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24/02/2007

Prospective (4) Le (bon) temps de l'hyperdémocratie

Est-il illusoire de chercher à maîtriser le capitalisme et ses conséquences, "à la fois enthousiasmantes et suicidaires" ? C'est ce que pourrait donner à penser la mystérieuse phrase avec laquelle Marx conclut la Critique du programme de Gotha ("Dixi et salvavi animam meam" : "je ne dis cela que pour sauver mon âme"). Mais, de même que Thomas More avait en 1516 imaginé l'élection des dirigeants d'Utopia, ou Jaurès une Europe libre, démocratique et pacifiée en juillet 1914, l'on pourrait aujourd'hui tenter d'imaginer une destinée différente pour l'humanité dont le moteur, après le marché et la guerre, serait le bien.

Il y faudra sûrement la réalisation de quelques catastrophes annoncées, tant "l'homme n'a jamais rien bâti sur de bonnes nouvelles". Le bouleversement du climat, l'emprise de la violence, l'impossible bunkérisation des plus riches, la médiocrité du spectacle, la dictature des assurances, l'envahissement du temps par les marchandises, le manque d'eau, de pétrole, les crises financières de plus en plus rapprochées, les guerres de plus en plus folles, la misère morale des plus riches... Tous ces désastres - les meilleurs avocats du changement -, pourraient être à l'origine d'un choc démocratique.

Un tel choc pourra être porté par une sorte d'avant-garde : les transhumains, soit une partie de la classe créative assurant la direction de l'Ordre marchand (entrepreneurs, inventeurs, artistes, financiers, dirigeants politiques), qui comprendra que l'espèce humaine ne survivra que rassemblée et pacifique. Ce groupe mettra en oeuvre les vertus du sédentaire (vigilance, hospitalité, sens du long terme) et du nomade (entêtement, mémoire, intuition). Ils réapprendront ensemble que transmettre est le propre de l'homme. Les femmes, qui monteront progressivement dans tous les compartiments de l'économie et de la société, seront plus naturellement transhumaines que les hommes tant "trouver son plaisir à faire plaisir est le propre de la maternité". Ils formeront une nouvelle classe créative, porteuse d'innovations sociales et artistiques, et non plus seulement marchandes.

Les transhumains mettront en place une économie de l'altruisme, de la mise à disposition gratuite, du don réciproque, du service public, de l'intérêt général - une économie qu'Attali qualifie de "relationnelle" où le profit ne sera plus qu'une contrainte et non une finalité. Partis politiques, syndicats sont les premières entreprises relationnelles ; les ONG avec La Croix-Rouge, Greenpeace, le WWF, Médecins sans frontières, et bien d'autres encore créées dans le Sud, ont aujourd'hui pris la suite. Parmi des centaines de milliers d'actions de ce type, Attali cite le cas de celle qui a permis de scolariser 90% des enfants et des adultes de Villa El Salvador, un bidonville de Lima. Ces ONG, entreprises relationnelles par excellence, continueront de s'épanouir en particulier dans le domaine de la microfinance.

La production de telles entreprises relationnelles est déjà évaluée aujourd'hui à environ 10% du PIB mondial, et sa part est en forte croissance. Son action est déjà à l'origine de concepts fondateurs (droit d'ingérence, droit à l'enfance...) et d'institutions nouvelles (Fonds pour le sida, Tribunal pénal international, Fonds mondial pour l'environnement). On commence ainsi à parler de communauté internationale (pour ne pas parler de gouvernement mondial) et de protection de la nature (pour ne pas parler de bien commun).

Dans une telle société, l'urbanisme deviendra une science majeure, et l'infrastructure numérique aidera à faire de la ville un lieu de rencontres, d'échanges, de vie - un réseau constitutif d'une démocratie participative pouvant aller, dans certains quartiers, jusqu'au développement de pratiques d'autogestion. Régulé et mondialisé, le marché ne cherchera plus à pénétrer "le sanctuaire de la démocratie". Il trouvera même son intérêt à développer des outils au service de celle-ci, notamment dans le domaine des infrastructures urbaines, des produits contre la pollution, contre l'obésité ou pour les plus pauvres, comme tente par exemple de le faire Danone aujourd'hui en Afrique et en Asie du sud.

