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04/01/2008

New York City (2) Un déjeuner chez Barney's

Champagne ! Chez Françoise, le club des Frenchies devise et complote encore en méditant sur le passage de Upper East à Upper West Side, à peu près à la même hauteur mais un peu plus vers le nord, toujours dans une brownstone, ces élégantes maisons de grès rouge alignées sur le même modèle, typiquement newyorkaises. Dîner un peu plus tard chez Cesca, en face, d'un assortiment de bruschette et d'honnêtes paste alle vongole arrosées d'un blanc sicilien.

Le lendemain matin, ce sont les premières neiges. La ville est prise dans un froid humide et vif. Après un petit déjeuner refuge au Pain quotidien - une adresse française qui reste réputée ici, et dont la carte diffère d'ailleurs peu de celle de Monge -, on déambule longuement dans l'après-midi entre les bonnes adresses de Greenwich et les boutiques de Soho. A l'approche de Noël, l'immense boutique Prada, en face de Dean & Deluca, est une ruche vibrionnante qui semble hésiter entre le pélerinage et la frénésie. Une fois que l'on parvient à s'extraire de la foule en remontant à pied jusque Washington Square, on peut attrapper un taxi de justesse. Et profiter, plus tard dans la soirée, d'une ambiance plus sereine et chaleureuse dans un bar à vins d'Amsterdam.

Le dimanche commence tardivement avec un shopping chez Create & Barrel - la marque affirme un design simple, moderne et compétitif -, puis chez Barney's, l'équivalent du Bon Marché, avant le déjeuner. Ah, les déjeuners chez Barney's... pour un peu, on s'y sentirait newyorkais. Au dernier étage du grand magasin, la salle s'ouvre sur de vastes vitres et un long bar ovale qui, associé à la courbure du plafond, adoucit les lignes de l'endroit. Design assez indéfinissable, années 50 relooké, élégant, avec des boiseries claires, des murs mats égayés de photos d'époque, un mélange de tapisseries végétales et de cuirs tressés. Pims coktail et oeufs Benedict accompagnés d'épinards, d'un pain de campagne maison et de thé font ici un déjeuner simple et bon.

Puis, tandis que le froid prend possession de la ville, on remonte Park Avenue vers le Met avec le parti pris, pour cette courte visite, de se focaliser sur la peinture européenne moderne (fin XIXe-début XXe). Degas, Monet, Renoir, Pissaro, Cezanne, Sisley, Vuillard même... toute la clique habituelle des impressionnistes chéris de l'Amérique est au rendez-vous, mais dans une densité d'affichage et de public qui contrarie le plaisir et brouille le regard. On trouve aussi des études rigoureuses de Seurat et de sombres Van Gogh. Quelques Picasso intriguent (Gertrude Stein) ou assombrissent (Harlequin). Toulouse-Lautrec rehausse la fête autour du Moulin Rouge. Mais, dans la petite salle ouverte qui lui est réservée, c'est Bonnard qui capte le mieux la lumière, magnifiée d'une douceur presque biblique dans La terrasse à vernon.

Quittant New York pour Columbus, c'est un peu de la lumière qu'il faut pour s'engouffrer à nouveau dans le froid et la nuit vers la Guardia.

03/01/2008

Julien Gracq est mort (2) On the move (sur un sortilège embusqué)

Puis il y eut, un jour de 1994, la lecture du "Rivage des Syrtes". C'était une étrange période qui flottait entre le souvenir encore vif de mon initiation à la culture kanak, un séminaire d'anthropologie à l'EHESS avec Bensa, un goût encore prononcé pour la politique, et puis l'exigence d'avoir à choisir sa voie au retour à Paris. Cela avait un parfum à la fois marqué et diffus d'effervescence et d'épopée, c'était un moment à part, comme suspendu. Presque un pur moment de poésie comme il y en a finalement assez peu dans la vie, entre un concours et une histoire, une arrivée et un nouveau départ.

