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23/02/2007

Prospective (3) Vers un hyperconflit ?

" Quand le marché se généralise, les différences se nivellent, chacun devient le rival de tous. Quand l'Etat s'affaiblit, disparaît la possibilité de canaliser la violence et de la maîtriser. Les conflits locaux se multiplient, les identités se crispent, les ambitions s'affrontent" rappelle Attali en prélude à l'analyse de la deuxième vague de l'avenir.

De fait, d'ici à 2025, dans un ordre géopolitique devenu polycentrique, de nouvelles puissances régionales s'affirmeront et feront entrechoquer leurs ambitions de puissance. L'Amérique latine, dominée par le Brésil, pourrait se révolter contre l'influence américaine ; le monde arabe rêvera toujours d'éliminer Israël ; l'Iran, retrouvant avec une population nombreuse, beaucoup d'argent et de pétrole et une position géostratégique clé les ambitions de la puissance perse, cherchera à bousculer le monde arabe ; la Russie sera à nouveau tentée de dominer une partie de l'Europe et à se protéger tout à la fois de la Chine et de l'Islam ; l'Inde et le Pakistan tenteront de se contrecarrer l'une l'autre en Asie centrale et du Sud ; la Chine et la Russie convoiteront les mêmes régions frontalières ; l'Indonésie tentera d'assurer la direction de l'Islam dans son ensemble et de dominer l'Asie du Sud-Est ; le Japon, les Etats-Unis et la Chine, enfin, rivaliseront pour dominer l'est de l'Asie.

Mafias, gangs et mouvements terroristes de toutes sortes seront également de la partie dans un mouvement qui verra se développer l'économie pirate dans une plus ample mesure, sous l'effet de la déconstruction avancée des Etats, comme on le voit déjà à la périphérie de l'ex-URSS ou dans certaines régions d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique latine. Ces mafias renforceront leur influence ou leur contrôle sur des régions entières, des ports, des pipelines, des routes ou des zones riches en matière premières. Des mouvements politiques ou religieux sans assise territoriale déterminée, tel Al-Qaïda aujourd'hui, participeront à cette conflictualité sans loi qui sera décuplée.

Face à ce risque croissant, et dans un contexte marqué par l'abandon progressif des fonctions de souveraineté, de nouveaux corsaires, entreprises de mercenariat, se mettront en place à l'initiative des principales puissances pour lutter contre ces forces pirates. Le décret du 4 juillet 2002, qui accélère la naturalisation des étrangers s'engageant dans l'armée américaine, est à cet égard la copie presque à l'identique, rappelle l'auteur, d'un décret de l'Empereur Hadrien en l'an 138 de notre ère, quand commençait de s'amorcer le déclin de l'Empire romain d'Occident.

Les villes, vastes rassemblement de foules paupérisées et zones par excellence de concentration des "infranomades", seront des foyers de révolte, offrant à toutes les dictatures les forces nécessaires à la résistance à la marchandisation accélérée du monde. Une marchandisation contre laquelle s'élèveront d'ailleurs la plupart des religions. L'Eglise catholique, première puissance nomade, retrouvera les sources de son combat contre la raison, la science et le progrès constitutifs de l'Ordre marchand. Les Eglises protestantes seront elles aussi à l'avant-garde de ces luttes, sous l'égide d'un évangélisme conquérant qui regroupe d'ores et déjà aujourd'hui 70 millions d'américains, dont plusieurs centaines de milliers de pasteurs-propagandistes. Sous l'influence de ce mouvement de plus en plus présent politiquement, les Etats-Unis, seuls parmi les grandes démocraties à n'avoir pas connu un passé de dictature, pourraient même basculer dans la tentation d'un isolationnisme théocratique.

Dans le monde musulman, fort de plus d'un milliard d'habitants - et de près du double en 2020 -, cette vocation théocratique est déjà une réalité à l'exception de quelques démocratries en devenir telles que la Turquie, l'Algérie, le Maroc, le Koweït ou le Sénégal. On traduit dans l'ensemble des pays musulmans moins de livres étrangers que dans la seule Grèce. Cette persistance de la fermeture au monde moderne se nourrira alors des excès du capitalisme pour retrouver la vigueur combattante de la révolution islamique déjà théorisée par Sayyid Qotb, leader des Frères musulmans, il y a une vingtaine d'années.