Les Etats, dans ce contexte, devront se concentrer sur quelques fonctions de souveraineté : sécurité, liberté, accès de tous aux soins et au savoir notamment. Les frontières s'effaceront, chacun sera citoyen de plusieurs entités à la fois, les Etats se regrouperont en Unions sur le modèle d'une Union européenne élargie à la Turquie et à la Russie - qui constituera d'ailleurs l'avant-garde de l'hyperdémocratie. Les institutions de ce nouvel ordre mondial s'étofferont peu à peu autour de l'Assemblée générale de l'ONU pour former un véritable Parlement planétaire, mais aussi d'un Conseil de sécurité et d'un G8 remaniés et élargis à quelques unes des grandes puissances continentales.

L'hyperdémocratie développera un bien commun fondé sur la protection des éléments qui rendent la vie possible et digne : climat, air, eau, liberté, démocratie, cultures, langues, savoirs... La façon dont la Namibie entretien aujourd'hui sa faune ou la France ses forêts donne une idée de ce que pourrait être une conception avancée du bien commun. C'est que ce bien commun produira à son tour une intelligence collective, une intelligence propre, qui pense autrement que chacun des membres du groupe, comme un ordinateur pense autrement de chaque microprocesseur ou un orchestre est autre chose que l'addition de ses musiciens. Elle sera le résultat de ponts, de liens entre les intelligences individuelles, comme cela a déjà été le cas dans l'histoire de l'humanité - et qui lui a permis de s'adapter - dans une logique qui se développe de plus en plus vite avec les nouvelles technologies.

Environ 10 000 espèces disparaissent chaque année sur le 1,75 millions d'espèces déjà recensées et les 14 millions qui semblent exister et, si une action massive n'est pas mise en oeuvre, le nombre d'espèces animales pourrait, au cours de ce siècle, chuter de 90% comme cela est déjà arrivé à deux reprises dans l'histoire du globe (il y a 250 millions d'années, puis il y a 65 millions d'années, quand disparurent les dinosaures et qu'apparurent les mammifères). En son degré ultime d'évolution, on peut même ainsi imaginer que cette intelligence collective se développe comme une hyperintelligence du vivant, dont l'humanité n'est qu'une composante.

L'histoire singulière de l'Homo sapiens sapiens, premier homme moderne né il y a - 160 000 ans en Afrique, trouverait là son terme, non pas dans l'anéantissement comme dans les deux premières vagues de l'avenir, mais dans le dépassement, qui a toujours été une ressource des avant-gardes. "Alors, comme après la chute de l'Empire romain, renaîtront - sur les ruines d'un passé prometteur gâché par une trop longue série d'erreurs - une formidable envie de vivre, de joyeux métissages et des transgressions jubilatoires".

Cette hyperdémocratrie ne réalisera pas que des objectifs collectifs ; elle donnera aussi accès à des biens essentiels. Parmi ces biens essentiels, l'accès au savoir, au logement, à la nourriture, aux soins, au travail, à l'eau, à l'air, à la sécurité, à la liberté, à l'équité, à la dignité, aux réseaux, à l'enfance, au respect, au droit de quitter un lieu ou d'y rester, à la compassion, à la solitude, de vivre des passions simultanées, des sincérités parallèles, d'être entouré dans ces derniers jours.

Mais le principal de ces biens sera constitué de l'accès au bon temps, un temps où chacun vivra non pas le spectacle de la vie des autres, mais la réalité de la sienne propre. " Prendre du bon temps signifiera alors vivre libre, longtemps et jeune, et non pas, comme dans l'Ordre marchand, se hâter de "profiter".

