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18/10/2007

Un tour du monde express (6) Bangkok, en descendant le Chao Phraya

J'étais déjà passé ici, en 1996, pour ma première mission diplomatique à travers la réunion annuelle d'un groupe de travail franco-thaïlandais sur les questions économiques. J'étais alors notamment en charge, au Quai d'Orsay, du suivi de la Thaïlande et de la Birmanie. Avec la Thaïlande, il s'agissait pour l'essentiel de recréer des relations positives et confiantes afin de mieux permettre aux entreprises françaises de tirer parti des opportunités économiques locales. En Birmanie - Rangoon n'est qu'à quelques encablures de Bangkok -, l'objectif, de même, était de promouvoir les intérêts économiques français - en clair, l'implantation de Total - en résistant aux pressions, peu désintéressées, des britanniques ainsi que des pays scandinaves au sein de l'UE sur la question des droits de l'Homme.

Depuis lors, le régime thaï s'est durci à travers la destitution de Shinawatra avec la bénédiction du Roi Bhumibol tandis que l'on attend les prochaines élections et, à Rangoon, la junte, renouant avec la violence des années 88/90, a renoué avec une répression brutale, sanglante - bornée. A l'époque, nous avions, avec Michel Barnier, alors ministre délégué aux affaires européennes, rencontré les plus hauts dirigeants birmans pour mener avec eux un dialogue sur les droits de l'homme. Dans l'ascenceur en repartant, Barnier avait l'air aussi incrédule que le frère jumeau de Le Peron reprenant le train dans Coup de torchon - un grand moment de diplomatie, et une farce grotesque n'était la brutalité de cette bande de généraux primitifs et consanguins. Autant de repères lointains dans ma chronologie personnelle qui reparaissent furtivement à l'heure, la nuit tombée, de retrouver Bangkok.

Nous prenons nos quartiers au Metropolitan, entre le Sukhothai et l'ambassade de France, sur Sathorn Road. C'est un hôtel élégant qui se dresse au-dessus d'un étroit jardin tropical et surplombe une vaste piscine. De grands lys roses enchâssés dans de longs vases font une allée grâcieuse dans le hall entre d'antiques statues chinoises, vers les salles de restaurant et les espaces de bien-être. Une boîte de nuit chic, accolée à l'hôtel, accueille la jeunesse dorée et la faune de la ville.

On plonge bien un temps, de tuk-tuk pétaradant en dérivées piétonnes dans le centre trépidant de la capitale. Au pied des grandes tours d'affaires, tout semble en chantier, ou bien délabré dans de petits immeubles cubliques, multicolores et dépouillés. Dans la rue, de minuscules stands de restauration alignent des successions de brochettes, de soupes, de poissons et de légumes frits à côté de quelques tables de fortune où se presse la population de la ville. L'air est acide, le bruit omniprésent, en un mouvement qui semble ne pouvoir s'apaiser un peu que lorsque la nuit est déjà bien avancée.

En marge de cette atmosphère vibrionnante et saturée, une indéniable indolence se fait pourtant jour en creux, ici ou là, en retrait des grands axes, comme si elle était à la fois économiquement déplacée et culturellement puissante. C'est celle des gardiens et agents de tous ordres, des concierges, des cantonniers, de toutes les petites mains qui échappent au tempo des grandes artères. C'est, plus exactement, et comme chez les conducteurs de tuk-tuk, une indolence dont on sent qu'elle peut vite rentrer dans la ronde, avant de retourner, un peu plus tard, à son inertie première.

A travers la moiteur du climat, dans les interstices de la Cité des anges, on sent bien la déliquescence des moeurs qui guette le voyageur, cette ambiance où se mêlent la culture du massage et les circuits touristiques, les parfums un peu âcres dans les recoins des boutiques. D'ailleurs, c'est bien le gynécologue de Danièle Mitterrand qui s'ennuyait aux Seychelles après un poste en Afrique, que l'on finit par envoyer là et qui, d'échappées nocturnes en caves obscures aménagées dans les sous-sols de l'ambassade, ruina pour longtemps la crédibilité, sur place, de notre diplomatie.

Quitter les miasmes délétères du centre pour retrouver un peu d'air et de champ en plongeant sur le fleuve : je saute dans une longue embarcation qui m'emmène vers les faubourgs en une grande boucle vers le sud-ouest. C'est une jonque très allongée qui, mue par un petit moteur qui fait un raffût du tonnerre, se laisse glisser sur le fleuve en slalomant entre des embarcations plus imposantes. On coupe vers l'autre rive pour s'engouffrer dans un réseau de canaux plus étroits qui irrigue. Un autre monde commence au bord de ces flots kaki et calmes.

