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26/02/2008

L'honorable commandant de la guerre John Mac Cain

A travers le débat démocrate d'Austin, c'est déjà à son rival républicain annoncé que s'adressait Obama, en l'interpelant sur sa "guerre de 100 ans" en Irak. Mac Cain ? Autant dire un revenant. C'est pourtant Huckabee qui, le premier, avait créé la suprise et commencé à déjouer les plans du GOP autour de Mitt Romney ou de Rudy Giuliani. Mais le premier n'a pas résisté au soupçon que suscitait son obédience mormone, et le second, que ses positions libérales en matière de moeurs fragilisaient déjà aux yeux des conservateurs purs et durs, en zappant les premières primaires dans les petits Etats a perdu en dynamique et gagné... en suffisance.

Au-delà de leurs erreurs de positionnement, il y a au reste quelque chose de plus profond dans l'échec cinglant de ces deux figures républicaines. Comme si elles avaient trop incarné une forme de puissance, qu'elle vienne des armes ou du business, voire une position dans laquelle le confort le disputait aux certitudes en des temps pourtant difficiles pour le peuple américain. Du volontarisme ? C'est indispensable, sans aucun doute, en ces matières ! Mais avec ce qu'il faut d'humanité, de compassion - voire de générosité.

Huckabee reste certes en course, au moins jusqu'au Texas, mais davantage pour témoigner de l'influence de la religion dans les milieux conservateurs que pour disputer la course. Reste donc Mac Cain qui, s'il survit aux histoires de relations dangeureuses tout récemment exhumées par le New York Times (il y a huit ans, l'équipe Bush l'avait déjà coulé par le fond avant la primaire de Caroline du sud en laissant entendre qu'il avait eu un enfant illégitime d'une afro-américaine), serait opposé à Obama si les choses, pour ce dernier, continuent sur leur lancée.

Le jeune pacifiste contre le vieux va-t-en guerre, l'inspiré de la réconciliation contre l'obsédé de la géopolitique, le jeunot contre le héros - l'avenir, en somme, contre le passé : ce serait gagné d'avance. Vu la sortie brutale à laquelle a été contraint Giuliani après la primaire en Floride au rebours du pronostic que l'on avait formulé ici, on ne se risquera guère à de nouvelles prédictions. Mais enfin, dans un pays qui préfère John Wayne à Luther King (quels commerces s'arrêtent encore de travailler dans le Midwest pour Martin Luther King Day ?), la partie contre le commandant Mc Cain ne paraît pas aussi facile qu'elle pourrait en avoir l'air.

Mac Cain est un type courageux qui s'est fait fort, quoi qu'il dût lui en coûter, et cela dès le début de la campagne, de dire la vérité, en tout cas ce qu'il pensait, sur un certain nombre de grands sujets du moment. Ce n'est pas tout à fait la même chose que de caresser l'opinion dans le sens du poil. Une indépendance d'esprit et une liberté de ton qui lui ont permis, comme pour Obama, de s'adresser aux électeurs indépendants et qui, simultanément, lui posent quelques soucis vis-à-vis des ultras de son camp pour lesquels il apparaît comme un centriste plus que comme un conservateur stricto sensu.

N'en déplaise à l'opinion publique, ici comme en Europe, ce que dit Mac Cain sur l'Irak est très loin d'être imbécile. Le chaos et la défaite américaine ne feront pas une nouvelle politique de progrès au Proche-Orient, bien au contraire. Sans parler de risques de l'exposition accrue de l'Amérique au terrorisme qui en résulterait. Une défaite tranquillement assumée après l'attaque au coeur de 9/11 ? Il n'y a sans doute qu'en Europe que le scénario paraît naturel ; et, chez les Démocrates, comme pour les accents protectionnistes retrouvés à l'approche du Midwest, on verra à l'usage, au-delà des propos d'estrade. Fierté patriotique et liberté économique, le sentiment d'une mission et la perspective de l'enrichissement sont ici des valeurs profondément enracinées chez les gens et transcendent les appartenances politiques.

Le commandant Mac Cain est un héros respecté de la guerre du Vietnam : il y avait été, on le sait, torturé pendant de longs mois, et il a été le seul des candidats républicains dans un débat de la fin de l'année dernière, à prendre clairement position contre tout usage de la torture. Mac Cain est, dans l'affaire irakienne, déterminé sans être aveugle. La stratégie déployée sur place avec le Général Petraeus va dans le sens qu'il appelait de ses voeux et qui, s'accorde-t-on des deux côtés, semble donner des résultats positifs ces derniers mois. Bref, il faudra à Obama encore un peu de souffle, après Austin. Mais il faudra, encore plus sûrement, être de nouveau en mesure de faire parler la poudre pour les duels à venir.