Il y aura certes des tentatives de récupération du concept d'hyperdémocratie, à travers des mouvements religieux, des théologiens et autres gourous - voire certaines dictatures, qui tenteront d'instaurer un homme nouveau.

"Je veux pourtant croire qu'un jour, conclut Attali, bien avant la fin du XXIe siècle et malgré tant d'obstacles, de précipices vertigineux et de caricatures, l'hyperempire aura pris assez d'ampleur pour faire percevoir l'unité du monde sans être parvenu à détruire l'identité humaine (...) Je suis encore convaincu que les transhumains seront alors assez nombreux et organisés pour contenir la première vague de l'avenir et pour détruire la seconde. Je veux également croire que les dictatures caricaturant l'hyperdémocratie dureront moins longtemps que celles qui ont caricaturé le socialisme".

Commentaires

De toute évidence, c'est encore et toujours le bien-être des citoyens qui constitue le projet fondamental de cette forme d'organisation sociale. Il n'y aura donc pas de différence substantielle avec la situation actuelle, quand bien même on appelerait cela une "hyperdémocratie", une "transhumanité", etc. Mais je me trompe peut-être ?

Écrit par : dom | 21/10/2007

Oui pour l'essentiel, avec l'idée, au fond très marxiste, que le nouveau système naîtrait de l'éclatement des contradictions et des excès de l'actuel. Et en faisant le pari que l'extension du domaine de la marchandise et des frontières des vieilles nations aura un peu reculé et que les dimensions matérielle et spirituelle, égoïste et altruiste, de nos existences s'équilibreront un peu mieux. D'où l'intérêt de ce point de vue de la notion de bien-être en effet, moins dangereuse que le Bien et plus large que le confort.

Mais peut-être voyez-vous un projet plus noble ou plus complet que le bien-être des citoyens ?

Écrit par : Olivier | 21/10/2007

Le bien-être de chacun est peut être une perspective réjouissante, mais qui reste quand même foncièrement matérielle et soumise à une logique du profit. Bien sûr comment reprocher à quiconque de profiter de son existence, de sa jeunesse etc. ? Mais il faut tout de même un sens à l'existence, une spiritualité, un idéal.
Vous dites que la promotion du bien-être est moins dangereuse que celle du Bien. Ce n'est pas le Bien en lui-même qui est dangereux ou le bien-être qui est inoffensif ; c'est l'homme qui l'est, et il doit être aussi facile de s'égorger au nom d'une terre, d'une religion ou des droits de l'homme qu'au nom du bien-être, puisqu'il est évident que sur 6 ou 15 milliards d'individus il y en aura toujours un certain nombre pour nuire au bien-être des autres ou pour avoir une conception spéciale du bien-être qui choquera les autres.
Enfin, c'est une broutille comparé à cette idée tout à fait étrange de Jacques Attali, qui imagine la naissance d'une "intelligence collective, une intelligence propre, qui pense autrement que chacun des membres du groupe, comme un ordinateur pense autrement de chaque microprocesseur ou un orchestre est autre chose que l'addition de ses musiciens. Elle sera le résultat de ponts, de liens entre les intelligences individuelles..." La comparaison avec l'orchestre est tout à fait prometteuse, mais il faudra bien un chef d'orchestre pour diriger cette symphonie des intelligences, et donc un privilégié, un maître suprême, un connaisseur parfait de l'univers. Mais peut-être ne faut-il pas de chef d'orchestre ? Peut-être réussira-t-on à faire jaillir une série d'étincelles de tous les cerveaux humains connectés grâce à des implants et autres "ponts" technologiques sophistiqués ? Dans ce cas quel bien-être est donc possible si l'individu est privé de sa liberté de penser, si son intelligence est dévalorisée au profit d'une intelligence collective souveraine, intelligence collective qui pourra d'ailleurs lui imposer ses opinions et qui ne reconnaitra pas la valeur des siennes puisqu'il n'est rien qu'un musicien perdu dans un immense orchestre ?

