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28/02/2007

Prospective (6) Post-note & invitation au débat

J'ai consacré de longs développements à la Brève histoire de l'avenir de Jacques Attali (Fayard, 422 p), sans guère ne lui apporter d'autre valeur ajoutée sur ce blog que sa mise à disposition sous forme d'une synthèse, dont le principal intérêt est qu'elle ne demandera que quelques minutes d'attention à l'internaute intéressé au lieu des quelques heures qu'aurait demandé la lecture de l'ouvrage lui-même. Les deux exercices, est-il besoin de le préciser, ne sont pas incompatibles tant l'ouvrage apporte naturellement des éclairages plus développés et détaillés - plus nuancés aussi - sur nombre de points, que cette synthèse n'en a peut-être parfois donné l'impression en raison de ses raccourcis-mêmes.

Je n'ai pas, ce faisant, fait preuve de beaucoup d'imagination ; mais je crois avoir fait oeuvre utile.

Dans la vie courante, pris que nous sommes dans l'engrenage des travaux et des jours, nous manquons de temps pour prendre un peu de hauteur. Nous sommes, au-delà de quelques projets personnels et de vagues préoccupations, encore plus démunis lorsqu'il s'agit ne serait-ce que d'esquisser les bases, simples et personnelles, de ce qui pourrait constituer notre vision de l'avenir - notre morale en quelque sorte, les valeurs qui nous guident, les principes qui fondent notre action, ce qui nous semble prioritaire dans notre action-même pour aujourd'hui mais aussi pour demain et, pourquoi pas, la part de folie ou d'utopie que nous aimerions accomplir et qui irait un peu au-delà de nos devoirs ordinaires.

Faute d'accorder un peu de temps et d'effort à l'exercice, nous demeurons en attente de réponses extérieures qu'alimentent mal les échos désordonnés qui nous parviennent du monde.

Notre culture en ce domaine ne dépasse de fait qu'avec peine un intérêt de circonstance pour les affrontements politiques du moment, et notre attitude intellectuelle ne se résume souvent qu'au croisement bricolé de quelques évidences remâchées : le réchauffement du climat, les excès du capitalisme, le développement des nouvelles technologies, l'essor de la génétique, la montée en puissance de la Chine, la crainte d'un terrorisme généralisé - bref, une sorte de mix, si l'on veut, de Mad Max, Orwell et Hulot réunis.

Ce n'est d'ailleurs pas une mauvaise base. Ainsi la question du climat, en commençant de nous faire peur, joue-t-elle un peu le même rôle de ce point de vue que la course aux armements durant la guerre froide : le sentiment grandissant d'une urgence à traiter le problème. Elle y apporte, en plus, un effet d'amplification dans notre vie quotidienne à travers les sujets, tels que l'alimentation ou la santé, qui lui sont liés. De même pour les dérives du capitalisme ou les insuffisances de la régulation démocratique, dont nous apercevons de mieux ou mieux, de restructurations en délocalisations et de poches de chômage en chômage de proches, chacun avec notre sensibilité, dans quelle impasse elles nous conduisent.

Nous avons besoin de nous accorder un peu de temps, et de nous ouvrir beaucoup de nouveaux espaces.

Je ne méconnais certes pas la part de réticence face à des projections de cette nature : elles paraîtront quelquefois mal assurées, souvent gratuites ou un peu vaines, parfois même fantaisistes dans les plus futuristes de leurs développements, comme ont pu le paraître, en leur temps, les oeuvres du même genre. Cela a parfois l'inconvénient de décrédibiliser le raisonnement - encore que cette réticence spontanée se nuance rapidement à l'examen attentif de certaines tendances embryonnaires de notre temps ; le parcours de l'auteur n'est pas non plus sans apporter quelque consistance à l'exercice. L'entreprise a, en tout état de cause, l'intérêt de stimuler la réflexion et, chacun à son échelle, d'encourager l'action pour dessiner un monde plus imaginatif, mieux habitable, plus solidaire dans une approche qui soit à la fois collectivement plus entreprenante et individuellement plus impliquante.

Je suis pour ma part convaincu que cet exercice de prospective occupe un espace à la fois vacant et nécessaire tant seule la profondeur de champ en amont - les fondements historiques de notre monde - et en aval - la projection critique des tendances de l'époque - permet de mieux répondre, à la bonne hauteur, à la fois aux défis stratégiques, aux enjeux socio-politiques et, partant, à notre besoin de sens, d'utilité et de contribution.