PS : Faire parler la poudre ? Le clin d'oeil pourrait se transformer en nouveau drame. Dans la dernière lettre du Monde consacrée aux élections américaines, Patrick Jarreau fait lui aussi écho à l'inquiétude que j'avais formulée dans un post du 5 janvier ("Le Big Mo de Barack"). Il évoque le sujet en ces termes : " Le New York Times parle d'une "inquiétude étouffée" chez les partisans de Barack Obama. Risque-t-il le sort de Martin Luther King et de Robert Kennedy, assassinés à deux mois de distance, en 1968, cinq ans après John Kennedy ? En 1996, quand le républicain Colin Powell avait envisagé d'être candidat à la présidentielle, sa femme l'en avait dissuadé parce qu'elle pensait que l'extrême droite le tuerait plutôt que de laisser un Africain-Américain accéder à la présidence. Des policiers d'élite protègent nuit et jour le sénateur de l'Illinois. Comment savoir si le danger est élevé ou s'il appartient à une époque révolue ? Peut-on ne pas penser au défi que sa candidature lance à l'Amérique des ténèbres ?".

25/02/2008

OK Corral à Austin ? (Obama, Clinton et l'Amérique profonde)

Règlement de compte à OK Corral cinquante ans plus tard ? Depuis qu'en 1960 Kennedy a fait la différence avec Nixon grâce au débat télévisé qui a opposé les deux hommes - JFK a alors convaincu les trois quarts des 4 millions d'électeurs indécis et ne l'a finalement emporté que de 112 000 voix -, l'exercice est toujours un temps fort de la campagne présidentielle américaine. Plus près de nous, son importance a également été mise en évidence lors des primaires démocrates de 1984 à travers l'affrontement entre Gary Hart, qui avait axé sa campagne sur "une nouvelle manière de penser", et Walter Mondale, qui faisait une campagne plus classique. Tous se souviennent encore du fameux : "Where is the beef ?" (où est la viande) finalement lancé par un Mondale excédé par les propos sans substance de son rival, qui commença alors à sombrer après les succès pourtant notables qu'il avait engrangés lors du Super Tuesday.

"Where is the beef ?" C'est la question qu'anticipait les experts de CNN en tentant de préciser la stratégie d'Hilary Clinton avant le débat qui l'opposa, jeudi dernier, à l'Université d'Austin (Texas) à Barak Obama. Battue depuis une dizaine de primaires d'affilée, à cours de ressources, le sénateur de New York est en effet acculé à la victoire dans les toutes prochaines élections qui se tiendront, le 4 mars, dans l'Ohio et le Texas. A l'inverse, parti challenger, le sénateur de l'Illinois est porté par une grande vague qui traverse le pays, attirant les jeunes en masse, remobilisant la communauté afro-américaine et, finalement, gagnant tous les compartiments de la société américaine en empiétant même sur le coeur de cible de sa rivale, les femmes et les classes populaires notamment.

En dépit de quelques affrontements de fond jeudi, en particulier sur la couverture sociale et la politique étrangère, le débat d'Austin n'aura pourtant que peu changé la donne. Affrontements ? Voire. On est frappé par l'élégance et la courtoisie des échanges dans un débat télévisé américain comparé à la bataille rangée que donne généralement à voir, en France, un exercice du même genre. Ici d'ailleurs, on débat côté à côte - parlez-en aux diplomates et aux psychologues : c'est une posture qui implique davantage la coopération que le conflit -, on redouble de précautions oratoires avant d'expliciter un argument agressif contre son adversaire et, in fine, on se déclare honoré de débattre avec lui, on se dit un mot agréable et on se serre la main. Et nous serions, nous, le symbole de la civilisation contre une Amérique primaire ?

Condamnée à attaquer - ce à quoi elle se ne s'est résolue que dans la seconde moitié de l'exercice, poussée par les questions des journalistes -, Hilary Clinton a montré une indéniable pugnacité et une présence percutante, surtout au début. Bien que bousculé de-ci de-là - sur la portée de sa politique sociale, son approche diplomatique ou sa posture politique -, Barack Obama a su à la fois souligner les convergences avec sa rivale, imposer sa hauteur et répondre, lorsque c'était vraiment nécessaire, aux attaques d'Hilary Clinton. Il était en particulier tentant, face à son volontarisme ressassé en matière d'assurance santé, de renvoyer l'ancienne First Lady à son échec cuisant sur le sujet en 1994.

