Jean-Michel Meurice (2006), avec les commentaires de Jim Harrison et Russel Banks, entre les apparitions der John Wayne et de Gary Grant. Ou comment, avec Griffith, Kazan, Chaplin, l'Amérique se donne à voir depuis plus d'un siècle à travers les superproductions d'Hollywood s'emparant de l'imaginaire américain. Guerres et conquêtes, industrie et politique, puissances et dépressions - "rien n'est plus convaincant que les images" (Harrison) - pour incarner au début du siècle l'essor du monde des affaires. Un monde - voyez Ford - qui tente de résoudre la contradiction originelle entre esclavage et démocratie à travers la dynamique du capitalisme, porteuse d'une société ouverte.

Un monde aussi qui, en se transformant à grande échelle depuis les acieries de Carnegie à Pittsburgh au confluent de la Monongahela et de l'Allegheny (à deux pas de mon futur home : quittez la métallurgie...), s'impose comme le nouveau centre. C'est à ce moment, semble-t-il, que l'Amérique a commencé de se représenter, par opposition aux ténèbres montantes en Europe (que donne à voir Griffith dans "La vie n'est-elle pas merveilleuse ?"), comme le pays de la lumière ayant vocation à sauver le monde ("save the world from itself"). Même s'il a été d'abord, du moins dans le monde rural, plutôt favorable au nazisme pendant la décennie qui a précédé la Guerre. C'est que l'Amérique, qui se représente elle-même comme un homme, serait a priori plus sensible au "Vaterland" qu'à la "Mère patrie" française, avance Russel Banks, dans une sorte de géopsychanalyse d'un nouveau type.

Rideau sur une imagerie de la conquête qui se retourne sur lui-même dans une sorte "d'auto-colonisation" marchande de sa propre société - un enfant sur trois, souligne Harrison, ayant une télé dans sa chambre qu'il regarde en moyenne trois heures par jour. J'ai fait l'expérience l'autre jour : pour un film regardé aux Etats-Unis, doublez à peu près le temps de diffusion, il faut bien caser la pub quelque part (sept minutes toutes les onze minutes en moyenne). Eprouvant. Surtout au moment où Braveheart, complètement halluciné, s'apprête à aller dérouiller les Anglais avec une bande de gueux sortis des fins fonds de l'Ecosse. Et, entre un Coca et une BM, ça marche, en plus.