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06/05/2007

768, City Park Avenue (tout apprentissage est un temps de closing)

Depuis bientôt trois mois, j'ai arpenté bien des recoins de Columbus à la recherche d'une maison qui nous permettrait, enfin, de quitter l'appartement transitoire d'Easton et de nous poser quelque part pour démarrer plus entièrement l'aventure.

Incarnation du rêve américain ?

C'est la thèse qu'a soutenue avec passion devant moi, Jenny, la mère de notre agent immobilier, venue en renfort un matin chez Cup O Joe, un coffee shop historique du quartier, alors que, sous l'effet de multiples difficultés juridiques et financières, nous étions à deux doigts de renoncer à cette acquisition, il y a deux semaines de cela, à quelques jours du "closing" - cette cérémonie légale qui matérialise, aux Etats-Unis, l'achat d'un bien immobilier.

Je crois bien que je me souviendrai longtemps de cette conversation. C'est que ce qui est en cause dans un acte de cette nature, ce n'est pas tant le projet d'achat lui-même (même s'il s'agit bien aussi d'un investissement, et qu'il faut donc traiter en tant que tel), c'est le projet de vie qui le sous-tend.

Au fond, il y a deux façons de courir le monde : le traverser, ou s'y arrêter, le travelling ou le stop. Longtemps, les murs m'ont semblé un obstacle à la mobilité - et, aujourd'hui encore, je considère que ce que nous devons en premier lieu à nos enfants, c'est moins l'héritage d'un patrimoine matériel que la transmission d'une conception de la vie, moins un droit de propriété que le goût de l'exploration, et davantage le sens du mouvement que celui de la rente.

Un peu plus de confiance, un peu moins de suffisance.

Et c'est en quoi, pour une part, je ne me sens pas "conservateur" au sens politique du terme. Je veux dire par là que je ne me sens propriétaire d'à peu près rien, d'un territoire pas plus que d'un statut. Je ne sais si, comme l'énonce la formule célèbre de Proudhon, "la propriété, c'est le vol", mais il me semble que c'est souvent la fatuité et l'ennui.

Une autre dimension, paradoxale, et politique aussi au sens philosophique du rapport à la Cité, de cette acquisition, est que, si elle est un acte individualiste par excellence, elle ne va pas non plus, aux Etats-Unis, sans l'entrée dans une communauté. Aller jusqu'à opposer pour autant la France des propriétaires à l'Amérique de l'accueil serait aussi politiquement excessif que socialement aveugle (il y a malgré tout ici matière à un éclairage anthropologique comparé du rapport à l'immigration qui me semble riche d'enseignement, et sur lequel je reviendrai).

Il n'en reste pas moins que la qualité de l'accueil que nous réservent les gens de German Village - et qui a bien peu à voir aussi bien avec la froideur des villes qu'avec la méfiance des campagnes qui tient souvent lieu chez nous de cérémonie de bienvenue -, est proprement remarquable.

Depuis notre installation en début de semaine au 768 City Park Avenue, dans la maison qu'ont habitée plus de vingt ans Jack et Carolee, c'est à qui vient se présenter, échanger quelques mots, glisser un conseil, proposer ses services dans une relation qui, dépassant à l'évidence les règles élémentaires du bon voisinage, s'inscrit d'emblée dans l'intégration à une communauté, et tisse déjà un réseau de sociabilité et d'entraide.

Cet individualisme-là, qui associe la responsabilité individuelle et le sens de la collectivité et cultive simultanément le goût du progrès personnel et le sens de la relation, me semble une alternative intéressante au débat qui oppose encore bien souvent la France des kolkhose et celle des gentilhommières.

C'est aussi en quoi notre installation à German me semble déjà potentiellement plus riche d'apprentissage que ne l'aurait été la traversée de l'Amérique dans tous les sens.

Je confirme, en passant, que cette phase exploratoire n'aura pas été sans difficultés. C'est l'épreuve obligée de l'immigrant et la ténacité imposée au nomade. S'il m'est arrivé de manquer de ténacité par le passé - par impatience plus que par mollesse -, il y aura dans cette aventure de quoi soigner ce défaut de patience. Les voyages forment peut-être la jeunesse, mais on dirait qu'ils affermissent aussi la maturité.

Tout apprentissage est un temps de clôture, dit Rilke (j'ai longtemps crû que le mot était de Proust, mais ce devait être lié au souvenir de l'attente désespérée de la conclusion de la Recherche). Il est ici, pour l'heure, un temps de closing.