Par sa devise-même - "new world, new deal" -, c'est à une semblable interrogation active qu'a voulu, dès son origine et à sa mesure, contribuer ce blog en choisissant trois champs d'investigation principaux : la politique (la citoyenneté), l'entreprise (le travail) et la société (les fondements du vivre ensemble), abordés sous l'angle du changement et, plus encore, de la nécessité d'une nouvelle donne, tant nos systèmes de régulation me paraissent en retard sur l'époque ; mais, comme dit Sartre, dans un monde qui va vite, les retards donnent parfois de l'avance.

Toutes les contributions sont naturellement bienvenues pour prolonger le débat et apporter des idées nouvelles sur ce blog. La hausse sensible de sa fréquentation (plus de 2500 visiteurs et près de 5500 pages consultées en tendance mensuelle sur les quinze derniers jours) comme les qualités, à l'évidence, complémentaires, de nombre de visiteurs avec lesquels plusieurs discussions se sont développées en parallèle, ne peuvent que m'inciter à ouvrir ici plus largement la discussion sur les pistes prospectives évoquées tout au long de ces dernières notes.

Précision technique qui ne me semble pas inutile au regard de certaines de vos interrogations : poster un commentaire peut se faire de façon parfaitement anonyme sur le blog ; ce n'est que la signature que vous choisissez, et non votre identité ou votre e-mail, qui apparaîtra... Réflexions de fond ou idées concrètes, je me ferai un plaisir en tout état de cause de m'immerger quelques jours avec vous dans une discussion stimulante (il faut bien dire ques les échanges dont j'avais pris l'habitude avec plusieurs d'entre vous là-dessus me manquent un peu), que prolongeront aussi d'autres points de vue nés de mes échanges avec mes nouvelles relations américaines.

Et maintenant, à vous de jouer !

26/02/2007

Prospective (5) Et la France ?

"La France va mal. Son économie est incertaine, sa cohésion sociale menacée, ses finances en danger, son influence internationale affaiblie" lance Attali en ouvrant le chapitre qui clôt sa réflexion prospective. Le déclin de la France aurait-il vraiment commencé ? "Dans un monde de plus en dynamique, rapide, nomade, basculant dans l'ordre polycentrique, au bord de multiples guerres, la France basculerait alors du "milieu" vers la "périphérie".

Reste alors à comprendre comment les cinq années à venir détermineront en grande partie les cinquante suivantes pour se redonner des marges de manoeuvre avant que l'empressement - passé la présidentielle et compte tenu des élections à suivre - à reporter les décisions difficiles ne fasse plus lourdement basculer notre pays vers l'impuissance incantatoire et la marginalisation.

A trois reprises par le passé pourtant, la France a manqué sa chance de devenir la puissance dominante de l'Europe - le "coeur" de l'ordre marchand, aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, et cela pour trois raisons. La première est qu'elle a toujours privilégié la défense de l'agriculture, la rente foncière et les intérêts bureaucratiques au détriment de l'industrie, du profit, de l'innovation et des technologies du mouvement. La seconde est qu'elle a toujours négligé de constituer une force navale, une marine militaire et commerciale. Elle n'a jamais réussi enfin à susciter ni à accueillir une classe créative - "seulement, souligne l'auteur, des théoriciens et des artistes commandités par le pouvoir, et des administrateurs chargés de synthétiser et d'administrer mais surtout pas de prendre des risques".

Notre pays n'est pourtant pas dénué d'atouts. Avec moins de 1% de la population mondiale, il représente encore plus de 3% du PIB mondial. Il dispose du meilleur système de protection sociale au monde (6 millions de personnes bénéficient de la Sécurité sociale sans cotiser, 13 millions de personnes sont logées dans des HLM, 12 milliards d'euros sont dépensés pour payer un revenu minimum aux plus pauvres). Il est aussi le pays du monde où l'espérance de vie augmente le plus vite avec trois mois de plus tous les ans depuis vingt ans. Certaines entreprise françaises sont parmi les premières mondiales dans des secteurs clés de l'avenir (nucléaire, pétrole, gaz, aéronautique, agroalimentaire, esthétique, luxe...). La langue française reste parmi les plus parlées au monde avec 250 millions de locuteurs. La France a le troisième cinéma mondial, et est un des premiers pays au monde en livres publiés par habitant.

