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14/11/2016

Métro, boulot, socio (l'humanité à la rame)

Nous sommes dans les transports en commun plus souvent traversés que transportés. Nous y voyageons avec nos préoccupations du jour, emportés entre nos souvenirs et nos projets. Voyez les visages : plus qu'ailleurs, nous y sommes ailleurs. Ainsi, dans chaque rame, une humanité est présente dans son incroyable diversité sans être présente à elle-même. Si être humain n'est pas seulement l'être avec ses proches mais aussi avec les inconnus que l'on croise, bref, si nous sommes des frères non pas à la manière convenue de l'entre-soi des loges et des églises mais dans la simplicité et l'étrangeté radicales de cette réalité, alors il faut, au moins de temps en temps, y regarder de plus près. Comme entre George V et Louvre-Rivoli, une veille de jour férié, entre deux rendez-vous. 

Un vieux mendiant, barbe blanche, dos voûté, remonte la rame. Pas d'appel à la générosité des voyageurs. Juste une démarche lente, mal assurée, vulnérable qui, au lieu de solliciter les uns et les autres, tente de filer aussi droit devant que possible, une canne dans une main, un pot dans l'autre, comme si chaque remontée était une performance en soi, jamais gagnée d'avance. Aucun des bobos présents ne le regarde, et ne lui donne quelque chose encore moins. Au centre du wagon, debout, une mamy d'apparence très classique, presque réac, le repère de loin remonter l'allée. Elle semble s'inquiéter de sa démarche mal assurée. Au moment où il passe près d'elle, elle lui glisse un peu d'argent. C'est la seule de la rame à faire ce geste. Du point de vue du mendiant, il ne faut pas davantage de bobos humanistes, il faut plus de mamies réacs.

La mamy sort, entre un vieux couple. On n'identifie pas très bien leur origine. Est-ce le vêtement (casual et chaud), la posture ? On devine un écart - l'Allemagne peut-être, ou la Norvège ? Ou alors des gens des marges : Nord, Alsace, Jura ? Bretagne ? (il a un côté marin) Peu importe en fait car ce qui frappe ici, c'est leur proximité. Ils se parlent doucement. C'est surtout elle qui parle. Elle est plus âgée mais vive. Elle est de dos ; lui, de côté, l'écoute avec attention et malice, il glisse un mot ici ou là de temps à autre mais ce n'est pas essentiel. Il a auprès d'elle une étonnante présence, tranquillement protectrice, une présence bienveillante et dense. Ils ont réussi leur couple.

En face d'eux, un babby sitter accompagne un enfant. Les trajets d'enfants dans le métro s'effectuent le plus souvent sous le signe de la contrainte et de la fatigue. Les mères sont préoccupées, chargées, irritables (même sans enfants, deux femmes face à face sombrent tout à l'heure à côté de moi, épuisées). Là, ils échangent avec fluidité. Le trajet n'est pas une corvée. C'est une pause, une respiration, une occasion d'échange et de jeu. On le voit aussi avec les jeunes filles au pair : une éducation sous-traitée se met ainsi progressivement en place. Elle ne soulage pas seulement les parents des contraintes ordinaires, elle introduit à côté d'eux un adulte de référence, mi-famille, mi-ami, qui les aide à grandir dans un espace original entre la liberté et le cadre en une sorte de contrat triangulaire dans lequel chacun trouve son compte, c'est-à-dire un intérêt à la fois propre et partagé, un espace qui à sa manière fait société.

De part et d'autre, deux jeunes femmes isolées. L'une d'allure plutôt classique paraît presque morne. L'autre a un look plus tranché. Elle est toute en noir, ce qui fait ressortir sa pâleur, avec de larges trous à son jean, une veste en longs poils synthétiques, des piercings au visage. Elle a de la tenue et une certaine beauté. S'agit-il d'une inquiétude professionnelle ? D'une tristesse amoureuse ? D'un sentiment de mélancolie ? Toutes deux, chacune dans son genre, non seulement paraissent ailleurs, mais elles ont aussi l'air perdues.