Écrit par : dom | 22/10/2007

Le bien-être n'est pas toujours soumis à une logique de profit : voir par exemple l'éducation, l'accès à l'eau, etc. Il relève souvent au contraire de services publics adaptés à des biens publics.

Il paraît raisonnable de laisser à la sphère privée le domaine de la recherche spirituelle : c'est une dimension essentielle de la laïcité et je crois qu'elle contribue en effet à pacifier l'espace public. Il n'est que d'observer l'état des sociétés civiles dans les régimes théocratiques qui balancent entre passions populaires et hypocrisie des élites (voir l'Iran par exemple).

Un bien-être mieux partagé est lui aussi facteur de paix civile : des banlieues plus diverses, mieux intégrées et plus prospères n'auraient sans doute pas explosé comme elles l'ont fait en 2005. Voir aussi le sous-développement tragique et vindicatif du monde arabe par exemple (et le contre-exemple historique de sa fabuleuse période de grandeur, polarité qui manque tant à l'Occident aujourd'hui).

Sur l'intelligence collective, vous avez déjà essayé de participer à un orchestre sans chef d'orchestre ? De deux choses l'une : ou bien c'est le souk, ou bien il faut changer de registre, faire moins solennel avec plus d'impro - plus jazzy en somme. L'essor actuel de la blogosphère ne donne-t-il pas une idée de cette intelligence collective qui permet de progresser un peu mieux que tout seul dans son coin ? sous l'égide il est vrai de maître Google, mais qui n'est tout de même point trop directif.

Écrit par : Olivier | 22/10/2007

Vous parlez donc d'une intelligence collective d'ordre cosmopolite qui fonctionnerait grâce à des moyens d'échange dûs aux nouvelles technologies. J'avais cru comprendre qu'il s'agissait d'une intelligence extraordinaire, résultant d'une manipulation de l'espèce humaine et d'améliorations apportées au cerveau et à ses capacités de télépathie. En effet, vous parlez de "transhumanité" !

Ceci dit, le roman de Jacques Attali a l'air très intéressant mais aussi très cocasse si j'en juge d'après votre billet. C'est toujours le mythe de l'âge d'or : paix, bien-être, harmonie avec la nature, longévité digne de celle des patriarches...

Écrit par : dom | 22/10/2007

Oui, comme l'indique le préfixe "trans" : ce qui traverse, relie et dépasse à la fois. Nulle manipulation génétique ici. Encore que. Par ailleurs, l'ouvrage d'Attali n'est pas un roman mais un essai de prospective ; et la piste de "l'hyperdémocratie" y représente une piste, bien étroite, entre des scenarii plus catastrophiques (retour des impérialismes, exte,sion des conflits, etc).

Écrit par : Olivier | 22/10/2007

Hello, Cet post semble être réellement judicieux de fait il met en lumière parfaitement le sujet présenté. J'adore particulièrement la clareté de tes éclaircissements à propos des points évoqués. Je ne m’attendais pas à découvrir une explication tellement scrupuleuse, de même la majorité des participations écrites sur ce blog ont donné une réponse à la plupart de mes revendications à propos de ce point. On imagine facilement qu’il semble être capital plus l'opinion publique sur ce sujet et je reste de la passion que cela représente. J'espère avec impatience votre prochaine intervention, qui j'imagine, sera tout autant prenant. Souhaitant vous lire à nouveau rapidement. Sincèrement.

Écrit par : Amandine | 25/05/2011

Great post my friend, i really enjoyed reading your article.Thank you for sharing.

Écrit par : mondo casinos | 12/06/2011

Well i totally agree with you its quite difficult to control capitalism!

Écrit par : Block Management | 08/07/2011

Pour résumer, on va affirmer haut et fort que j'ai vraiment pas lu un aussi bien écrit post depuis bien longtemps.
Si tu veux parler du post, contacte moi via e-mail !
Dans tout les cas, très bonne continuation.
Amicalement, Amelie.

Écrit par : Page web | 10/02/2012

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