Et pourtant les signes d'un déclin sont déjà là. La France travaille moins que les autres : elle ne compte que 18 millions d'actifs sur 65 millions d'habitants et la durée annuelle du travail, avec 1600 heures, y est la plus basse du monde, alors qu'elle est aux Etats-Unis et au Japon de 1810 heures ; un Français produit 35% de moins qu'un Américain au cours de sa vie active, malgré une productivité horaire supérieure de 5% à celui-ci. Depuis 2000, notre pays a perdu près d'un point de part de marché mondial. Il ne produit presque aucun objet nomade. 12% seulement des Français possèdent un diplôme d'enseignement supérieur, et la première université française est classée 48ème par les Chinois. Nous comptons 0,6% de chercheurs contre près de 1% aux Etats-Unis et au Japon ; les Français déposent deux fois moins de brevets industriels que les Allemands ou les Suédois.

On ne laisse pas non plus les activités peu productives (assistantes maternelles, jardiniers, etc) se développer. Le taux de chômage semble incapable de descendre en dessous de 7%, et le nombre de personnes réellement sans emploi serait en réalité le double. Un chômeur canadien reste en moyenne quatre mois sans travail, tandis qu'il passe en France seize mois et demi sans travailler. Un jeune de moins de 25 ans sur quatre est au chômage, et c'est le cas du double des jeunes issus des minorités dites visibles, même et surtout s'ils sont diplômés. La classe moyenne n'est plus le point de départ d'une promotion sociale, comme c'était le cas depuis 1950 : 3,5 millions de personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté.

Dans le même temps, "la rente est partout" : dans les fortunes foncières, dans le marché imobilier, dans le recrutement des élites, dans la taille de l'Etat. Un million de fonctionnaires sont venus en vingt ans grossir l'appareil d'Etat ; la moitié des actifs travaillent dans le secteur public ; 200 000 fonctionnaires collectent encore l'impôt à l'heure de l'administration électronique. Les dépenses publiques et les impôts augmentent beaucoup plus vite que la production. Conséquence désormais connue: la dette publique, qui représentait 35% du PIB en 1991, atteint 67% du PIB en 2006 - ce qui représente une dette de 20000 euros pour chaque nouveau-né, le double en y incluant les engagements hors bilan liés aux retraites publiques. Si rien n'est fait, la dette publique représentera 80% du PIB en 2012 et 130% en 2020, et les intérêts annuels de la dette seront de 120 milliards d'euros en 2030 (contre 40 en 2006).

Notre pays ne représente aussi que le dixième budget de défense du monde ; il occupe le dix-huitième rang par habitant pour l'aide au développement. Alors que la croissance mondiale annuelle dépasse les 4%, celle de la France peine à atteindre les 2%. Nous ne sommes aujourd'hui qu'au sixième rang mondial en termes de PIB, et au dix-neuvième en termes de PIB par habitant. Notre pays vieillit : la part des plus de 60 ans doublera d'ici à 2050 pour atteindre 25 millions de personnes ; le ratio de dépendance démographique atteindra un cotisant pour un retraité dès 2025 alors qu'il était de quatre cotisants pour un retraité dans les années 80. Au rythme actuel d'évolution, dans dix ans, le niveau de vie des Français ne sera plus que de 60% de celui des Américains ; il sera même en passe d'être dépassé par un grand nombre des onze puissances émergentes.

Une telle évolution, et d'abord au plan financier, ne sera pas tenable dans un cadre européen. La cote de la France serait dégradée par les institutions financières (une hausse d'un point du taux d'intérêt se traduirait par une augmentation de 8 milliards d'euros de la charge de la dette) ; les dépenses publiques devront être réduites drastiquement, ce qui amplifiera la violence de la crise sociale et conduira la classe créative à prendre le large. La déconstruction des nations aura alors commencé un peu plus tôt en France qu'ailleurs.