C'est comme si, pris dans une sorte d'étau fait de l'enchantement des uns et de la tranquillité des autres, entre les enfants et les vieux qui ont chacun trouvé leur place, les jeunes gens avaient perdu la leur. Combien de temps une société peut-elle tenir en écrasant sa jeunesse ?

19/12/2007

Hopper à la National Gallery (2) La transparence et l'obstacle

Commence la descente en solitude - "Automat" - et le désert dans la ville - "The City", tous deux de 1927. Sur les toits, au bord des quais, le regard cherche encore une perspective lointaine. Mais il revient aux intérieurs, à la solitude faite société ("New York Restaurant"). Une solitude jamais aussi puissante que lorsqu'elle réduit cette société à deux personnes qui se côtoient ("Room in New York", "Office at Night") - non pas en s'ignorant, en tout cas pas du côté des femmes, mais en se manquant. Ces moments suspendus, ce sont ceux où le manque se résigne, mais avec peine.

Solitude ? Mais n'y a-t-il pas une sensualité à l'oeuvre aussi chez Hopper ? Des corps, des corps de femmes, se dévoilent, à l'heure de se coucher dans "Night Windows", ou bien au petit matin dans "Eleven A.M." et encore, plus tard, dans "Morning Sun"- qui font d'ailleurs du peintre plus un voyeur distant qu'un chantre de l'amour. Mais elles semblent si perdues, et les chairs, les corps semblent si lourds... C'est comme si certaines toiles, sitôt après avoir suggéré la possibilité du désir par la représentation de la nudité, travaillaient à le plomber. Sauf peut-être, plus tard, dans "Ground Swell", qui figurerait une rêverie et, sans doute, une icône de l'homosexualité masculine. Ou encore dans "Second Story Sunlight", qui ne peut pourtant s'empêcher de balancer le désir par la loi, la jeune femme qui bronze par la mère qui veille.

"Hotel Room", "Morning in a City" : femmes seules, perdues, modelées par les années et comme effacées par la modernité. Dans "Summer Evening", les corps sont bien disposés, mais ce sont alors les visages qui se ferment ; et la lumière du porche, ce n'est pas une alcôve qu'elle délimite, c'est une prison. "Summertime" ferait-il exception ? Voyez les seins lourds de la jeune femme, la transparence légère de la robe, les cheveux roux qui tombent sur les épaules, la main placée derrière le dos qui découvre le corps, ce chapeau estival, la chaleur écrasante à l'heure de la sieste, la fenêtre même, entrouverte, juste à côté et ses rideaux qui frémissent sous un courant d'air... Mais, là encore, c'est tout sauf une invitation que suggère un regard perdu dans le lointain.

Solitude ? Au vrai, ce n'est pas le plus tragique. Le vrai sujet, c'est l'impossibilité de se rencontrer ou de communiquer. Dans "Nighthawks", les lignes des regards se croisent sans se rencontrer. Le triangle formé par le bar et redoublé par les trois groupes de personnages, il pourrait être un centre, un foyer - un temple -, quelque chose qui unit, qui relie. Mais non : ce serait presque une prison (suggérée par le poteau qui clôt la scène), et c'est en fait un désert. Le même, au fond, que celui dans lequel est plongé le pompiste de "Gas", happé dans la campagne par la masse poisseuse de l'obscurité.

C'est cela qui, poussé à l'extrême, permet de retrouver une perspective - celle du sacré, d'une absence qui nous manquerait tant qu'elle deviendrait présence. Présence de cette peinture - là, face à nous -, présence de cette absence manifestée par Hopper. En se focalisant sur les êtres, on avait manqué la lumière. Alors, face à "Sun in a empty Room", qui clôt l'exposition avant de nous livrer à nouveau à la ville, en repensant peut-être à ce que l'on avait, ici ou là, pris pour autant de prisons, eh bien, cette oeuvre, on se dit soudain que c'est un temple.