De ce roman, je me souviens à vrai dire de peu de choses. Deux personnages, Aldo, d'Orsenna (cela, à la vérité, sonne un peu comme le nom de mon oncle, Duilio De Chiara, mort jeune) et Vanessa Aldobrandi. Pendant de longs mois, j'ai eu ce nom de femme en tête, à le psalmodier presque comme un accomplissement du féminin tandis que, dans la réalité, le féminin me laissait un peu de répit. Erreur : comme j'en parlais du coup avec la ferveur des nouveaux célibataires à un autre admirateur au cours d'une soirée, cela créa un malentendu : tandis que je célébrais le livre, on me faisait des avances.

Peu de choses donc, une atmosphère irréelle et saisissante, qui se prolonge longtemps après qu'on a refermé le livre. Une lecture de jeunesse plus puissante que ne le fut en hyppokhâgne la découverte de "Belle du Seigneur". Mais l'on finit par renier assez vite le pavé de Cohen tandis que l'on vénère encore, bien des années plus tard, le livre de Gracq. Si l'on se doutait que la littérature avait autant de puissance, ce n'est pas les ouvrages érotiques que l'on mettrait dans les enfers, mais les livres de poésie.

Je ne résiste pas à reprendre ce que dit Gracq de sa tentative dans "En lisant, en écrivant" : " Ce que j’ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivage des Syrtes, plutôt qu’à raconter une histoire intemporelle, c’est à libérer par distillation un élément volatil "l’esprit-de-l’Histoire", au sens où on parle d’esprit-de-vin et à le raffiner suffisamment pour qu’il pût s’enflammer au contact de l’imagination. Il y a dans l’Histoire un sortilège embusqué, un élément qui, quoique mêlé à une masse considérable d’excipient inerte, a la vertu de griser. Il n’est pas question, bien sûr, de l’isoler de son support. Mais les tableaux et les récits du passé en recèlent une teneur extrêmement inégale et, tout comme on concentre certains minerais, il n’est pas interdit à la fiction de parvenir à l’augmenter".

"Quand l’Histoire bande ses ressorts, poursuit l'auteur, comme elle fit, pratiquement sans un moment de répit, de 1929 à 1939, elle dispose sur l’ouïe intérieure de la même agressivité monitrice qu’a sur l’oreille, au bord de la mer, la marée montante dont je distingue si bien la nuit à Sion, du fond de mon lit, et en l’absence de toute notion d’heure, la rumeur spécifique d’alarme, pareille au léger bourdonnement de la fièvre qui s’installe. L’anglais dit qu’elle est alors on the move. C’est cette remise en route de l’Histoire, aussi imperceptible, aussi saisissante dans ses commencements que le premier tressaillement d’une coque qui glisse à la mer, qui m’occupait l’esprit quand j’ai projeté le livre. J’aurais voulu qu’il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l’orage, qui n’a aucun besoin de hausser le ton pour s’imposer, préparé qu’il est par une longue torpeur imperçue."

Ne retenir de tout cela que ces deux noms, au fond, c'est consacrer le roman. C'est sans doute exactement à cela qu'aurait pu penser Barthes lorsqu'il expliquait son incapacité à écrire un roman par la difficulté à donner naissance, dans la fiction, aux noms justes (je crois que c'est en commentant quelques noms célèbres dont celui de Combray). Le nom comme signe indubitable d'un nouveau monde, qui serait à la fois intime et partageable.

Comme dit encore Jacques Rancière dans une interview récente au Monde : "Le partage du sensible, c'est la configuration de ce qui est donné, de ce qu'on peut ressentir, des noms et des modes de signification qu'on peut donner aux choses, de la manière dont un espace est peuplé, des capacités que manifestent les corps qui l'occupent. La littérature fait de la politique en bouleversant la configuration de cet espace et en donnant à ces corps des puissances nouvelles".

Voilà, au fond, c'est cela, que j'ai tenté de contrecarrer pendant vingt ans et qui est pourtant simple : il y a une supériorité de la poésie sur la politique.