Les baraques sur pilotis se nichent les unes à côté des autres, coincées entre une végétation expansive et le réseau serré des canaux. Parfois, une demeure de luxe esquisse une fière apparition avant de disparaître bien vite derrière un épais rideau de mangroves. De grandes tours surgissent par endroits entre de petites installations artisanales et des chapelets de petits temples dorés. Des pêcheurs miséreux y croisent des marchands de pacotille. Les femmes s'occupent du linge, les enfants jouent dans l'eau, des adolescents fument sous les proches, les vieux contemplent un ciel gris qui semble absorber les couleurs.

Plus loin, on fait une halte obligée dans un vieux zoo un peu perdu, logé dans un méandre du canal. Tout y part à vau-l'eau, les murs décrépis, les bassins qui s'effondrent, les cages mal entretenues. D'un vieux crocodile apathique à un couple de perruches survoltées, entre des ours encombrés d'eux-mêmes et des singes mal à l'aise, les animaux hésitent entre la dépression et le chahut. On est loin du "Pig Racing Ground" du Sriracha Tiger Zoo... De l'autre côté, c'est la ferme aux serpents : des cobras royaux, dans des cages de verre, y dévorent leurs petits tandis que sur la piste d'un show dont les lumières semblent depuis longtemps éteintes de jeunes dresseurs provoquent des vipères pour une poignée de baths. Cet autre monde se clôt quand la ville reparaît, après la dernière écluse, avec les tours rutilantes de Bangkrak et de Samphan Thawong.

Etrange impression d'un monde qui nous échappe à travers les contrastes brutaux si familiers à l'Asie. Un authentique art de vivre plein de grâce et de goût y côtoie une misère crasse et, sous le mouvement trépidant de la ville, c'est l'indolence de la culture qui sommeille. On s'y abandonne un peu. On s'y perdrait. On s'en va.

11/10/2007

Un tour du monde express (5) A Sydney, Sex and Death dans Botanic Gardens

Au dernier moment, vers minuit, le vol d'United Airlines est annulé. Un problème de train d'atterrissage, semble-t-il. Dans l'assemblée des voyageurs, au bout du terminal, entre un maquereau caribéen et une vamp hollywoodienne, un businessman pakistanais et une mamie aussie, la fatigue creuse les visages ; pourtant, tout le monde se dirige avec calme vers l'enregistrement pour cette nuit d'hôtel improvisée.

Poursuivant la route vers l'ouest, on remonte le temps, entre deux escales ; en fait, on ne sait plus très bien ni où l'on est, ni quelle heure il est - et si on parvient à savoir l'heure, on ne voit plus très bien à quoi elle correspond sur le lieu de départ, lui-même lieu d'emprunt temporaire qui n'est pas le centre de gravité horaire que représente toujours, psychologiquement, l'origine non du départ, mais de l'expatriation.

Décalages en chaîne, qui ne sont pas qu'horaires. Ces trajectoires segmentées fragmentent le temps et l'espace ; en même temps, le mouvement renforce un étrange sentiment d'unité du monde et de familiarité avec les lieux que l'on traverse, comme autant de banlieues éclatées d'on-ne-sait-plus quel centre. Long survol de Polynésie, puis de la Mélanésie à l'autre bout. En bas, sous les boules de nuages qui quadrillent le plafond avec une régularité de toile aborigène, c'est le paradis. Un berceau du monde, avec des histoires d'australopithèques à rendre fous ceux qui les sous-estimeraient.

Sydney enfin, un nouveau soir venu. J'avais presque oublié cette Los Angeles proprette et sage qui fut jadis, de Nouméa, une oasis - surgie du désert, qui s'accroche à la baie et s'ouvre sur la mer. Sur le wharf de Woolloomooloo Bay, le Blue Hotel a pris ses quartiers dans un ancien entrepôt maritime relooké en résidence de luxe. Quelques vieux treuils de bois gris y surplombent un immense lobby bar, au-dessous de chambres cossues qui s'étirent le long de la baie, entre Potts Point et Macquaries Road.

Jamais ce tour du monde n'aura été aussi express. Pas le temps cette fois, de flâner sur Pitt Street, de remonter Oxford Street jusqu'aux belles villas victioriennes de Paddington, de retrouver Hyde Park, de bifurquer sur King Cross pour une gargote italienne sur Victoria Street ou bien un palais thaï plus loin vers Darlinghurst. A peine celui d'un détour par les Rocks, au-delà de Circular Quay, jusqu'à la pâtisserie française, et plus tard d'une incursion dans le musée des Nouvelles Galles du Sud pour une veduta de Canaleto.