De nouvelles armes feront leur apparition, notamment des systèmes électroniques (e-bombs) capables de détruire des réseaux de communication et de rendre aveugle et sourde une armée (on pourra, dans un avenir proche, en fabriquer pour un coût de 400 dollars en associant un condensateur, une bobine de cuivre et un explosif). Parmi les puissances nucléaires actuelles, certaines seront tentées d'utiliser les armes tactiques, de courte portée, comme armes d'opérations et non plus seulement de dissuasion.

Une quinzaine de pays pourrait d'ailleurs, d'ici à trente ans, accéder au statut de puissance nucléaire. Les risques de prolifération, à travers par exemple la fabrication d'armes radiologiques associant déchets nucléaires et explosifs conventionnels, en seront accrus. Sans compter de nouvelles armes liées à des moyens chimiques ou génétiques (par exemple des nanorobots capables d'attaquer les cellules du corps de l'ennemi), permettant le développement d'épidémies à grande échelle. Les principales armes resteront cependant les moyens de propagande, de communication et d'intimidation.

Le coût de ces nouveaux équipement sera considérable : les Etats-Unis pourraient y consacrer 500 milliards de dollars, et la défense pourrait continuer de représenter dans ce pays le quart du budget fédéral - tandis que les Européens dépensent ensemble aujourd'hui cinq fois moins pour leur défense. Vers 2035-2040, lorsque les moyens à mettre en oeuvre paraîtront trop lourds financièrement, les principales puissances, après avoir regroupé leurs forces au sein d'une alliance internationale, renonceront au maintien de leur influence sur l'Ordre marchand ; elles se replieront alors sur elles-mêmes selon la stratégie des chariots en cercle.

Certains renonceront même à se défendre face à l'agressivité des dictatures ennemies. Mais, rappelle Attali, en s'appuyant sur les exemples de la remilitarisation de la Ruhr en 1936, l'épisode des fusées de Cuba en 1962 ou, plus récemment, l'installation de fusées américaines en Europe au début des années 80 pour contrebalancer la domination soviétique, "face aux Etats durablement agressifs, la dissuasion sera toujours nécessaire, et son absence toujours désastreuse".

Quatre grands types de conflits éclateront dans ce monde dérégulé. Les guerres de rareté tout d'abord, liées au contrôle du pétrole et de l'eau. Les deux tiers du pétrole consommé par les Etats-Unis viennent de l'extérieur du territoire américain ; cela conduira encore longtemps l'Amérique à chercher à accroître son contrôle au Moyen-Orient et en Asie centrale. Avec l'épuisement progressif de leurs ressources, ces guerres pourraient également toucher des pays comme le Vénézuela, le Nigeria, le Congo ou l'Indonésie.

En ce qui concerne l'eau, on estime aujourd'hui que 1,5 milliard de personnes ont difficilement accès à l'eau potable, et que c'est la moitié de la population mondiale qui connaîtra un tel manque en 2025. 145 nations ont une partie de leur territoire située sur un bassin transfrontalier. Le dérèglement du climat provoquera également des guerres pour occuper des terres restées ou devenues cultivables comme en Sibérie ou au Maghreb.

Les guerres de frontières connaîtront un renouveau spectaculaire sous l'effet de l'éclatement des Etats, en particulier au sein des anciennes nations colonisées, notamment en Afrique et en Asie. Se déclencheront ainsi de nombreuses guerres civiles avec leur lot de bouc-émissaires et de génocides dont le XXe siècle a déjà montré la réalité à travers le massacre des Arméniens, des Juifs et des Hutus. D'autres guerres enfin seront des conflits d'influence, par exemple entre l'Iran et le Pakistan. Ou encore des conflits opposant pirates et sédentaires : on estime d'ores et déjà que les actes de piraterie maritime ont été multipliés par 4 au cours de ces dix dernières années. Des attentats-suicides, motivés par l'idéologie ou la misère, se multiplieront.

A la confluence de l'ensemble de ces forces de déconstruction et de conflictualité, pourrait alors se déclencher - par exemple, à Taïwan, au Mexique ou au Moyen-Orient, qui en associent les principaux ingrédients (eau, pétrole, religions, démographie, écart Nord-Sud, contestations de frontières) -, un hyperconflit, soit la prise en masse, exacerbée, de l'ensemble de ces conflits en une guerre généralisée et dévastatrice pour l'humanité.

Attali parie pourtant sur la capacité des démocraties de marché à éviter la réalisation d'un tel scénario dans une alternative qui fonde la troisième - et ultime - vague de l'avenir.

De quoi s'agit-il ?