24/12/2007

Julien Gracq est mort (1) Soudain, un tressaillement

Quand je suis parti en Amérique, il y avait déjà eu la disparition de Jean-François Deniau - nous aurions pu travailler ensemble - de l'Abbé Pierre - nous avions déjeuné face à face, en silence, dans une étrange retraite - et de Ryszard Kapuscinski - l'auteur d'"Ebène" que glissèrent dans mes bagages des mains bienveillantes avant le premier voyage que je fis en Afrique, et qui m'émerveilla tant.

Souvent, avec le décès des figures que j'estime, comme avec le nom des acteurs et le titre des chansons qui me plaisent, je me perds. Je ne sais plus très bien où nous en sommes, pas même sûr qu'on soit vraiment mort. Celui-là me semble encore vivant quand il est enterré depuis vingt ans et cet autre, je découvre soudain qu'il est increvable. Mais je sais bien que, de l'information glanée au hasard sur une vie qui persiste dans un magazine people, ou du morceau d'éternité qu'a inscrit l'une de ses oeuvres en moi, c'est le second qui l'emporte et qui me rend, dans une certaine mesure, les contingences de la biographie relativement indifférentes.

J'apprends ce week-end, par un e-mail reçu tard dans la nuit, que Gracq est mort, à 97 ans.

Je tressaille.

J'étais trop jeune, je crois, quand je me suis plongé à la hussarde dans "La littérature à l'estomac" comme dans "En lisant, en écrivant". Ce furent des lectures ratées : on pressent bien qu'il y a quelque chose là-dedans qui, au milieu du bruit ambiant, est digne de notre attention. Mais c'est en vain, et c'est comme ça. Bien plus tard, après avoir repris mon coupe-papier avec révérence pour "Les eaux étroites", j'eus la même déception pour ce petit ouvrage auquel je reprochais, au fond, de ne pas savoir où il m'emmenait à travers cette excursion sur l'Evre.

Pourtant, là encore, je m'étais laissé conseiller l'ouvrage avant de partir et le livre commençait comme ceci : "Pourquoi le sentiment s'est-il ancré en moi de bonne heure que, si le voyage seul - le voyage sans idée de retour - ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s'apparente au maniement de la baguette de sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférées, à l'excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à noter point d'attache, à la clôture de la maison familière ?".

Bref, rien de vraiment décisif dans ces lectures-là.

New York City (1) West side story

Commence avec l'hiver le ballet des vols en retard dans les aéroports du nord. De Reagan (Washington DC) à JFK (New York), le vol, ce jour-là, est retardé d'heures en heures avant de se trouver finalement annulé à la nuit tombée. Il faut alors jongler avec les écrans, les annonces, les comptoirs et parfois même les places qui se libèrent à la criée (devant moi pour Boston par exemple) pour retrouver une place sur un autre vol et arriver, tant bien que mal, à bon port, à La Guardia en l'occurence.

L'attente dure de longues heures, mais il en va des aéroports en Amérique comme des tribus en Mélanésie : il faut d'abord renoncer à ce que l'on comptait pour acquis ou qui nous semblait familier, à ce que nous attendions à tout le moins de bonne foi comme un événement normal. Seul ce renoncement permet en effet, au lieu de s'opposer à l'inertie phénoménologique que le réel nous oppose alors, de basculer du côté du dérèglement, de l'accident, de la différence.

Les circonstances adverses prennent alors, comme par enchantement, l'allure d'une heureuse opportunité. Pour moi, ce jour-là, celle d'une liberté imprévue, utilisée au débotté entre un roman de Schneider sur Marilyn (il m'avait fait rater le vol aller...) et un compte rendu de mon entretien avec Jonathan Rauch auquel je pus travailler entre une table de Mac Do et une boutique de babioles chinoises.

J'aime la démesure de L.A. l'orgueil de Chicago, la quiétude de Washington ; ce que je préfère à New York, c'est le côté, comment dire, déglingué de la ville. C'est ce que manquent ici à peu près tous les visiteurs européens. On s'extasie sur la Cinquième ou bien sur Madison, on court au Moma quand ce n'est pas au Met, on se repose parfois à Central Park, entre deux traversées de la ville.