C'est le printemps dans les Royal Botanic Gardens, lorsqu'on passe la porte de Woollomooloo, juste au-dessus de la madonne bienveillante de Fleischmann qui fait un signe discret au promeneur de passage. Entre les tours d'affaire qui surgissent à l'ouest au long de Macquarie Street et les flancs de la New South Wales Gallery, le parc s'étale de tout de son long jusqu'à la pointe avancée qu'il forme sur Port Jackson, où flamboie l'Opéra. Au petit matin, les jardins s'ébrouent lentement de tous côtés.

Sous son ordonnancement apparent, ce parc est une jungle qui reprend ses droits à la moindre occasion, derrière un taillis ou dans un massif à l'écart. De puissants ficus s'étalent au-dessus des pelouses comme de lourds parasols. Des pins, des fougères sont contenus avec peine derrière les méandres policés des sentiers ; sur les palmiers royaux, les chauve-souris sont reines, emmaillotées dans de larges ailes noires qu'elles ne déploient en plein jour que par nécessité, et avec maladresse.

Un peu plus haut, dans un recoin du parc, le jardin tropical est une apothéose. Sex and death : un marketing tapageur y vient au secours de secrets botaniques sur la sexualité des orchidées. Sous la pyramide de verre, des gynostèmes rouge vif y défient les fougères immenses qui coiffent la serre. Dans l'étuve des sentiers, à peine rafraîchie de-ci de-là par le crachin des vaporisateurs, on circule en silence. Cette alcôve végétale est un temple perdu.

De nouveau, il faut repartir.

08/10/2007

Un tour du monde express (4) Chicago, Denver, Los Angeles: dernière frontière avant le Pacifique

Il est tard déjà et Chicago est bientôt plongé dans la nuit saisissante des Grands Lacs. Entre Midway et Ohare, il faut contourner les immenses parcs à containers en transit qui rappellent, entassés dans la nuit, le rôle de plaque tournante joué par la grande métropole du Midwest, avide de matières premières de toutes sortes, produits agricoles, minerais et métaux, comme une Shanghaï du Nord, continentale et froide.

Plus loin, les ghettos noirs s'ordonnent proprement au long des rangées de pavillons agglutinés des cités du South Side. C'est là, ou plus au sud peut-être, qu'après Columbia, Obama fit ses classes. Des petites filles inventent des jeux sous le regard lointain des mères qui trônent devant les portes ; de jeunes adolescentes qui se prennent pour des femmes embrasent les rues sur leur passage. L'ensemble, un peu déglingué, s'accroche tant bien que mal au bord des autoroutes qui quadrillent la ville.

Brinquebalé dans une navette spéciale qui file à toute allure dans la nuit par Stevenson, Ryan et Kennedy, on perçoit tout de même, de temps à autres, aux péages, ou lorsque deux chauffeurs se côtoient sur la route et s'amusent, fenêtres grandes ouvertes, à faire un bout de route ensemble, cet humour black, toujours prêt à retourner la médiocrité des rôles sociaux en complainte burlesque, entre les signes de connivence et les grands éclats de rire qui fusent, soudain, dans le vent et la nuit.

Après une pause à Columbus, Ohio, en repartant sur Denver, on est frappé par le contraste entre la masse, compacte et géométrique, des cités et l'isolement, l'empreinte modeste sur la terre, de l'habitat dans les campagnes. L'impression aérienne comme une sorte de négatif environnemental du fait sociologique : on a l'impression de locataires au milieu des grands champs. Conservatisme de la terre ? Outre que l'Amérique n'est pas la France, on sent le paradigme s'inverser, comme si cela, la liberté nouvelle de notre regard sur la terre (à laquelle nous a éduqué sans doute de façon décisive Artus Bertrand) nous révélait un bon conservatisme. Après tout, au sens premier, n'est-ce pas ce qui nourrit, entretient... conserve ?

Après les grandes plaines de l'Indiana et de l'Illinois, du Missouri et du Kansas, on bascule enfin sur les Rocheuses, dont les contreforts font comme une imensité de plis, tantôt congestionnés à l'extrême, et tantôt troués de vallées obliques. Parfois, en s'élargissant, les rivières dessinent de grands crépis rougeâtres vers le nord. Au bout, Denver, Colorado, s'étale au pied du massif dont, après un court stop sur la ligne d'United, il faut repartir plus loin encore vers l'ouest.