24/02/2007

Prospective (4) Le (bon) temps de l'hyperdémocratie

Est-il illusoire de chercher à maîtriser le capitalisme et ses conséquences, "à la fois enthousiasmantes et suicidaires" ? C'est ce que pourrait donner à penser la mystérieuse phrase avec laquelle Marx conclut la Critique du programme de Gotha ("Dixi et salvavi animam meam" : "je ne dis cela que pour sauver mon âme"). Mais, de même que Thomas More avait en 1516 imaginé l'élection des dirigeants d'Utopia, ou Jaurès une Europe libre, démocratique et pacifiée en juillet 1914, l'on pourrait aujourd'hui tenter d'imaginer une destinée différente pour l'humanité dont le moteur, après le marché et la guerre, serait le bien.

Il y faudra sûrement la réalisation de quelques catastrophes annoncées, tant "l'homme n'a jamais rien bâti sur de bonnes nouvelles". Le bouleversement du climat, l'emprise de la violence, l'impossible bunkérisation des plus riches, la médiocrité du spectacle, la dictature des assurances, l'envahissement du temps par les marchandises, le manque d'eau, de pétrole, les crises financières de plus en plus rapprochées, les guerres de plus en plus folles, la misère morale des plus riches... Tous ces désastres - les meilleurs avocats du changement -, pourraient être à l'origine d'un choc démocratique.

Un tel choc pourra être porté par une sorte d'avant-garde : les transhumains, soit une partie de la classe créative assurant la direction de l'Ordre marchand (entrepreneurs, inventeurs, artistes, financiers, dirigeants politiques), qui comprendra que l'espèce humaine ne survivra que rassemblée et pacifique. Ce groupe mettra en oeuvre les vertus du sédentaire (vigilance, hospitalité, sens du long terme) et du nomade (entêtement, mémoire, intuition). Ils réapprendront ensemble que transmettre est le propre de l'homme. Les femmes, qui monteront progressivement dans tous les compartiments de l'économie et de la société, seront plus naturellement transhumaines que les hommes tant "trouver son plaisir à faire plaisir est le propre de la maternité". Ils formeront une nouvelle classe créative, porteuse d'innovations sociales et artistiques, et non plus seulement marchandes.

Les transhumains mettront en place une économie de l'altruisme, de la mise à disposition gratuite, du don réciproque, du service public, de l'intérêt général - une économie qu'Attali qualifie de "relationnelle" où le profit ne sera plus qu'une contrainte et non une finalité. Partis politiques, syndicats sont les premières entreprises relationnelles ; les ONG avec La Croix-Rouge, Greenpeace, le WWF, Médecins sans frontières, et bien d'autres encore créées dans le Sud, ont aujourd'hui pris la suite. Parmi des centaines de milliers d'actions de ce type, Attali cite le cas de celle qui a permis de scolariser 90% des enfants et des adultes de Villa El Salvador, un bidonville de Lima. Ces ONG, entreprises relationnelles par excellence, continueront de s'épanouir en particulier dans le domaine de la microfinance.

La production de telles entreprises relationnelles est déjà évaluée aujourd'hui à environ 10% du PIB mondial, et sa part est en forte croissance. Son action est déjà à l'origine de concepts fondateurs (droit d'ingérence, droit à l'enfance...) et d'institutions nouvelles (Fonds pour le sida, Tribunal pénal international, Fonds mondial pour l'environnement). On commence ainsi à parler de communauté internationale (pour ne pas parler de gouvernement mondial) et de protection de la nature (pour ne pas parler de bien commun).

Dans une telle société, l'urbanisme deviendra une science majeure, et l'infrastructure numérique aidera à faire de la ville un lieu de rencontres, d'échanges, de vie - un réseau constitutif d'une démocratie participative pouvant aller, dans certains quartiers, jusqu'au développement de pratiques d'autogestion. Régulé et mondialisé, le marché ne cherchera plus à pénétrer "le sanctuaire de la démocratie". Il trouvera même son intérêt à développer des outils au service de celle-ci, notamment dans le domaine des infrastructures urbaines, des produits contre la pollution, contre l'obésité ou pour les plus pauvres, comme tente par exemple de le faire Danone aujourd'hui en Afrique et en Asie du sud.