Pourtant, la question revient, lancinante, dans la bouche de nombre de commentateurs : "Where is the beef ?". Où est la substance, quel est le programme d'Obama, que veut-il faire au-delà de ses incantations de pasteur qui électrisent les foules et leur font reprendre en choeur le désormais fameux : "Yes, we can!" ? L'incapacité récente du sénateur démocrate du Texas Kirk Watson sur MSNBC à citer une réalisation concrète à l'actif du sénateur de l'Illinois a naturellement alimenté la polémique. Et voilà que les élites s'agitent de toutes parts, et cela d'autant plus que l'approche du scrutin dans des Etats comme l'Ohio, sinistré sur le plan industriel du fait de l'extension des accords de libre-échange, renforcent les accents populistes des uns et des autres. Ce jeune ambitieux, inspiré mais pressé, serait-il un imposteur ?

Au regard de l'état du pays et du fonctionnement du système institutionnel américain, rien n'est pourtant moins sûr. Avec les dernières élections, l'héritage de Rove, l'influence des néo-conservateurs et la conduite des affaires par Bush Jr, le pays a sans doute rarement été aussi divisé. Comment être en mesure d'entreprendre quoi que ce soit avant de tenter de le réunir au-delà des divisions - politiques, religieuse, sociales - qu'ont entretenu les stratèges ? Or, cette intuition socio-politique, la mécanique institutionnelle la valide : en dehors des crises majeures ou des périodes, très rares, de "united government", impossible de réformer quoi que ce soit à Washington sans un minimum de consensus. Faute de quoi le camp adverse et les lobbies concernés auront tôt fait de dynamiter les projets aussi bien au Congrès que dans les medias, et avec une efficacité redoutable.

Vos propositions nous font une belle jambe, rétorque en substance Obama à sa rivale, si, insuffisamment bâties sur un élan populaire, elles finissent, comme nombre d'autres idées géniales, au cimetière sur les rives du Potomac. Et mon job, ajoute-t-il, ce n'est pas d'ânonner les propositions incertaines, c'est de réunifier le pays dès aujourd'hui, à travers la campagne. Un pari risqué pour un électeur rationnel, mais une posture qui n'est ni sans fondement au regard du pays et des institutions, ni sans puissance compte tenu des résultats engrangés jusqu'alors : 1351 délégués à Barack Obama contre 1262 à son adversaire - l'investiture nécessitant d'en réunir 2025. Bien sûr, après les tout prochains scrutins, la question des "superdélégués" - ces cadres du parti créés dans les années 80 pour tempérer les ardeurs de la base - restera clé pour une "correction éventuelle" lors de la convention de Denver à l'été. Mais, après OK Corral ici, il est toujours risqué de ne pas se rallier au vainqueur.

24/02/2008

Mourir en un clin d'oeil (The Diving Bell and the Butterfly)

"La vie, rappelle le metteur en scène Julien Schnabel, ne peut se résumer à la souffrance, au désordre sexuel et au néant. Il doit bien y avoir autre chose". Quelque part, un pur esprit ? Si l'on veut. Ce n'est sans doute pas comme ça qu'on imaginerait faire un jour l'expérience du spirituel au milieu du genre humain. Mais tout arrive, et il faut toujours se préparer au pire, nous sussurent en choeur les analystes et les pleureuses.

Nous y voilà. La vie de Jean-Dominique Bauby (Mathieu Amalric), patron de la rédaction de Elle, entre une femme jadis aimée, et une maîtresse émouvante, deux beaux enfants et un vieux père soutenu de bon coeur, un appartement-ci, une maison-là et ce magnifique coupé pour faire le lien. Rien ne peut arriver dans une voiture pareille. Sinon, par un bel après-midi de vagabondage avec son fils, un accident vasculaire brutal qui se traduit par un coma profond, puis par ce qu'il est convenu d'appeler un "locked-in-syndrome".