C'est la Sierra Nevada qu'on traverse cette fois, qui paraît plus inhospitalière. La montagne enveloppe tout. Seules quelques miraculeuses alvéoles subsistent, ici ou là, comme par miracle, telles des oasis dans les jungles que dessinent les bras désordonnés des rivières. Tout cela, au loin, finit par se dissoudre dans une brume crépusculaire. Puis, c'est de nouveau L.A., comme un tapis étoilé à perte de vue entre deux néants, la terre d'un côté, l'océan de l'autre, deux grands blocs compacts plongés dans l'obscurité profonde de l'été qui décroît. Dernière frontière avant le Pacifique.

02/10/2007

Extension du domaine de la vieillesse (arrêter de fumer, c'est mourir un peu)

J'avais bien déjà arrêté une fois, du jour au lendemain. C'était en Nouvelle-Calédonie, fin 2004, à la faveur de quelques jours de congés - pour une fois, sur cette "maudite île" comme diraient les Canadiens avec affection -, entre l'Ile des Pins, la "tribu" de la Vallée des Colons et une virée dans le Grand Sud, pour le Nouvel An. Un soir, sous un grand ciel étoilé, fumant la dernière cigarette de la journée, en se disant, soudain, que ce serait la dernière. On peut toujours jeter un oeil à la méthode d'Allen Carr; mais, entre anecdotes et ratiocinations, la production psycho-paramédicale américaine a vite fait de lasser. Et puis fi des ruses d'un marketing habile s'insinuant dans les recoins de nos faiblesses - de l'habitude que nous avons parfois prise de renoncer à éprouver notre volonté. Car, précisément, tout cela est très simple: il suffit de le vouloir.

Ç'aurait été trop facile, justement. Six mois plus tard, au retour de charmantes retrouvailles diplomatiques, je me forçais à en griller une en rejoignant tranquillement la rive gauche à pied par une douce soirée d'été pour vérifier, à l'épreuve des faits, que l'affaire était bel et bien entendue (le reste irait au mendiant, surpris, qui m'en demanda une et se retrouva, dubitatif, avec le paquet). Mauvaise idée, c'était évidemment une bêtise. D'une cigarette de temps à autre pour le plaisir, on se retrouve vite fait, au bout de quelques semaines, à fumer de nouveau pour de bon. Quitte à reprendre pourtant, autant s'y remettre franchement - au rebours du plaisir gâché qu'y prennent, à la dérobée, quelques fumeurs coupables. On attendrait la prochaine occasion.

Celle-ci finit par se présenter un matin de juin, cet été, au départ d'une escapade à Chicago. C'est qu'il est tout de même préférable de mettre à profit une période de vacance. D'autant plus que les vacances en question s'inscrivaient dans la perspective d'un changement plus large - de pays, de situation, de projets (ce qui n'était, cela dit, pas entièrement favorable en raison des difficultés que produisent aussi des changements tous azimuts de ce type). Mais, là encore, ce n'est pas très difficile. Il faut bien affronter parfois quelques états de manque, qui peuvent être assez puissants mais qui restent généralement ponctuels. Le point clé, par exemple en remettant les pieds dans un café parisien (les coffee shops américains, eux, sont sanctuarisés de longue date) où passent parfois délicieusement, au-dessus des cafés, quelques volutes malicieuses - c'est de rester concentré.

Se remettre à courir ne nuit pas - au contraire ! Cela aère l'esprit, libère les tensions et finit par s'imposer à la fois comme une source de plaisir et une hygiène de vie. Beaucoup des effets physiologiques associés à l'arrêt du tabac ne sont pas évidents ; à moyen terme, il faut d'ailleurs compter, de mémoire, cinq ans pour revenir à un risque cardio-vasculaire normal, et dix pour retrouver les poumons d'un non-fumeur. S'il est un gain assez rapide pourtant, c'est bien celui qui permet de doubler, sans grande peine, en l'espace de deux ou trois semaines, la distance de référence des trois ou quatre footings hebdomadaires.

Le problème est que l'on troque dans cette affaire une série de gains globalement assez abstraits contre un ensemble de plaisirs entrelacés et concrets qui accompagnent bien des situations, le plus souvent agréables, de la vie. Travailler, écrire, réfléchir, inventer, prendre un café, faire une pause, regarder la pluie tomber, discuter à bâtons rompus - tout cela, sans fumer, fait perdre à ces moments une part non négligeable de leur intensité, une intensité à la fois créatrice et apaisante.