Les Etats, dans ce contexte, devront se concentrer sur quelques fonctions de souveraineté : sécurité, liberté, accès de tous aux soins et au savoir notamment. Les frontières s'effaceront, chacun sera citoyen de plusieurs entités à la fois, les Etats se regrouperont en Unions sur le modèle d'une Union européenne élargie à la Turquie et à la Russie - qui constituera d'ailleurs l'avant-garde de l'hyperdémocratie. Les institutions de ce nouvel ordre mondial s'étofferont peu à peu autour de l'Assemblée générale de l'ONU pour former un véritable Parlement planétaire, mais aussi d'un Conseil de sécurité et d'un G8 remaniés et élargis à quelques unes des grandes puissances continentales.

L'hyperdémocratie développera un bien commun fondé sur la protection des éléments qui rendent la vie possible et digne : climat, air, eau, liberté, démocratie, cultures, langues, savoirs... La façon dont la Namibie entretien aujourd'hui sa faune ou la France ses forêts donne une idée de ce que pourrait être une conception avancée du bien commun. C'est que ce bien commun produira à son tour une intelligence collective, une intelligence propre, qui pense autrement que chacun des membres du groupe, comme un ordinateur pense autrement de chaque microprocesseur ou un orchestre est autre chose que l'addition de ses musiciens. Elle sera le résultat de ponts, de liens entre les intelligences individuelles, comme cela a déjà été le cas dans l'histoire de l'humanité - et qui lui a permis de s'adapter - dans une logique qui se développe de plus en plus vite avec les nouvelles technologies.

Environ 10 000 espèces disparaissent chaque année sur le 1,75 millions d'espèces déjà recensées et les 14 millions qui semblent exister et, si une action massive n'est pas mise en oeuvre, le nombre d'espèces animales pourrait, au cours de ce siècle, chuter de 90% comme cela est déjà arrivé à deux reprises dans l'histoire du globe (il y a 250 millions d'années, puis il y a 65 millions d'années, quand disparurent les dinosaures et qu'apparurent les mammifères). En son degré ultime d'évolution, on peut même ainsi imaginer que cette intelligence collective se développe comme une hyperintelligence du vivant, dont l'humanité n'est qu'une composante.

L'histoire singulière de l'Homo sapiens sapiens, premier homme moderne né il y a - 160 000 ans en Afrique, trouverait là son terme, non pas dans l'anéantissement comme dans les deux premières vagues de l'avenir, mais dans le dépassement, qui a toujours été une ressource des avant-gardes. "Alors, comme après la chute de l'Empire romain, renaîtront - sur les ruines d'un passé prometteur gâché par une trop longue série d'erreurs - une formidable envie de vivre, de joyeux métissages et des transgressions jubilatoires".

Cette hyperdémocratrie ne réalisera pas que des objectifs collectifs ; elle donnera aussi accès à des biens essentiels. Parmi ces biens essentiels, l'accès au savoir, au logement, à la nourriture, aux soins, au travail, à l'eau, à l'air, à la sécurité, à la liberté, à l'équité, à la dignité, aux réseaux, à l'enfance, au respect, au droit de quitter un lieu ou d'y rester, à la compassion, à la solitude, de vivre des passions simultanées, des sincérités parallèles, d'être entouré dans ces derniers jours.

Mais le principal de ces biens sera constitué de l'accès au bon temps, un temps où chacun vivra non pas le spectacle de la vie des autres, mais la réalité de la sienne propre. " Prendre du bon temps signifiera alors vivre libre, longtemps et jeune, et non pas, comme dans l'Ordre marchand, se hâter de "profiter".

Il y aura certes des tentatives de récupération du concept d'hyperdémocratie, à travers des mouvements religieux, des théologiens et autres gourous - voire certaines dictatures, qui tenteront d'instaurer un homme nouveau.

"Je veux pourtant croire qu'un jour, conclut Attali, bien avant la fin du XXIe siècle et malgré tant d'obstacles, de précipices vertigineux et de caricatures, l'hyperempire aura pris assez d'ampleur pour faire percevoir l'unité du monde sans être parvenu à détruire l'identité humaine (...) Je suis encore convaincu que les transhumains seront alors assez nombreux et organisés pour contenir la première vague de l'avenir et pour détruire la seconde. Je veux également croire que les dictatures caricaturant l'hyperdémocratie dureront moins longtemps que celles qui ont caricaturé le socialisme".