21/04/2007

Entre la République compassionnelle et la guerre civile : une troisième voie avec Bayrou ?

Bien qu'il soit plutôt mal perçu de ce côté-ci de l'Atlantique (voir par exemple le papier d'Elaine Sciolino, "A Neither/Nor' Candidate for President Alters the French Political Landscape", dans le New York Times du 8 mars), et cela en dépit des attaches familiales qu'il y a conservées, François Bayrou représente, à quelques encablures du premier tour de la présidentielle, une piste intéressante pour le développement d'une sociale-démocratie à la française.

Deux facteurs desservent traditionnellement le camp centriste : la bipolarisation propre au système institutionnel de la Ve République, et l'assimilation de cette sensibilité politique à une sorte de ventre mou conceptuel. D'un côté, un problème d'efficacité politique, de l'autre une faiblesse idéologique. Une analyse qui s'alimente ordinairement du rappel des poisons de la IVe République dans laquelle le système des partis faisait prévaloir les ententes claniques sur l'intérêt de la nation, et qui fut précisément le terreau de la reconstruction gaullienne.

C'était il y a cinquante ans.

Depuis vingt ans pourtant, malgré les progrès indéniables du libéralisme économique et l'essor remarquable des libertés publiques - tous deux d'ailleurs imputables dans une large mesure au premier septennat de François Mitterrand -, l'alternance des deux principales formations politiques n'a guère tenu ses promesses et, sur quelques sujets fondamentaux : les finances publiques, l'éducation et la recherche, le développement des PME, l'emploi des jeunes et des quinquas, l'Europe même en fin de course, notre pays a pris du retard. Le train a à ce point déraillé qu'il a même porté le candidat du Front national au second tour de la dernière élection présidentielle par la consolidation d'un vote aussi protestataire que désabusé.

De sorte que les deux faiblesses identifiées pourraient bien prendre l'allure d'une opportunité historique d'une "nouvelle donne" politique.

Problème électoral ? Le scrutin en décidera, et il est temps, fût-ce au prix d'une crise institutionnelle probable, de tirer des conséquences plus nettes de la juxtaposition des contraires que tentent encore de faire tenir ensemble le PS et l'UMP, en particulier sur la question européenne, notamment au PS.

Qui ne voit que les constructions électorales craquent de toutes parts sous la double exigence du renouveau et de la maturité ?

Quant à la faiblesse idéologique, les surenchères incantatoires et coûteuses ne font pas, ne font plus une politique. La campagne en a donné au reste plus d'une illustration sur le travail ou l'identité nationale : ces repères idéologiques sont, au coeur-même des grandes formations politiques, profondément brouillés. Partant, cette confusion nous commande de nous intéresser davantage à inventer notre avenir qu'à ânonner les grands noms de l'Histoire de France.

Après un départ qui n'était pas sans promesse de renouveau, Ségolène Royal s'est enlisée dans les contradictions internes au PS ; elle a montré une indéniable force de caractère, mais n'a guère su convaincre de sa compétence. Au moins a-t-elle, chemin faisant, et fût-ce en écartant le candidat social-démocrate du PS, fait sauter le verrou qui, jusqu'à présent, empêchait les femmes de prétendre à la magistrature suprême. Il y a là, pour les femmes qui aspirent à monter d'un cran dans l'exercice des responsabilités, un signal encourageant et un marqueur pédagogique.

Nicolas Sarkozy a incontestablement apporté, ces dernières années, un regain de vigueur au débat politique national à travers sa capacité à réinterroger les fondamentaux, sur la sécurité, l'immigration ou l'emploi. Mais il fait encore trop oublier la médiocrité de ses résultats derrière les pompes de sa communication et témoigne, surtout, d'un manque de maîtrise de soi qui, associé à prévisible concentration des pouvoirs en cas de victoire de l'UMP, poserait problème à ce niveau de responsabilité (on lira à ce propos, avec l'intérêt critique de rigueur, l'étonnant compte rendu que consacre Michel Onfray à sa rencontre avec le ministre de l'Intérieur).

Entre la Marianne inspirée et le Père fouettard, la démocratie New Look et l'Agité du bocal, la République compassionnelle et la guerre civile - et trois candidats trotskistes, rien de moins, pour compléter cette pittoresque photo de famille, ce qui ne laisse pas d'ébaubir nos amis américains -, il y a place pour un choix différent, qui s'efforcerait de concilier ce qu'il faut d'aventure avec la sagesse qui nous manque.