Rien ne veut plus répondre. La machine, cassée, ne conserve plus qu'une petite lueur de l'intérieur, un peu comme ces petits Christ à la lueur frêle que l'on aperçoit encore parfois dans les recoins des églises de campagne. Bauby devient en quelque sorte prisonnier de l'intérieur, ne pouvant plus communiquer que d'un clignement de paupière. Chaque jour, on se penche sur son cas : médecins, spécialistes de toutes sortes, les techniciens et les croyants, puis les amis, la famille...

Dans le rôle de l'ex-femme, douce, présente, reliant par l'évidence persistante de son amour le passé au présent, Emmanuelle Seigner est magnifique, comme une vérite que, jeune homme, on aurait manqué dans un sorte d'inconséquente sarabande des plaisirs. De même, Olatz Lopez Garmendia en gardienne du temple, ou Anne Consigny, incarnation tout à la fois de la patience et de la passion aux côtés de celui qui, par la vertu du malheur, devient écrivain sous ses yeux.

Car la ronde des visages connus et apprivoisés le cède peu à peu à l'exigence de témoigner. De ce qu'il y avait là, à notre portée, que nous n'avons pourtant pas vu. C'est le chemin que prennent à la fois le livre, le film et l'action : un tel film conduit forcément, ne serait-ce que par la réduction mécanique du regard, à une descente en soi. Puissance de la pensée quand le corps est immobile. Ce n'est pas d'une comptabilité des joies et des peines, toujours un peu ridicules - la vie est un bloc - dont il s'agit, mais d'une navigation, parfois drôle, entre la mémoire et l'imagination, rendue plus intense encore dans ce no man's land entre la vie et la mort. Au fond, ce n'est pas que le film relate un terrible malheur. C'est que la vie est un miracle permanent.

23/02/2008

San Francisco (6) Berkeley-Stanford via Palo Alto (introduction à la mécanique des flux)

Le plus direct pour se rendre à Berkeley, d'Oakland, c'est de prendre l'Eastshore Freeway, la 580, qui remonte tout droit vers le nord. Mais l'on peut aussi, des grandes artères de la côte, se laisser glisser vers l'est en empruntant la route 13. Au-delà d'Ashby Avenue, on s'enfonce dans le Claremont Canyon Regional Reserve, et dans les brumes qui, en fin d'année, prennent soudain possession de cette immense zone forestière. Plus au nord encore, la University of California-Berkeley est bordée par le Charles Lee Tilden Regional Park qui se prolonge, bien au-delà, jusqu'au Wildcat Canyon Park, à hauteur de San Pablo entre la Baie et, plus en amont, la zone des grands réservoirs. Accrochée au flanc de ces collines embrumées, Berkeley émerge peu à peu dans la descente. Il faut d'abord passer la zone des sciences dures (un petit côté "Rivières pourpres") - avant de déboucher sur le parc botanique dont l'entrée s'encaisse dans un large virage. Le campus ? On dirait un parc de montagne plutôt, dans lequel seraient disséminés, ça et là, quelques laboratoires perdus et autres salles abandonnées (on est, à ce moment, il est vrai, en fin d'année). Il faut descendre encore, contourner le stade et approcher du centre pour retrouver un air universitaire plus familier. Au-dessus d'un terrain d'entraînement, un magnifique manoir bâti de pierres claires et coiffé d'un toit marqueté de tuiles rouges et noires, dominé plus haut par un donjon ouvert, surgit des bois qui couvrent le flanc de la colline et surplombe toute la vallée. Plus bas, le campus se fond dans la ville ; de grands bâtiments administratifs alternent avec de vieilles baraques en bois avant de se dissoudre, peu à peu, dans la succession des stores qui saturent University Avenue.

En touchant de nouveau la côte, juste au-dessous de Cesar Chavez East Park, reprendre plein sud la 580, puis la 880. Après la Mac Arthur Freeway, on longe Alameda, puis on passe Melrose, San Leandro et Castro Valley jusqu'à Hayward et Fremont le long d'une autoroute déglinguée, à la fois chargée et fluide. On se laisse descendre en vitesse de croisère, comme calés dans une puissante mécanique des flux. L'Amérique ne se repose jamais. Flots de matières commerciales ici, embarqués sur de gros trucks qui foncent droit devant, flux de matière grise de l'autre côté de la rive. La traversée du fond de la baie par le Dumbarton Bridge, juste avant Newark, à une cinquantaine de miles au sud-est de la ville, est irréelle. Berkeley était immergé dans un parc ; depuis cette route qui file juste au-dessus de l'eau, on dirait les abords de Palo Alto noyés dans un vaste marécage. Au-delà de quelques herbes folles, c'est un monde plat, gris, où un ciel de noirceurs concentrées, presque bleutées, semble plonger sous des eaux mortes. Toute la vue sur la baie est prise dans cette lumière épaisse, plombée qui, plus loin, se fond dans la monochromie d'un mauve souris étonnant, clair et sombre en même temps, traversé de la ligne très estompée du rivage. Un Turner sans lumière. Ou un Rothko des jours sombres.