16/02/2007

Une pause (introduction au dernier Pontalis)

Un très beau soleil inonde l'appartement ce matin. Le ciel, au dessus d'Easton, est d'un bleu délavé, à peine voilé par endroits d'un mince filet de nuages extrêmement étirés, plus épais vers le sud. La température repasse au-dessus de 5° au soleil, mais elle flirte encore avec les - 10° côté nord. Ce n'est pas le printemps, mais c'est l'amorce d'un timide dégel. Je ne peux malgré tout m'empêcher de recréer dans le grand salon qui me fait office de bureau, un peu d'une pénombre plus intimiste en abaissant les stores des quatre grandes fenêtres de la façade qui donne sur Chagrin Drive.

Je me sens heureux de cette pause. Je me suis donné quelques semaines, en deux phases : l'une plutôt en retrait jusqu'à la fin mars (le temps à tout le moins de s'installer et de réceptionner le déménagement, bibliothèque et dossiers inclus), l'autre plus expansive au cours du deuxième trimestre, avant de descendre plus franchement dans l'arène. En choisissant soigneusement, dans cette période, les travaux à démarrer et ceux à préparer - pour l'essentiel, un projet de publication à l'étude pour un think tank, deux ou trois dossiers particuliers, et l'approfondissement de quelques méthodologies managériales.

En prenant aussi le temps, ce faisant, de m'acclimater (et d'abord au sens le plus météorologique du terme...) et d'explorer deux ou trois idées plus personnelles. J'ai toujours senti que les voyages, au lieu de nous éloigner, nous rapprochaient en réalité de ce qui nous est intime et familier - de ce que nous portons en nous - et que nous pouvons alors explorer avec un autre point de vue, plus librement que lorsque nous sommes assujettis à la gangue des travaux et des jours, comme aux obligations implicites que nous confère la participation à nos réseaux de sociabilité ordinaires.

S'agissant de point de vue, une paranthèse ophtalmologique s'impose : pour l'occasion, j'enfile mes toutes nouvelles lunettes. Ma compagne m'a envoyé chez l'opticien in extremis (impossible d'y échapper, elle m'a pris rendez-vous chez l'ophtalmo au réveil, par traîtrise - le réveil pour moi, c'est un peu comme Samson quand on lui coupe les cheveux : ça me paralyse), mon frère les a attrappées au passage en remontant de Lyon, avant que toute la famille - beau travail d'équipe - n'y aille de son commentaire : "un peu frimeur, non ?" commence mon père qui oublie toujours ses photos de jeunesse ; "ça me fait bizarre, je ne te reconnais vraiment pas" complète ma mère" qui préfère, quant à elle, en rester au bambin qui lui a fait les quatre cents coups (pas rancunière pour un sou, ma mère). "ça te fait une tête de réalisateur italien" conclut mon frère, rigolard. Allez vous faire une idée au milieu de cette cacophonie. Du coup, autant s'y mettre maintenant, je fais de la démocratie participative : cause toujours, je les enfile, ces lunettes, et puis je ferai un discours sur mon nouveau point de vue plus tard. S'il est vrai qu'elles sont de confort plus que de nécessité, je ne peux tout de même pas m'empêcher de songer qu'elles métaphorisent par la même occasion le besoin d'un autre regard.

Un ressourcement donc, et c'est bien en effet ce dont il s'agit - avec l'intuition, au passage, que la polarisation économique du débat sur les "trente-cinq heures" nous masque ici l'essentiel : la nécessité de pauses plus fondamentales pour mieux avancer. Je parcourais l'autre jour le dernier dossier des Enjeux : je n'y ai rien vu, pour ainsi dire, sur la connaissance de soi (l'essentiel du chapitre psychologique y est tourné vers les autres et le coaching n'y est guère abordé, à la mode américaine, qu'à travers le thème de la santé), que j'aurais pourtant placée au premier rang des qualités du "bon manager" - une sorte de prélable en quelque sorte, qui ne dit rien des compétences, mais qui détermine assez largement le fait que ça marche vraiment dans l'équipe. L'épaisseur d'un manager qui n'aurait pas pris la peine de ce détour, le risque de désespérance dans l'hypothèse d'une éviction anticipée ? Ce que l'on appelle "le développement personnel" a encore de beaux jours devant lui, pour des raisons qui, par correspondance avec les deux situations précédentes, sont à la fois économiques (une aptitude renouvelée à la performance) et sociétales (la possibilité d'une autre contribution).