"Plus le temps passe, moins la politique aura les moyens d'influer sur le réel, mais il est encore possible, pendant quelques années, d'éviter le désastre" souligne Attali. Si "la grandeur future d'une nation passe par la créativité, l'équité, la loyauté, la mobilité, le travail et la justice", alors deux axes directeurs peuvent fonder une réflexion sur la réforme : d'une part rendre à l'avenir ce qu'on lui a pris ; permettre au pays d'autre part de tirer le meilleur de l'avenir.

Pour rendre à l'avenir ce qu'on lui a pris, il faudrait établir les budgets de l'année 2008 et des suivantes de telle façon qu'ils dégagent un excédent suffisant pour rembourser la dette et, pour cela, réduire les dépenses de l'Etat d'au moins 10% par an et augmenter les impôts d'au moins 5% par an. D'où la nécessité, entre autres, de prendre des mesures courageuses en matière de réforme des institutions, à travers par exemple une réduction drastique des échelons décentralisés, d'entreprendre une chasse au gaspillage dans l'ensemble des administrations, de réduire massivement les subventions à l'agriculture et aux industries dépassées.

Pour tirer le meilleur parti de l'avenir, il conviendrait en particulier de promouvoir les nouvelles technologies, de reposer les bases d'une société équitable - il faudrait à cet égard sans doute retarder l'âge de la retraite d'au moins six ans, y compris pour les salariés du secteur public. Il serait aussi nécessaire d'accepter le principe de l'entrée sur le territoire de plusieurs centaines de milliers d'étrangers par an en lançant, pour réussir leur intégration, une ambnitieuse politique scolaire (la dépense publique par élève dans les ZEP est aujourd'hui inférieure d'un tiers à la moyenne nationale), culturelle et urbaine.

Renforcer l'efficacité du marché serait un autre axe de travail de la réforme, avec l'objectif de promouvoir le goût du travail, de la concurrence, de l'effort, de la curiosité, de la mobilité, de la mobilité, de la liberté, de l'aspiration au changement, au neuf. Il faudrait notamment pour cela favoriser les nouvelles entreprises, en particulier dans les domaines de la santé et de l'éducation, et construire les réseaux de communication essentiels au développement de l'ubiquité nomade dans notre pays. Il conviendrait encore de créer, attirer et retenir une classe créative, capable de favoriser l'épanouissement du dynamisme et de l'innovation dans notre pays.

D'autres pistes sont encore évoquées pour renforcer les moyens de l'influence et de la souveraineté. L'hyperdémocratie pourrait d'ailleurs constituer un nouvel axe d'influence internationale aussi bien que d'action nationale, en faisant notamment en sorte "d'organiser des espaces urbains et virtuels pour que s'y rencontrent ceux qui ont envie de se rendre utiles et ceux qui peuvent offrir des occasions de l'être".

Pour Attali, l'objectif final de cette action multiforme, dûment orientée vers l'avenir, reste de "mettre en oeuvre un idéal humain fait de mesure et d'ambition, de passion et d'élégance, d'optimisme et d'insolence, pour le plus grand bénéfice de l'humanité".

Pour le coup, voilà pris un peu de hauteur en même temps qu'un peu de matière à réflexion pour les semaines, et les mois à venir (commentaire à suivre).

20/02/2007

Prospective (1) La fin de l'empire américain ?

Passons ici sur les considérations préhistoriques et antiques de plus longue durée qui président à l'histoire de notre temps, et qui ont vu, dans un ample mouvement vers l'Ouest, les premiers coeurs du monde passer de la Chine à la Mésopotamie et de la Mésopotamie à la Méditerranée. Depuis le XIIe siècle, note Jacques Attali dans sa Brève histoire de l'avenir, les forces du marché et, progressivement, celles de la démocratie, se sont incarnées dans des formes successives qui ont assuré au capitalisme son hégémonie actuelle.

A Bruges tout d'abord où se posent entre 1200 et 1350 les bases de l'échange marchand, puis à Venise partie à la conquête de l'Orient jusqu'à la fin du XVe siècle, Anvers où se développe l'imprimerie (1500-1560), Gênes qui met au point l'art de spéculer (1560-1620), Amsterdam qui part à son tour à la conquête de nouveaux horizons (1620-1788), l'Ordre marchand affirme peu à peu sa prééminence sur les Ordres religieux et militaire. Il poursuit son essor à Londres (1788-1890) en s'appuyant sur l'industrialisation de la machine à vapeur.