L'aventure d'un système politique à recomposer sur des bases actualisées, la sagesse d'une approche raisonnable - et d'abord au plan budgétaire. On s'en souvient, l'estimation réalisée par l'Institut de l'entreprise, pour ajustable qu'elle soit, donnait une vision comparative assez claire du sujet, entre des programmes UMP et PS se chiffrant à plus de 60 milliards d'euros - oubliés nos 1200 milliards d'euros de dettes ! -, quand Bayrou ne propose, prudemment, que la moitié de la facture.

Sagesse ? C'est, bien sûr, plutôt de maturité dont il faudrait parler. Soit un peu moins d'idéologie et d'idées toutes faites, et un peu plus de pragmatisme, de capacité à aborder les problèmes avec un oeil neuf, sur un mode factuel et pacifié, en se montrant plus attentif à l'action qu'à l'incantation et davantage guidé par les vertus du consensus que par la recherche de l'affrontement.

Peu importe ici le positionnement forcé d'un Bayrou "anti-système" : il a été une recette opportune pour exister politiquement en desserrant l'étau du choix bipolaire annoncé et, pour cette raison - l'effet de surprise cher à l'électeur contemporain, associé à l'émergence d'une voix différente -, il se traduira par une audience significative.

La maturité, ici, se traduirait par la possibilité de dépasser les passions claniques qui, en fait de politique, n'en finissent pas de traverser notre pays en opposant deux France, qui se neutralisent et s'immobilisent l'une l'autre.

On ne sait si Bayrou parviendra à se hisser au deuxième tour - sait-on jamais. Un score significatif du candidat centriste n'en devrait pas moins avoir pour vertu de faire progresser, à l'image de la situation de la plupart des grands pays européens, la constitution d'une formation sociale-démocrate digne de ce nom - celle-là même qu'appelle Michel Rocard de ses voeux -, acceptant pleinement les règles du marché, affirmant un choix européen clair, décidée à rechercher des régulations économiques plus dynamiques et de nouveaux équilibres sociaux.

En nous épargnant, et la guerre civile, et l'exode entrepreneurial.

Et qui, partant, jetterait les bases attendues d'une situation, relativement inédite dans notre pays, dans laquelle la politique serait moins vouée au déchaînement de passions séculaires qu'attentive à bâtir une culture constructive du compromis politique, dans un espace pacifié - laïque, si l'on veut, au sens civil le plus large de ce mot -, plus soucieux de se redonner des perspectives d'avenir que de ressasser les clivages d'antan.

19/04/2007

Le Paradis et l'Eldorado (aux sources du rêve américain)

Les crispations que suscite, en Europe, l'exacerbation du géo-nationalisme américain, comme l'obsession de la richesse à laquelle l'allergie française au libéralisme réduit le plus souvent le modèle américain, nous donnent une vision pour le moins caricaturale des ressorts fondateurs de l'Amérique.

Russel Banks montre qu'en réalité le rêve américain est le résultat complexe d'au moins trois quêtes distinctes. Il y a d'abord la quête de liberté religieuse des colons anglais venus s'installer en Nouvelle-Angleterre. Une seconde origine, clairement identifiée, est celle portée par les colons hollandais dans la région de New York et la vallée de l'Hudson, qui s'étendra par la suite aux colonies du milieu - Virginie, Maryland, Pennsylvanie : elle obéit, autour de l'exploitation de la pêche et du commerce du bois, à une visée commerciale. Une troisième source, enfin, est incarnée par la quête espagnole de l'or dans le sud des Etats-Unis - Caraïbles, Floride, Golfe du Mexique.

C'est dire que, dès l'origine, l'essor de l'Amérique s'appuie sur des ressorts contradictoires entre d'un côté, des ambitions éthiques et religieuses affirmées, une intention que l'on peut qualifier de spirituelle, souvent de nature fondamentaliste ; de l'autre, une visée matérialiste faisant du continent américain un lieu à piller. Ce n'est que progressivement que ces ambitions se sont fondues les une dans les autres, au début du XVIIIe siècle, quand les colons ont cessé de se considérer comme des Européens.

