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11/02/2013

(5) Un singulier pluriel (sur l'élégance)

Lorsqu'elle était bébé, je prenais un malin plaisir à remonter le pantalon de pyjama de ma fille le plus haut possible pour lui donner un air de vieux monsieur mal attifé... Comme elle montrait déjà une certaine grâce, cela ne pouvait guère lui nuire. Et puis, le temps des apparences viendrait bien assez tôt. Cette facétie, qui me faisait pleurer de rire, suscitait en retour sa perplexité : elle ne comprenait pas l'origine de cette hilarité lorsqu'après quelques pas dans cet accoutrement, elle se retournait pour m'observer. Le manège fut pourtant rapidement repéré et ç'en fut bientôt fini de ce petit jeu. Il faudrait trouver autre chose.

Il me semble, cela étant dit, que ma fille a le don de rendre la moindre tenue élégante : une robe de princesse avec des bottines (et un ballon de football américain), un pyjama et un chapeau d'aviateur, un cardigan et un jean, un ciré rose avec des bottes rouges, une jupe sage et un tee-shirt chicagoan... C'est un don qu'elle tient de sa mère, qui agit moins en la matière comme spécialiste de style que comme femme libre - et c'est, pour tout dire, ce qui me plaît dans cette élégance-là. 

Descartes chez les cowboys

Rien de plus étranger en effet à l'élégance que le code - qui serait moins un système, pour reprendre l'expression de Barthes, qu'une systématique de la mode, dont l'objet serait davantage le statut que la liberté. Les matières, les couleurs, les formes : tout cela compte, bien sûr, et au-delà de la mode, dans l'agencement des intérieurs ou la genèse des émotions artistiques (le grain des livres, leur allure digitale même, le matériau d'une sculpture ou bien encore la texture d'un tableau ne comptent pas pour rien dans le plaisir que nous prenons à les découvrir). Mais, comme le dernier morceau de puzzle valide le plan général, c'est la capacité à trouver son style propre qui fait l'harmonie de l'ensemble. Il en va ainsi des tenues harmonieuses comme des bons champagnes : l'art de l'assemblage ne fait rien sans la qualité de l'inspiration.

L'élégance a ainsi à voir avec la mode comme avec l'esthétique sous l'angle de la liberté - et du creuset, à l'oeuvre dans toute éducation, de la formation du goût. La seule approche qui me semble valoir, en cette matière comme en d'autres, est une approche plurielle : c'est en effet la capacité à s'orienter dans le pluriel qui fonde la singularité. En quoi l'enseignement de la philosophie comme méthode d'orientation et de décryptage est essentiel à à peu près tout. En matière de mode, elle fait aussi la supériorité de la française sur l'américaine : quand ils croient recruter des designers françaises, les Américains achètent en réalité un peu de l'épaisseur culturelle qui leur manque et qui fait ce que l'on appelle communément l'inspiration. C'est, en somme, Descartes chez les cowboys.

L'élégance marque aussi une frontière entre soi et les autres, à charge pour chacun de la rendre plus ou moins poreuse. Certains styles incluent, d'autres excluent. Un vêtement n'est pas seulement une parure ou un élément d'identité : il dessine aussi une zone de contact. A la fluidité des styles correspond ainsi une certaine fluidité des rapports humains et c'est en quoi l'élégance prend, par extension, une dimension morale au sens premier de la régulation des moeurs.

Sentiers coutumiers

La liberté d'interprétation l'emporte à mon sens, ici encore, sur le code. Rien de plus idiot et de moins engageant pour tout dire qu'une politesse surfaite qui oublierait que la politesse est d'abord une attention à l'autre. Agir avec élégance, c'est préserver tout à la fois l'autre et soi-même dans des situations délicates, défendre jusque dans l'adversité une certaine conception des rapports sociaux. C'est faire en sorte que la dignité de l'autre ou la sienne propre selon les cas soit sauve. C'est gagner, en somme, sans triompher, ou bien perdre avec noblesse. Voyez le duo Gabart / Le Cléac'h depuis leur retour des antipodes. Il y a entre ces deux-là quelque chose d'assumé, de clair et, finalement, de très sain en ce que la relation qui s'est forgée entre eux rend simultanément possible une amitié qui semble sincère et une rivalité assumée sans fards. Rien de plus difficile.