Est-ce donc une si bonne idée de s'économiser ? D'envisager soudain la vie davantage comme un capital que comme une dépense ? Quel est donc cette comptabilité d'apothicaire, cette rétention de radin ? Ce capital anonyme qui finit par mourir s'il ne sait laisser de traces ? Dom Juan : "Il n'est rien d'égal au tabac : c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre".

Bien sûr, cette extension contemporaine du domaine de la vieillesse ne s'envisage pas indépendamment de ceux qui sont autour de nous, qui comptent et pour lesquels nous valons un peu. Il n'en reste pas moins ceci de commun avec les "repentis" des bandes mafieuses : ce curieux sentiment de tristesse qui prend parfois en repensant aux jours heureux, brûlés avec impatience et au cours desquels, en effet, il n'y avait guère de fumée sans feu.

29/09/2007

Un tour du monde express (3) Paris-Normandie

Lyon, avec ses Vélo'v, avait bien un peu d'avance au flanc de ses collines, celle qui prie, celle qui travaille - et celle, plus récente du coup, qui pédale. Du boulevard Arago à l'avenue de Ségur, de la rue Soufflot à celle de Sévigné et des grands boulevards aux ruelles dérobées, on peut enfin traverser Paris à vélo. Quel plaisir ! De circuler librement bien sûr - pour ainsi dire sans entrave - mais, plus encore, d'une certaine dématérialisation du transport. Bouddhisme du Petit Vehicule : nous voilà libérés des liens et des contraintes de la propriété, disponibles pour pousser un peu plus loin les frontières de nos territoires ordinaires.

Il en va de même de notre nouveau rapport, nomade, à l'information et à la communication. S'il y a bien un plaisir à prendre de nouveau la presse française au kiosque au lieu de la consulter en ligne (il faut encourager tous ceux qui ne l'ont pas encore fait à s'abonner au Monde.fr, sans doute l'une des réussites françaises les plus remarquables sur ce créneau), c'est l'inverse qui prévaut pour l'accès à internet : dans les grandes villes du monde, les cybercafés sont les vraies oasis.

C'est ce que j'ai éprouvé, en arrivant aux Etats-Unis : il est alors plus important de pouvoir se connecter quotidiennement que de faire deux repas par jour. Refuges du voyageur, ces lieux sont aussi des auberges espagnoles de la pensée - chacun, avec son outillage, y bricole ses opinions, ses plaisirs et ses liens. Ils ressemblent aussi à des communautés improbables sans cesse recomposées au gré du temps qu'il fait et de celui qui passe : touristes des quatre coins du monde, fans de jeux video, citadins égarés, étudiants en retard, consultants en mouvement - nomades de toutes sortes.

Si la rue fait grise mine, la cuisine des quartiers - à Rambuteau, sur Quinet, à Raspail et Arago en passant par Denfert - rehausse tout cela des couleurs de saison et de saveurs retrouvées, au gré de retrouvailles chaleureuses. Les antipasti de Little Italy gagnent à être connus, les ris de veau de l'Opportun n'ont rien perdu de leur superbe et le mille-feuille, à la Rotonde, est toujours un passage obligé. Avant de pousser chez Tschann, un peu plus loin, une dernière fois avant de repartir, pour les lectures des voyages à venir. On y attrappe en passant le dernier Barbery, Alabama Song, et puis l'étude de Loyer sur la diaspora française des années 40 à New-York ("la racaille" qui partait de Marseille avec Levi-Strauss, Soupault et Breton) et la dernière livraison du Débat qui semble, à bon droit, commencer de s'exciter sur le new deal en cours.

Paris, sans la Normandie ? Pour être digne des siens - autant que de l'Amérique ! - on ne saurait s'y soustraire. Un peu plus loin, en Pays de Caux, ce n'est pourtant pas mieux. Les premières vagues de froid guettent à l'angle des hêtraies et de "grands rideaux de pluie", à la Maupassant, traversent continûment la campagne normande. On est loin du Midwest, même si Chicago, elle aussi, ne va pas tarder à plonger dans un froid légendaire qui glace n'importe quel Américain à sa seule évocation. Des pelouses émeraude aux jardins plus sauvages, l'escapade cauchoise est toujours un ressourcement.

Ah ! Darcos, à Allouville, peut bien venir inaugurer une école, on a fermé la mienne, à Henri Cahan, derrière l'Inspection. En se faufilant dans les grandes pièces où se tenaient jadis les classes de CM1 et 2, se tenir au centre, là où les cloisons ont été abattues pour faire une salle de théâtre. Il pleut dehors, et dedans aussi bien. C'est comme une prière laïque, d'une infinie tristesse. Il faut écrire puisque tout disparaît. Il faut aussi partir, quand on n'est de nulle part.