Cette émancipation s'est d'abord réalisée parmi les colons anglais, du fait d'un modèle de gouvernement plus décentralisé établissant assez tôt, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, entre 1680 et 1690, des assemblées législatives et une administration qui disposaient déjà d'un réel degré d'indépendance vis-à-vis de la mère patrie. Elle a été plus lente chez les colons d'origine française, espagnole ou hollandaise, en raison d'un modèle de colonisation plus directement rattaché à la métropole. Un contraste qui se retrouve culturellement aujourd'hui au Québec par exemple, où les liens avec la France sont demeurés vivaces.

Ainsi, de la Cité d'Or que cherchaient Cortés et Pizarro, au rêve puritain de la Nouvelle Jerusalem, conçu par opposition à une Europe perçue comme corrompue, l'Amérique a été, dès l'origine, travaillée par plusieurs quêtes. Ces deux ambitions, spirituelle et matérialiste, se sont également doublées d'une troisième dimension, qui a fini par imposer la puissance de ses ressorts propres : celle de la fontaine de Jouvence, dont rêvait Ponce de Leon, et qui s'est traduit par le souhait de pouvoir recommencer, de connaître une Vie nouvelle.

Vertu, richesse et renaissance s'entrelacent ainsi aux origines de l'Amérique, dans un modèle qui, du fait de l'influence intellectuelle et spirituelle de la Nouvelle-Angleterre sur l'ensemble du territoire, a tôt réservé une place prépondérante au fondamentalisme religieux. Les sectes protestantes venues s'établir en Nouvelle-Angleterre ont en effet, et de façon plus puissante qu'aucun autre modèle colonial, qu'il s'agisse des Français au Québec ou des Espagnols en Floride, ont placé Dieu au centre de la vie politique et sociale. Et c'est sur ce modèle que s'est développée, par la suite, dans l'ensemble des treize colonies, la conception américaine de la démocratie et du gouvernement représentatif.

Si cette conception éminemment religieuse a perdu peu à peu de sa vigueur en Louisiane ou dans le Sud-Ouest des Etats-Unis, elle est en revanche restée vivace dans les Etats peu à peu colonisés par les habitants de la Nouvelle-Angleterre - l'Ohio, le Wisconsin, ou encore les territoires plus lointains du Nord-Ouest -, s'y attachant toujours à faire de Dieu la pièce centrale de l'identité de la communauté.

De fait, le premier édifice construit était l'église, le deuxième, l'hôtel de ville, le troisième l'école, et le quatrième, la banque. Et, quoi qu'en laisse à penser notre culture ordinaire du western, ce n'est que longtemps après que s'y établissaient les saloons.

11/04/2007

Un homme à la mer (le holisme est-il soluble dans la blogosphère ?)

Ainsi que je l'ai laissé entendre ici ou là précédemment, il devenait difficile de continuer à mener de front sur un même support des contenus de nature très hétérogène, sur le fond comme sur la forme, en particulier des réflexions ouvertes et des récits plus personnels, et cela conjointement avec le développement de notes à vocation plus professionnelle.

Ce blog a donc démarré une phase de réorganisation, qui s'étalera probablement jusqu'à la fin avril. Cela ne devrait pas affecter la poursuite de la publication des notes - tout au plus la ralentir un peu comme c'est le cas depuis quelques jours, mais apportera à leur agencement quelques modifications substantielles.

L'objectif de ces trois ou quatre derniers mois a été de créer, puis de développer un espace de communication propre à la faveur d'une période de transition privilégiée. Cet objectif atteint (pm. avec en cumul, depuis la création de ce blog fin 2006, environ 6000 visites dont 45% de visiteurs uniques, et près de 20000 pages consultées), il est à présent d'assurer une plus grande cohérence interne et une meilleure lisibilité des contenus.

A ce stade, la réflexion n'a pas encore pleinement abouti. L'architecture d'ensemble pourrait toutefois se clarifier autour d'une redistribution des contenus entre trois blogs distincts, chacun avec sa charte éditoriale et graphique propre (dans les limites, pour ce dernier point, des fonctionnalités que propose le système développé par Blogspirit).

L'un, "New world, new deal" (American Notebook), devrait conserver son statut de carnet de bord, se caractérisant par une curiosité et une réflexion ouverte sur les changements en cours et la recherche de réponses neuves à cette "nouvelle donne". Il continuera, dans cette perspective, à s'intéresser en particulier aux questions politiques ou de société, en faisant un sort à des lectures, essais ou romans, qui me paraîtront apporter un éclairage utile.

