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03/01/2008

Julien Gracq est mort (2) On the move (sur un sortilège embusqué)

Puis il y eut, un jour de 1994, la lecture du "Rivage des Syrtes". C'était une étrange période qui flottait entre le souvenir encore vif de mon initiation à la culture kanak, un séminaire d'anthropologie à l'EHESS avec Bensa, un goût encore prononcé pour la politique, et puis l'exigence d'avoir à choisir sa voie au retour à Paris. Cela avait un parfum à la fois marqué et diffus d'effervescence et d'épopée, c'était un moment à part, comme suspendu. Presque un pur moment de poésie comme il y en a finalement assez peu dans la vie, entre un concours et une histoire, une arrivée et un nouveau départ.

De ce roman, je me souviens à vrai dire de peu de choses. Deux personnages, Aldo, d'Orsenna (cela, à la vérité, sonne un peu comme le nom de mon oncle, Duilio De Chiara, mort jeune) et Vanessa Aldobrandi. Pendant de longs mois, j'ai eu ce nom de femme en tête, à le psalmodier presque comme un accomplissement du féminin tandis que, dans la réalité, le féminin me laissait un peu de répit. Erreur : comme j'en parlais du coup avec la ferveur des nouveaux célibataires à un autre admirateur au cours d'une soirée, cela créa un malentendu : tandis que je célébrais le livre, on me faisait des avances.

Peu de choses donc, une atmosphère irréelle et saisissante, qui se prolonge longtemps après qu'on a refermé le livre. Une lecture de jeunesse plus puissante que ne le fut en hyppokhâgne la découverte de "Belle du Seigneur". Mais l'on finit par renier assez vite le pavé de Cohen tandis que l'on vénère encore, bien des années plus tard, le livre de Gracq. Si l'on se doutait que la littérature avait autant de puissance, ce n'est pas les ouvrages érotiques que l'on mettrait dans les enfers, mais les livres de poésie.

Je ne résiste pas à reprendre ce que dit Gracq de sa tentative dans "En lisant, en écrivant" : " Ce que j’ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivage des Syrtes, plutôt qu’à raconter une histoire intemporelle, c’est à libérer par distillation un élément volatil "l’esprit-de-l’Histoire", au sens où on parle d’esprit-de-vin et à le raffiner suffisamment pour qu’il pût s’enflammer au contact de l’imagination. Il y a dans l’Histoire un sortilège embusqué, un élément qui, quoique mêlé à une masse considérable d’excipient inerte, a la vertu de griser. Il n’est pas question, bien sûr, de l’isoler de son support. Mais les tableaux et les récits du passé en recèlent une teneur extrêmement inégale et, tout comme on concentre certains minerais, il n’est pas interdit à la fiction de parvenir à l’augmenter".

"Quand l’Histoire bande ses ressorts, poursuit l'auteur, comme elle fit, pratiquement sans un moment de répit, de 1929 à 1939, elle dispose sur l’ouïe intérieure de la même agressivité monitrice qu’a sur l’oreille, au bord de la mer, la marée montante dont je distingue si bien la nuit à Sion, du fond de mon lit, et en l’absence de toute notion d’heure, la rumeur spécifique d’alarme, pareille au léger bourdonnement de la fièvre qui s’installe. L’anglais dit qu’elle est alors on the move. C’est cette remise en route de l’Histoire, aussi imperceptible, aussi saisissante dans ses commencements que le premier tressaillement d’une coque qui glisse à la mer, qui m’occupait l’esprit quand j’ai projeté le livre. J’aurais voulu qu’il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l’orage, qui n’a aucun besoin de hausser le ton pour s’imposer, préparé qu’il est par une longue torpeur imperçue."

Ne retenir de tout cela que ces deux noms, au fond, c'est consacrer le roman. C'est sans doute exactement à cela qu'aurait pu penser Barthes lorsqu'il expliquait son incapacité à écrire un roman par la difficulté à donner naissance, dans la fiction, aux noms justes (je crois que c'est en commentant quelques noms célèbres dont celui de Combray). Le nom comme signe indubitable d'un nouveau monde, qui serait à la fois intime et partageable.

Comme dit encore Jacques Rancière dans une interview récente au Monde : "Le partage du sensible, c'est la configuration de ce qui est donné, de ce qu'on peut ressentir, des noms et des modes de signification qu'on peut donner aux choses, de la manière dont un espace est peuplé, des capacités que manifestent les corps qui l'occupent. La littérature fait de la politique en bouleversant la configuration de cet espace et en donnant à ces corps des puissances nouvelles".

Voilà, au fond, c'est cela, que j'ai tenté de contrecarrer pendant vingt ans et qui est pourtant simple : il y a une supériorité de la poésie sur la politique.

Commentaires

Vous avez raison , il faut se méfier des livres de poésie , car ils sont lieu de passage et de partage, et le lien par excellence entre les êtres et les choses, entre absence et présence , l'indispensable pont entre mémoire du possible et celle du monde indisponible..Passeurs de mots... , contrebandier au pas insolent et conservateur des infinis visages de la mémoire:)
Bonne journée.

Écrit par : alessandra | 08/01/2008

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