Le cheval, rappelle Attali, a donné le pouvoir à l'Asie centrale sur la Mésopotamie ; le gouvernail d'étambot l'a ramené en Europe ; la galère a permis à Venise de l'emporter sur Bruges ; l'imprimerie a fait triompher Anvers ; la caravelle a rendu possible la découverte de l'Amérique ; la machine à vapeur a fait triompher Londres. Une nouvelle source d'énergie (le pétrole), un nouveau moteur (à explosion) et un nouvel objet industriel (l'automobile, qu'invente d'ailleurs un Français, Alphonse Beau de Rochas, en 1862) vont conférer le pouvoir à la côté est de l'Amérique. De fait, l'essor du capitalisme marchand traverse alors l'Atlantique et s'installe, à l'ère de la machine, à Boston (1890-1929), puis à New York (1929-1980) où triomphe la civilisation de l'électricité.

C'est à Los Angeles que, depuis lors, s'épanouit la neuvième forme de l'Ordre marchand - celle du "nomadisme californien" - dans la dynamique nouvelle qu'apporte au capitalisme mondial l'essor exceptionnel des nouvelles technologies. C'est moins une société post-industrielle de services qui se met alors en place qu'une industrialisation des services eux-mêmes. En 1981, IBM table sur un pronostic de ventes de 2000 exemplaires pour le premier ordinateur portable mis sur le marché ; il s'en vend un million. En 2006, ce sont 250 millions de micro-ordinateurs qui sont vendus et plus d'un milliard qui sont en service dans le monde. L'émergence du téléphone portable (un tiers des humains en sont aujourd'hui dotés) et d'internet (un milliard d'ordinateurs sont connectés à ce jour) amplifie cette évolution et consacre le temps de "l'ubiquité nomade", déjà pronostiquée par Attali en 1985.

Quelques chiffres clés rendent compte de l'hégémonie américaine sur cette phase d'expansion exceptionnelle du capitalisme marchand. En 2006, l'activité sur internet dépasse les 4000 milliards de dollars dans le monde, soit 10% du PIB mondial, dont la moitié aux Etats-Unis. Une évolution qui accélère à son tour le développement des services financiers : les transactions financières internationales représentent 80 fois le volume du commerce mondial, contre 3,5 fois il y a à peine dix ans. Entre 1980 et 2006, le PIB mondial est multiplié par 3, le commerce de biens industriels par 25. La production de la planète dépasse les 40 trillions d'euros et augmente de plus de 4% par an - une vitesse sans précédent dans l'histoire.

Ainsi, de siècles en siècles, la liberté politique se généralise et l'évolution canalise les désirs vers leur expression marchande - une évolution qui, à chaque étape de son développement, s'incarne en un coeur, qui associe un noeud et un moyen de communication majeur à l'existence d'un vaste arrière-pays agricole et industriel, est capable d'attirer et de financer les projets de la classe créative, met en oeuvre des technologies nouvelles et se montre capable de contrôler au plan politique, militaire et culturel les minorités hostiles et les grandes lignes de communication.

Serions-nous pourtant en train d'assister au déclin de cette neuvième forme, s'interroge Jacques Attali ? Explosion de déficits externes dont le financement est de plus en plus dépendant de l'étranger, excès des taux de rentabilité exigés de l'industrie par le système financier, crise d'une large partie de l'industrie américaine sous l'influence du développement d'internet, endettement croissant des ménages, aggravation des inégalités : les facteurs de crises s'accumulent à intérieur, mais aussi à l'extérieur. D'autres puissances s'affirment en effet : le Japon, la Chine, l'Inde, la Russie, l'Indonésie, la Corée, l'Australie, le Canada, l'Afrique du Sud, le Brésil et le Mexique, qui renforceront le rôle majeur de la zone Pacifique, qui représente déjà la moitié du commerce mondial.

Surtout, les déséquilibres de toute nature s'accroissent.

Au plan social, les 50 pays les moins avancés de la planète, qui représentent 10% de la population, ne comptent ainsi que pour 0,5% du PIB mondial, et la moitié de l'humanité survit avec moins de deux dollars par jour. 250 millions d'enfants travaillent illégalement dans le monde, dont le quart a moins de 10 ans.