Je n'ai pas encore statué sur le fait de savoir si les rubriques dédiées à la communication ou au management y seront maintenues. Si c'est le cas, ce sera alors sous un angle personnel s'autorisant une plus grande liberté de ton que cela n'est généralement d'usage dans le monde professionnel . Il aura, comme les deux autres blogs, chacun sous un angle propre, l'expérience américaine en cours pour fil conducteur.

Un deuxième blog devrait réunir les récits de nature plus personnelle, sur un mode résolument plus libre - ce principe s'appliquant aussi bien aux sujets retenus qu'aux formes expérimentées. Ces récits, qui seront agencés par thèmes et s'inspireront notamment de divers épisodes biographiques, seront regroupés sous des intitulés généralement plus exotiques que ce ne sera le cas sur "New world, new deal".

Si ce dernier se définit comme un carnet de bord essentiellement axé sur les contenus, le second blog s'apparentera alors à un atelier plus personnel, volontiers plus intimiste, plus attentif aux questions de forme aussi - une sorte de "plaisir du texte" si l'on veut, qui représente sans doute la part la plus ludique et la plus créative de l'ensemble.

Un troisième blog enfin, en cours de finalisation, aura vocation, quant à lui, à servir de support à une activité de consulting en réunissant l'essentiel des contributions consacrées à la communication et au management - j'entends ici, pour l'essentiel, sous ce terme générique les questions de ressources humaines abordées non sous l'angle de l'administration des politiques sociales, mais sous celui du pilotage humain des organisations.

Il s'agira ici sur le fond à la fois de capitaliser sur l'expérience acquise ces douze dernières années dans ces domaines, tout en poursuivant une réflexion ouverte sur les évolutions qui me sembleront riches de nouveaux développements pour l'entreprise, notamment en matière de leadership, de conduite du changement et de gestion des crises. Quant à la forme, je m'y abstiendrai naturellement de notations trop personnelles (les notes de management qui y seront reclassées seront ajustées en ce sens) tout en m'efforçant d'y préserver une approche singulière associant la réflexion et l'action, aspects opérationnels et plus exploratoires.

Je n'exclus pas, chemin faisant, que l'un ou l'autre de ces trois blogs finisse par dessiner la base d'une publication distincte, qui pourrait ainsi prendre la forme, selon le cas, d'un carnet de voyage, d'un récit ou même d'un manifeste. Nous verrons bien à l'usage.

Voilà, quoi qu'il en soit, pour les grandes lignes d'une réorganisation qui n'aura donc pas pour effet de supprimer des contenus en cours de route, mais de les organiser différemment, en les développant chacun selon leur logique et leur finalité propres : faire réfléchir, divertir, proposer.

Pour avoir commencé de l'expérimenter concrètement, il me faut ici préciser, sur un plan plus technique, que cette réorganisation s'accompagnera de modifications involontaires liées à l'architecture de la plateforme sur laquelle, après avoir envisagé différentes hypothèses, j'ai choisi, pour l'heure, de continuer à développer cet ensemble de blogs (sans écarter pour la suite une migration, au moins partielle, vers une autre plateforme dans une logique éditoriale).

Il s'agira, pour l'essentiel, de la suppression de certains commentaires, que je ne peux malheureusement pas importer sur un autre site en même temps que les notes, et de la reprise antidatée d'articles qui ne peuvent en effet, avec le transfert en cours, conserver leurs dates de publication initiale. Quant aux éventuelles "redites", elles devraient être évitées, sauf dans le cas où il s'agira d'aborder un même sujet à travers des angles différents d'un blog l'autre - ce qui, en soi, peut d'ailleurs constituer un exercice de style intéressant.

Il me vient, pour conclure cet avis de travaux, l'idée que si cet ensemble de contenus s'apparentait à une famille, alors "Life is beautiful" serait, comme disent les spécialistes de l'analyse transactionnelle, le site "enfant libre" dont le terrain de prédilection serait le jeu et l'expérimentation, "New world, new deal" le site "adulte" (bien que distinct des contenus généralement associés à ce qualificatif...) dédié à une activité de réflexion, si j'ose dire, équilibrée, et "Oliver & Compagnie" le site "parent", plus orienté, quant à lui, vers la norme et l'action.