Et puis, il y a aussi, dans cette pause, une chance de ne pas trop s'éloigner de ses rêves de jeunesse. Quel cadeau ! Peut-être le plus beau qu'on m'ait jamais fait. Dans cette alternance professionnelle assumée entre les hommes et les femmes - Anny parle plus volontiers de complémentarité, et elle a raison -, je sens bien des développements prometteurs pour ma génération. Les hommes sont, dans une position professionnelle qui participe au moins autant de la posture (l'imposture ?), moins indispensables qu'ils ne le pensent, et souvent moins performants qu'ils aiment à le croire. Sont-ils, au fond d'eux-mêmes, si peu lucides ? Je crois davantage là-dessus à la conscience de justifications fragiles qu'à un aveuglement imbécile - encore que les subtilités de la psychologie le cèdent souvent, en ces matières, aux crispations de la lutte des places.

J'ai suscité quelques remous un jour en concluant un séminaire sur l'idée que les femmes avaient vocation à occuper une place croissante dans l'entreprise. Ce ne sera ni la première, ni la dernière - et j'enfoncerai volontiers le clou la prochaine fois. Au fond, la montée en puissance des femmes dans les affaires, pour les hommes, c'est un peu comme le réchauffement du climat pour l'humanité (je confirme, à -10° en moyenne depuis mon arrivée ici, le sujet commence à me travailler sérieusement) : comme ça fait peur à tout le monde, on fuit la question (au sens du verbe anglo-saxon de ce qui remet en cause) sur un mode défensif au lieu de l'accueillir comme une opportunité de bâtir quelque chose de neuf. Ce qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler la blague de C. sur le neurone et le phallus ; il y en a plusieurs versions, mais le concept central (disons, le testoneurone, pour faire court) constitue bien, depuis la guerre du feu, un remarquable invariant structurel. Passons.

C'est aussi que les femmes ont bien des choses à apporter aux grandes machineries que sont nos organisations, pourvu qu'elles ne s'empressent pas d'endosser de nouveaux habits mal ajustés pour elles ; elles portent généralement autre chose que la brutalité des ratios à court terme et les non-dits des stratégies de pouvoir. Edith Cresson, de ce point de vue, constitue bien une expérience repoussoir, Simone Veil une incarnation qui reste admirable et fondatrice, et Ségolène un tatônnement encore incertain, mais qui n'est pas sans vertu.

Les franc-maçons, qui se proposent d'être des "frères" entre eux, les qualifient de "soeurs". La référence n'est pas que de pure forme, elle institue le principe d'un rapport qui serait, pour une fois, déchargé des ruses du sexe, et invite à une rencontre plus authentique entre deux êtres - Rilke a dit là-dessus l'essentiel, qu'à la manière du débat sur les trente-cinq heures, celui sur la parité est aussi en passe de manquer. Nous y viendrons tout de même, à notre rythme ; pour l'heure, la phase de la conquête pour ainsi dire organique du pouvoir requiert encore trop d'énergie en elle-même pour laisser place à d'autres considérations, de portée plus profonde quant à l'évolution, pourtant déjà en gestation, de nos organisations.

Frères, soeurs. J'en viens au premier propos de cette note... pour la conclure, au moins temporairement. Comme Pontalis au seuil de son projet d'interroger la relation entre les frères, j'hésite à évoquer son livre : je vois bien à mon tour que cela m'entraînerait trop loin et, comme lui, je sens le piège d'une approche réductrice et entendue du sujet. Si la relation entre les frères, et la fraternité par extension, se résume à cette rivalité jalouse pour la préférence d'une mère (l'amour) ou l'élection d'un père (le pouvoir), à quoi bon poursuivre l'investigation ?

Voilà que le ciel se couvre de nouveau et qu'il recommence à neiger sur Columbus. Je prends le parti de commencer cette évocation par la bande en lui incorporant, chemin faisant, quelques dérivées plus personnelles.