Je ne crois guère à cet égard à la modestie, ou plutôt, je la crois assez rare (je n'ai, pour ma part, rencontré qu'une personne dont la modestie, sincère, était à la mesure de la culture, réelle). Si la modestie est l'orgueil des hypocrites, elle est aussi la chimère des prétentieux. Les gens qui se disent modestes me font rire : ils ont des raisons de l'être et il serait en effet préférable que la prétention le cède, chez eux, à la lucidité. Les orgueilleux accomplissent un destin (à moins qu'ils ne suivent le fil d'un passé qui leur a passé le mot, ce qui revient souvent au même) : ils savent leur part de solitude mais aussi ce qu'ils doivent aux rencontres, la part de cheminement collectif qui entre dans cette affaire et qui la rend possible - ses sentiers coutumiers diraient les Kanaks, d'un terme qui s'emploie justement toujours au pluriel. Et puis, heureusement, entre les orgueilleux et les prétentieux, il y a tous ceux qui font honnêtement ce qu'ils ont à faire.

Bref, l'élégance introduit dans les rapports sociaux un peu de la liberté d'interprétation et du sens de l'autre qui entrent dans l'esthétique. Pour moi, c'est la simplicité qui prime en ces matières, ou la sobriété qui serait son corollaire dans le domaine du style. Cela disqualifie la triche sans exclure la chaleur et fait de "l'authenticité" ce qu'elle doit être : non une qualité sociale (qu'elle n'est pas en soi à mon sens, sauf d'un point de vue anthropologique) mais une vertu individuelle, si l'on veut bien entendre par vertu une tension plus qu'un état, une recherche davantage qu'un témoignage (c'est le "Deviens qui tu es" de la philosophie, ou du coaching). L'affectation m'amuse, mais elle m'ennuie ; le baroque (la bigarrure) m'intéresse par ailleurs, mais j'entretiens avec lui un rapport d'extériorité ou, disons, de curiosité bienveillante. Il y a à cet égard une créativité féminine qui me semble montrer la voie de quelque chose de plus libre et de plus unifié que ce n'est communément le cas chez les hommes.

Il y aurait ainsi une esthétique des rapports sociaux, une esthétique singulière façonnée dans la pluralité des modèles, à quoi se résume peut-être une bonne part de l'éducation. Communicant, parent : même métier ? Rien de moins sûr. Il s'agit malgré tout, dans les deux cas, de faciliter une ouverture créative, plurielle et productive sur le monde.

01/12/2010

Dix raisons de lire (1) Au bonheur des signes (tout compte fait)

Pourquoi lire ? s'interroge Dantzig avec un certain succès ces temps-ci (1). Il y avait eu l'acte gratuit de Gide au début du XXème siècle, nous voilà maintenant avec un éloge de l'acte inutile sur les bras. Je comprends le ressort de l'entreprise. Mais je préfère lui opposer une première série de dix livres en tâchant de les identifier chacun à une raison propre de lire, à un éloge en somme non de l'inutile mais de l'apprentissage, et de l'inspiration contre la rhétorique.

Pas d'ordre précis dans cette évocation, sinon celui d'un ordonnancement spontané de la mémoire. Une approche qui serait toute d'évocation - autour d'un moment, d'une trace ou d'une idée qui en cristalliserait la beauté, le sens ou la portée -, sur laquelle autrement dit l'idée serait moins de s'étendre que de s'entendre.

Les mots, Jean-Paul Sartre. C'est un livre que j'ai lu en khâgne et sur lequel j'ai travaillé à l'université dans un séminaire sur l'autobiographie (on ne parlait pas encore d'auto-fiction), qui lui associait Gide (Si le grain ne meurt) et Leiris (L'âge d'homme). Une combinaison inégalée de construction intellectuelle sous-jacente - un pied-de-nez, si l'on veut - et de manipulation des émotions. Epoustouflant, et d'une densité rare. Quant à la fac, ce ne fut qu'un bref passage en attendant une inscription en hypokhâgne, mais qui me parut long et passablement poussiéreux entre un proustien poussif et un dix-septiémiste poseur, et auquel je finis par préférer la construction d'une culture plus personnelle.

Le rivage des Syrtes, Julien Gracq. J'ai lu le Rivage assez tardivement, au retour de la coopération dans le Pacifique si je me souviens bien, entre Saint-Germain et Saint-Denis. Qu'en dire ? Une poésie tout en retenue, donc brûlante, qui se lit comme un évangile. Comme la révélation de ce qu'écrire, au sens de la création d'un univers propre, veut dire. Cette période de transition ne fut pas pour rien dans l'impression forte que me fit le livre je présume, car il me semble que les transitions sont des périodes privilégiées de captation. Cela vaut aussi pour la suite : passé les années de jeunesse, où prendre le temps, sinon dans les ruptures ou les interstices de la vie ?