On pourrait également y voir trois stades de développement - enfant, adolescent, adulte - compris ici non comme stades de conscience distincts et hiérarchisés, mais comme des sources d'inspiration complémentaires, de même statut, entre lesquelles il me serait ainsi possible de naviguer dans une approche "holistique", pour reprendre l'évocation du courant de pensée sur lequel s'appuie Maurice Lévy dans son récent ouvrage sur la communication, organisant la nécessité de la cohérence sans s'interdire les ressources d'une approche plurielle (de fait, l'approche holistique se définit comme un "processus créatif fluide" (...) aboutissant à ce que le tout représente plus que la simple somme des parties qui le constituent).

Une façon comme une autre, malgré tout, de concilier travail et plaisir, efficacité et exploration, devoir et liberté. Une façon aussi de conserver, au-delà de la séparation des contenus et des approches, une forme d'unité dans la diversité qui a constitué, à mes yeux, l'un des aspects le plus difficile mais aussi le plus intéressant de cette expérience.

Bref, encore quelques jours, et l'on devrait y voir plus clair... N'hésitez pas, de votre côté, à me faire part de vos réflexions sur ce nouvel agencement : on apprend largement "en marchant" sur ces sujets, et je suis sûr que vos remarques m'aideront à mieux finaliser tout cela.

Ceci encore : dans cette période singulière, je remercie tous ceux d'entre vous qui m'ont apporté leur soutien, leurs encouragements et leurs idées dans cette nouvelle aventure éditoriale, sous la forme soit de commentaires, soit d'e-mails, soit encore de propos directs. Si j'ai fini par ne pas répondre systématiquement à ceux qui ont animé le blog de leurs commentaires, c'est qu'il m'a semblé, à un moment donné, que ceux-ci commençaient à vivre de leur propre vie - impression, soit dit en passant, tout à fait réjouissante. J'ajoute, mais est-il besoin de le préciser, que j'ai toujours lu ces commentaires avec beaucoup d'attention.

J'essaierai par la suite de me montrer à la hauteur du plaisir ou de l'intérêt qui a parfois été tiré de ce drôle de carnet de bord, dont l'étymologie renvoie aux carnets de route des marins et dont la forme du blog s'est inventée, il y a une dizaine d'années, outre-Atlantique. Un homme à la mer ? Ah, elle commence bien cette America Cup.

14/03/2007

Qui veut lire un roman ? (A propos de La théorie des nuages de Stéphane Audéguy)

"A crowd is a visible aggregate of minute particles of water or ice, or both, in the free air" énonce l'International Cloud Atlas. " Pas de bonheur sans nuages" lui répond en écho Roger-Pol Droit dans une chronique littéraire consacrée au Guide du chasseur de nuages de Gavin Pretor Pinney, soulignant le caractère injustement dénigré de ces "formes floues, aux frontières à la fois sinueuses et imprécises", de ces "agencements suspects" qui vont tellement au rebours de nos évidences philosophiques les mieux ancrées, de "la valorisation, dans notre histoire culturelle, de l'immuable, du permanent, de l'éternellement fixe, de l'identique à soi".

Si, comme le note Roger-Pol Droit, la littérature sur les nuages est des plus minces, elle n'en recèle pas moins un petit joyau. Est-le temps extraordinairement changeant de l'Ohio capable, chaque jour, de basculer d'une saison l'autre, d'un hiver rigoureux à la plus rayonnante des journées d'été ? Dans les cieux de Columbus, les grands nuages venus du Nord font la loi. Ils m'incitent à réouvrir le beau livre de Stéphane Audéguy.

"La théorie des nuages" conte l'histoire d'Akira Kumo, un grand couturier japonais, qui collectionne les livres consacrés aux nuages. Pour classer sa bibliothèque, Akira engage une jeune documentaliste, Virginie Latour. De Luke Howard à Richard Abercrombie, se succèdent alors les récits des grands explorateurs méconnus, autour d'une singulière connivence. Et tente de s'élucider le mystère d'Akira pour les nuages, travail d'élucidation dont lui-même sent bien qu'il ne sortira pas indemme, "que la réponse à cette question-là l'attend, tapie comme une bête inconnue dans la jungle opaque de sa mémoire ".