Au plan environnemental, avec le quasi doublement de la population mondiale avant 2035 et le doublement prévu de la demande en matières premières, l'épuisement des ressources et l'accentuation du réchauffement climatique sont d'ores et déjà programmés. Depuis le XVIIIe siècle, une partie du monde équivalant à la superficie de l'Europe a été dépouillé de ses forêts, et nous avons consommé la moitié de la capacité des plantes à photosynthétiser la lumière solaire. Au rythme actuel, sauf là où elles sont entretenues (en Europe et en Amérique du Nord pour l'essentiel), la forêt aura disparu dans quarante ans. Or, sauf à imaginer une action massive d'ici à 2030, cette expansion économique mondiale sans précédent aura pour effet de doubler à cette date les émissions de gaz carbonique par habitant.

La dernière fois qu'il a fait aussi chaud rappelle Attali, c'était au milieu du Pliocène, il y a trois millions d'années. La vitesse de la fonte des glaces a augmenté de 250% entre 2004 et 2006 ; de 1990 à 2006, trois millions de mètres cubes de glace sur les huit qui existaient au pôle Nord ont disparu. Et l'on estime que la terre se réchauffera de deux degrés avant 2050, et de cinq degrés avant 2100.

Au plan technologique, les deux progrès contemporains clés qui ont assuré jusque là l'expansion de cette neuvième forme du capitalisme marchand, en permettant l'un l'augmentation continue des capacités de stockage de l'information par des microprocesseurs, et l'autre celle de l'énergie par des batteries, atteindront leurs limites vers 2030, et en particulier la loi dite de Moore (doublement des capacités des microproceseurs tous les dix-huit mois) sa limite physique.

Certes, avec une population estimée de 420 millions d'habitants en 2040 (1,5 millions d'étrangers s'installent chaque année aux Etats-Unis), un dollar qui conservera encore longtemps sa valeur refuge, une capacité exceptionnelle à renouveler ses élites par la force d'attraction qu'ils exercent sur le reste du monde, les Etats-Unis conserveront encore pendant deux ou trois décennies leur suprématie. Los Angeles demeurera le centre culturel, technologique et industriel du pays, Washington la capitale politique et New York la métropole financière. Les déficits continueront de fonctionner comme des machines à développer la consommation aux Etats-Unis et la production ailleurs. En extrapolant même les données actuelles jusqu'en 2025, cette croissance mondiale spectaculaire continuera à tirer les progrès conjoints de la démocratie et du marché, avec un revenu moyen par habitant de la planète qui pourrait avoir crû de moitié d'ici une vingtaine d'années.

L'exacerbation des multiples facteurs de crises mentionnés plus haut (et qui ne sont ici que sommairement évoqués), devrait pourtant conduire le modèle porté par le capitalisme californien à son terme aux environs de 2025-2030 prédit l'auteur, sans qu'aucun nouveau coeur ne paraisse alors en mesure de prendre le relais. C'est le destin des empires dont, des puissances orientales à l'empire soviétique en passant par l'épopée européenne, la durée de vie est de plus en brève ; elle atteint déjà quelque cent vingt ans pour la domination américaine, qui reste encore pleine de ressorts. Comme il y eut auparavant, avec Boston et New York, deux coeurs successifs situés sur la côte est des Etats-Unis, si un dixième coeur devait ainsi voir le jour, ce serait sans doute encore du côté de la Californie, au voisinage des industries de défense, de l'espace, des télécommunications, de la micro-électronique, ainsi que des centres les plus importants en bio et en nanotechnologies.

Il y a pourtant peu de chances qu'un tel schéma voit le jour selon Attali, car les Etats-Unis seront alors "fatigués - fatigués du pouvoir, fatigués de l'ingratitude de ceux dont ils auront assuré la sécurité et qui se considèreront encore comme leurs victimes (...) Ils ne tenteront plus de gérer le monde, devenu hors de portée de leurs finances, de leurs troupes, de leur diplomatie". Du fait de la puissance atteinte par le marché et du faible coût des échanges, il ne sera plus nécessaire alors à l'Ordre marchand et, en particulier aux membres de la classe créative, de se concentrer physiquement au sein d'un même coeur pour y diriger le monde. La forme marchande fonctionnera sans coeur dans un monde en crise ayant renoncé à toute régulation.

Qu'adviendrait-il alors ?