Au bout de la 84, il faut encore prendre une courte boucle par le sud qui traverse la Bayshore Freeway et passer une banlieue latino délabrée. Puis, c'est Palo Alto. Un bourg tout en longueur et en géométrie, dominé par une tour universitaire en béton le long d'une nouvelle University Avenue. Surprise : c'est ici, dans ce lieu totem de la recherche en communication, que, de la boutique Apple un peu plus bas, je repars avec un I-Phone. Terriblement snob, sans doute, mais grisant, comme toujours quand les symboles entrent en résonnance avec la vie. D'autant plus que - seconde divine surprise -, le déjeuner nous emmène chez Rosso & Bianco, le restaurant de Coppola. La pizzetta Bianca (une petite pizza composée de morceaux de prosciutto, de pommes de terre, de ricotta et d'un peu de romarin sur une pâte très fine) est juste comme il faut, les Malfatti alla Nonna (des gnocchis à la ricotta servis avec une sauce à la crème avec des petits pois et des oignons doux), le tout arrosé d'un verre de vin rouge lui aussi de chez Coppola (qui fait ici une production tout à fait honorable), tout cela fait une bonne cuisine napolitaine. Dans un restaurant qu'entre ses banquettes rouges et ses vieux lustres, ses photos d'époque et son bar sombre, on dirait tout droit sorti du Parrain, un jour de règlements de compte entre amis respectables.

Il reste à se laisser glisser au long de l'allée de palmiers de Palm Drive, majestueuse et presque perdue, comme issue d'un rêve d'un autre temps. La même impression domine lorsque l'on pénètre dans l'immense domaine de Stanford. "Les enfants de Californie seront nos enfants" avait dit Leland Stanford le jour de la mort de son fils. Aujourd'hui, l'université est largement ouverte sur le monde. Elle se classe avec une belle régularité parmi les meilleures universités mondiales, en deuxième position avant Berkeley et juste derrière Harvard (je suis pré-inscrit à un programme exécutif dans chacune de ces deux universités, cela valait bien un détour préalable). Ici, églises et chapelles font face aux bibliothèques, de larges salles s'étirent au long des galeries extérieures qui ferment les cloîtres, les allées tantôt passent sous de grands porches, tantôt s'épanouissent en patios verdoyants. A l'entrée, le jardin des Bourgeois de Calais, au milieu du Memorial Court, rappelle, en matière de grandes causes, ce qu'il faut de détermination à l'heure du plus grand effroi. Pas de savoir sans courage.

En aval de San Jose, qui clôt le passage au sud par l'intérieur, on remonte toute la Silicon Valley par la route 101 en passant Redwood, San Mateo et San Bruno, entre la Baie de San Francisco et le Pacifique, qui délimite les terres plus sauvages de l'ouest. L'obscurité enveloppe peu à peu les paysages, la route et les grosses cylindrées qui coupent la nuit à vive allure vers South San Francisco. Tant de lumière derrière une obscurité si épaisse. On est en plein hiver et l'air est si doux. Et puis ce concentré de civilisation flanqué de toutes parts d'espaces abandonnés et perdus... C'est comme un souvenir de Levi-Strauss : de grandes cités qui brandiraient, en vain, leurs efforts contre les démons de l'entropie. Se pourrait-il que notre monde soit si fragile ? Le ronronnement de la Mustang, rassurant au milieu des repères qui s'estompent, berce notre absorption par la ville, une fois que l'on a passé Bayview District et Diamond Heights, en remontant par Potero vers Chinatown et North Beach.

13/02/2008

San Francisco (5) Navigating The Imagination

On accède au Yerna Buena Center for The Arts en traversant les jardins modernes qui dessinent une esplanade étrangement isolée au milieu de South Market, entre une église perdue sur Mission Street et les buildings du Financial District. Autour de la figure du Dalaï Lama, on célèbre dans ce musée alternatif une paix toujours à accomplir ("The Missing Peace") entre les chaussures du Maître et une série de bouteilles d'eau sacrée, sur fond de musique tibétaine...