Mais la vérité est que New York est une ville sale, dont l'odeur est souvent saisissante en été, usée, rapiécée de toutes parts et toute déglinguée dès lors qu'on veut bien s'éloigner un instant des itinéraires convenus comme des projections qui, toujours, nous font manquer le réel. Un chauffeur de taxi, un français, me met une télé sur le siège arrière que je finis par éteindre, et m'amène à Manhattan en trombe dans une ford brinquebalante dont on aurait dit, à chaque chaos, qu'elle allait se disloquer. Cette fois, le point de chute est dans le West Side, entre Columbus et Amsterdam Avenue.

23/12/2007

Washington DC (2) Portrait d'un centre du monde en aimable bourgade de province

On se rend à Washington DC dans un centre du pouvoir, on y découvrirait presque, dans les méandres du Potomac, une bonne ville de province, assez tranquille, en dépit du fourmillement institutionnel qui y prévaut. Ce serait un peu comme Paris à Orléans... Comme on est loin de l'agitation newyorkaise, de la démesure de L.A., ou même, de la puissance orgueilleuse de Chicago.

Entre les entretiens que j'eus à y mener (dont je rends compte ici), sur le chemin entre deux rendez-vous, ou bien le soir entre deux compte rendus, j'ai saisi ce que j'ai pu de la ville entre mon QG, au Sofitel, sur Lafayette Square, juste à côté de la Maison Blanche, le centre de la ville et Georgetown.

C'est là, entre la présidence, que l'on aperçoit avec peine depuis l'Ellipse, et Capitol Hill e l'autre côté, que se concentre l'essentiel des pouvoirs institutionnels, reliés entre eux par Pennsylvania Avenue, le boulevard des lobbies. Autant le Congrès respire sur les hauteurs qui dominent de larges étendues de parcs, de places et d'avenues bien dégagées (la National Gallery of Art lui fait face de l'autre côté des Botanic Gardens), autant la Maison Blanche paraît à peine surgir de l'amas des bâtiments administratifs qui l'entourent.

Du côté de 17th Street, cela prend même l'allure d'une pièce montée baroque de colonnades et de terrasses empilées les unes sur les autres et, si c'est finalement avec grâce, c'est vraiment de justesse. Le pouvoir et l'influence structurent la ville ; ils la façonnent aussi au long de ces larges artères sobres et grises bordées de cabinets en tous genres, qui ne sont que rarement dérangées par les mendiants qui s'entassent contre le froid, un froid sec à cette saison encore ensoleillée, à la sortie du métro, à deux pas de la Bank of America.

Vers le sud ouest, en traversant le Potomac, on entre en Virgine : c'est un autre monde qui, une fois qu'on a passé le Pentagone, commence à plonger vers le Sud. Mais Alexandria, où quelques spin doctors de renom ont établi leur QG, est une banlieue assez terne, entre ses rues proprettes et ses condos ordinaires.

C'est une tout autre impression qui domine vers Georgetown, en remontant au nord ouest vers l'ambassade de France, une grande batisse assez médiocre aux allures de cité universitaire. Un peu plus loin Georgetown elle-même - la ville originelle - est au contraire un bourg résidentiel élégant et cossu qui s'incruste dans les bois. En plus prospères, les maisons y rappellent les maisons victoriennes de Washington Circle, un quartier à la fois plus proche du centre et plus multiculturel, entre la George Washington University et le Kennedy Center.

Quittant la ville de nuit à l'approche de Noël, c'est un écrin féérique qu'on laisse au-dessous de soi, couvert d'une passementerie de fines lueurs qui, aux intersections ou dans les bourgs, s'unisssent en d'étincelantes émeraudes. Etrange impression de quitter un lieu de villégiature dans lequel il faudrait d'ailleurs, me souffle-t-on, revenir au printemps. New York, Los Angeles, San Francisco font face à la mer avec superbe, et voyez aussi le mur que fait Chicago au bord du lac Michigan. Rien de tel ici : Washington se replie, se protège, se cache presque. Ce n'est pas qu'elle est un lieu vide, c'est qu'elle est un non-lieu qui échappe à sa propre représentation. Los Angeles excède son mythe, Washington le trompe.

Un centre du monde, cette improbable bourgade de province ?