Pour cela, il en faudra passer par le croisement intimement mêlé de l'épopée des premiers météorologues et des plus lointains souvenirs de soi - ceux que l'on a enfui parce qu'ils n'auraient pas permis, sinon, de continuer à vivre -, balancer entre l'épopée des temps anciens et les contingences de l'époque. Assister à la création des premières stations météorologiques sous Napoléon III par Augustin Verrier, - par laquelle "s'achève le temps des hommes et commence celui des réseaux"-, ou aux rivalités de congrès des grands chercheurs suédois de l'époque, au prix parfois des plus cyniques faits d'armes. Suivre à la trace les conséquences diaboliques de l'explosion du Krakatoa l'été 1883, "la plus puissante bombe naturelle que le monde ait jamais connue depuis plusieurs milliers d'années", qui fera grêler à Paris en plein mois d'août - et dont le récit fait étonnamment écho à la peur contemporaine du dérèglement du climat.

Suivre encore la trajectoire de ce petit point brillant qui descend lentement vers Hiroshima, le matin du 5 août, dans le silence d'un ciel sans nuages, au-dessus d'habitants qui se réjouissaient pourtant d'avoir été épargnés tout au long des mois précédents par les bombardements américains ? Mais pourquoi Akiro a-t-il survécu alors qu'il se trouvait à cet instant précis en zone 2, celle de la mort à court terme après le déclenchement d'une multiplicité de cancers simultanés?

Participer surtout à la recherche du fameux "Protocole Abercrombie" - et aux aventures de Richard Abercrombie lui-même, d'un voyage autour du monde entrepris dans l'idée de décrire le ciel. Lorsqu'il démarre son périple, Abercrombie est un homme de science. Il en reparaît, au retour, profondément changé, ayant "entrevu, derrière la pittoresque diversité des cultures, autre chose de plus profond, quelque chose d'humain encore, le noyau minuscule et indestructible de l'humanité".

C'est qu'au lieu d'explorer les nuages, des forêts indonésiennes aux rivages d'Hokkaido, Abercrombie commence à s'intéresser de près au genre humain - de très près. Ou, plus exactement, il établit dans cet incessant balancement entre le monde des nuages et celui des hommes, le "principe d'isomorphie" selon lequel tout, dans l'univers, revient au même ; le monde ne lui apparaît bientôt que comme la résultante de formes toujours identiques - un secret qui lui est livré, dans un rouleau d'estampes, par la divinité chinoise qui préside aux jeux du ciel et de l'eau, un secret qui commande d'épouser les formes du monde.

Dans son périple, Abercrombie pressent pourtant l'invention d'un nouveau Moyen-Age, "un temps d'invasions barbares, de mélange des races et des cultures, d'inventions extraordinaires, dans une évolution inéluctable qui ouvre également la possibilité de maladies affreusement meurtrières, comme le Moyen-Age lui-même connut la peste venue de si loin par les rats des navires". Un temps - on est alors à la fin du XIXe siècle -, qui verra les Etats-Unis d'Amérique, "le pays le plus profondément disharmonique qui soit" devenir les nouveaux maîtres du monde, que c'est cela, "cette civilisation rigide, formidablement efficace et spirituellement démente, militaire et marchande" qui va triompher.

C'est en lisant une critique sur son dernier roman, Fils unique, consacré au frère de Rousseau, que j'ai vu mentionné pour la première fois La théorie des nuages. C'est que la critique littéraire a ses raisons, dont la raison du lecteur se joue. On devrait toujours se fier aux titres, y compris lorsqu'ils sont tapageurs, pour mieux alors s'en détourner. Celui-là avait une résonnance particulière, une musique bien à lui, il laissait entrevoir à lui seul un espace d'exploration propre - et il en va ainsi du roman.

Il y a, de fait, bien plus dans La théorie des nuages qu'une invitation à la contemplation, ou une réhabilitation de la rêverie qu'appelait de ses voeux Roger-Pol Droit - et l'essentiel, dans ce livre, n'est naturellement pas dans ces fulgurances contre la mécanique des temps modernes. Il y a dans ces pages, diraient les phénoménologues, une étonnante présence au monde, un regard à la fois poétique et tranchant, immanent et éthéré, porté sur le monde et sur l'alchimie à la fois dérisoire et mystérieuse de nos trajectoires - et ce qu'elles comptent de ruptures insondables, qui fonde, précisément, l'espace de la littérature.

Freud soulignait un potentiel d'exploration dans la littérature et la poésie qu'il estimait supérieur aux investigations de la science. A travers notamment la métamorphose d'Abercrombie, Audéguy réunit les deux dimensions - et réussit, pour le coup, une épopée contemporaine qui nous parle du monde en épousant l'intimité de destins singuliers. Un vrai roman, en somme.