Plus loin, c'est le Cartoon's Museum et ses vieilles planches où Dracula le dispute à Popeye. La galerie, étriquée, a supplanté le Ansel Adams Center for Photography sans que personne apparemment, chez Galimard, ne s'en avise. La librairie à côté ? Ce sont toujours les mêmes histoires qui oscillent entre la sexualité et la drogue. Elles ne sont aujourd'hui pas plus décalées que provocatrices ; il leur reste pourtant une sorte de poésie irréelle qui aurait résisté à la banalisation de l'époque, quelque chose comme le Grand Meaulnes mis en scène chez les Hippies.

A la sortie, le déjeuner chez Bloomingdale, à la Boulangerie, ne vaut guère mieux. Il y a des jours comme ça - et celui-ci semble impuissant à chasser la masse opaque et grisâtre qui plombe la ville d'une lueur maussade depuis les premières heures du jour.

Mais l'essentiel, ici, se passe au SF Moma où, une fois dépassé la foule qui accourt les jours de pluie, on trouve refuge auprès de quelques oeuvres de haut vol. Un Blanc de Rauschenberg, une femme de De Kooning et surtout un visage scarifié de Dubuffet sont de celles-là. A passer devant un Paysage de Cannes de Beckmann (dont l'expo à Beaubourg, il y a trois ou quatre ans, avait été remarquable), on se dit en revanche que tout artiste, en dépit des nécessités de l'exploration, devrait persister dans son génie propre - et celui du peintre allemand n'a manifestement que peu à voir avec le territoire de Matisse, Cézanne ou Bonnard.

L'art de Cornell Joseph exposé ici sous le thème "Navigating the Imagination" peut, de même, laisser assez perplexe. C'est une sorte d'atelier de miniatures bidouillées qui prennent place dans des espèces de maisons de poupées. Une japonaise d'un certain âge, aussi élégante que concentrée, en arrive même à loucher au-dessus de ce curieux cabinet de curiosités.

On s'amuse davantage dans l'espace réservé à la photographie ("Picturing Modernity") - un art dans lequel le Moma de San Francisco a été pionnier. La gueule de Dick Hickock, le meurtrier qui sévit au Kansas dans les années 60, saisi par Richard Aveden en dit presque aussi long que tous les polars de Chester Himes : une vraie banane, un oeil défoncé, bref, une sorte de Rocker-A-Billy qui aurait dégénéré. Pareil pour celle de JR Butler, le président du syndicat des fermiers du Texas vu par Dorothea Lange : des traits secs, un visace émacié avec de grands yeux, et puis une chemise trop grande pour ce type épais comme un haricot mais que l'on sent énergique et déterminé, un vrai concentré de nerfs.

On retrouve aussi, pour ce qui est des contemporains, Jeff Wall, d'ailleurs exposé il y a peu au Wexner Center de Columbus. "Rear 304 E 25th"... etc, est une oeuvre qui semble emblématique du travail de Wall, mettant par le seul jeu d'un détail décalé le cliché en mouvement : subversion d'une photographie qui, bien que débordée par l'histoire, apparaît pourtant plus proche de la représentation que du mouvement, plus étrange que narrative. Plus loin, les réalisations de Nicholas Nixon autour des "Brown Sisters" - photographiées chaque année au même endroit pendant une trentaine d'années - font une oeuvre à part, qui n'est qu'en apparence inéluctable tant chaque cliché, là encore, ouvre l'espace de toutes les narrations, comme si l'avancement vers la mort matérialisé par les clichés ne parvenait pas à épuiser les récits possibles de ces vies, inscrits dans les interstices qui les séparent.

Tout cela est couronné, au dernier étage, de l'exposition consacrée à Olafur Eliasson, "take your Time". Passé sa passerelle kaléidoscopique qui traverse un cercle au-dessus du vide, on est littéralement happé par ses murs de lumière qui, lorsqu'on s'en approche à l'extrême, donnent la sensation exceptionnelle d'entrer dans une autre dimension. Les couleurs varient peu à peu, puis changent et semblent s'emparer de l'espace au point de supprimer chez le spectateur-acteur jusqu'à la perception de son corps. Qui sait ? - Une figure de la béatitude peut-être, comme on l'aurait décrite entre un acide sévère et une farandole inspirée dans les Sixties, sur Haigh Street.