Cent ans de solitude, Gabriel Garcia Marquez. J'ai une connaissance de la littérature sud-américaine plus que lacunaire, mais qui repose heureusement sur quelques solides ancrages (dont les livres de Borges). Ce fut une lecture d'adolescence, peut-être aux alentours de quinze ans. C'est une saga gourmande et drôle. Une fable latine que l'on retrouve d'ailleurs dans un registre à mon sens moins puissant mais tout aussi savoureux dans L'amour au temps du choléra. De Cent ans de solitude lu à quinze ans, que conserve-t-on ? Un sens de l'épopée. Quelque chose comme l'idée qu'il nous faudrait tâcher d'être généreusement créateur de notre existence. Et puis aussi l'humour comme un espace possible de la littérature au rebours d'un art européen, dans l'ensemble, plutôt sombre (2).

Les particules élémentaires, Michel Houellebecq. C'est une lecture plus tardive, au milieu des années 2000, lorsque je suis revenu à Paris. J'ai une fascination pour Houellebecq qui tient à deux choses : 1°) il est pour moi le Céline de la fin du siècle, dans une configuration similaire au Voyage (une autre étude de khâgne) : une ambiance de catastrophe générale, avec quelques lueurs improbables ; 2°) si j'avais écrit, c'est une part de ce que j'aurais aimé écrire. Il y eut aussi la puissance de Extension du domaine de la lutte, mais elle fut plus fulgurante (et libératrice par ailleurs pour ce que j'avais à solder). Là-dessus, je suis à peu près seul. Il y a une incommunicabilité de la passion pour Houellebecq, qui laisse les hommes raides et les femmes amères. Un problème néo-romantique assez banal, sur lequel j'ai fini par me décider à embarquer le livre de Bellanger à la Belle Hortense (c'est qu'au fond, je n'aime pas qu'on m'apprenne des choses sur ce que j'aime ou sur ce que je pourrais écrire).

Mythologies, Roland Barthes. Barthes, c'est comme Marx et Freud, mais en plus jouissif. Avec lui, il y a un bonheur singulier du décryptage (il y a une intelligence sans doute similaire chez Deleuze sur Proust ou chez Starobinski sur Rousseau, mais elle y est plus triste). Barthes, c'est une ressource précieuse et une inspiration créatrice. S'il fallait en retenir un, ce serait peut-être celui-là parce qu'il communique à la fois la liberté de penser, le plaisir du texte et l'intelligence des signes. C'est beaucoup, tout compte fait. L'enseigne-t-on encore ? J'ai un doute. Comme avec Borges, il ne faut pas exclure un risque de ringardisation. De ce point de vue, si Sartre s'en tire à mon sens, c'est que la passion chez lui (bien plus que l'engagement) l'emporte sur l'intelligence.

Il me semble que par les temps d'abondance littéraire que nous vivons, il serait sans doute salutaire  que chacun y allât ici de ses coups de coeur sur ses livres fondateurs.

Avis aux amateurs...

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(1) On avait trouvé intéressant, il y a quatre ou cinq ans, son Dictionnaire égoïste de la littérature française (qui fut, boulevard de Port Royal, un livre de toilettes aurait dit Barthes). Je ne fais ici que reprendre le titre de son dernier ouvrage sans l'avoir lu.

(2) Un peu avant dans un registre proche, en classe de troisième, il y eut aussi la découverte joyeuse des Exercices de style de Queneau. Heureuse rencontre scolaire ! C'est suffisamment rare pour être mentionné. Il reste pour moi que la tension entre gravité et fantaisie constitue l'une des principales difficultés de la littérature comme invention.

 

08/01/2008

Atours, grimoire et amitié (A propos de R|B, Mythologies)

Il y a dans la vie des moments magiques parce qu'ils témoignent soudain, au milieu de la suite ordinaire des jours, d'un agencement harmonieux de notre existence à travers la conscience intime que nous prenons alors de sa durée, par l'irruption d'un signe de connivence qui, trouvant son ancrage loin dans le passé, continue miraculeusement de se manifester dans le présent.

Il me faut dire tout d'abord que j'aime Barthes.

Vers 18 ans, faisant d'un retard d'inscription en hypokhâgne l'opportunité d'une année de libre exploration, la lecture de la plus grande partie de son oeuvre a été simultanément une révélation et un plaisir. Révélation d'un nouveau regard sur le monde, plaisir d'une lecture à la fois lumineuse et familière, comme une voix qui trouverait soudain en soi une résonnance singulière.

Le degré zéro de l'écriture, Michelet, Sur Racine, Les essais critiques, Système de la mode, Sade, Fourier, Loyola, Le plaisir du texte, Fragments d'un discours amoureux bien sûr, mais aussi Roland Barthes par lui-même... ces livres-là n'ont pas peu contribué à ce que cette année de libertinage vale mille fois plus qu'une année de voyages (c'est toujours la même histoire : plutôt le risque du décrochage que l'enfer du désenchantement).

Avec ces livres, le commentaire l'emportait sur l'oeuvre et la jouissance du discours sur le plaisir du texte. Créer, avec coeur et, de préférence, avec talent, c'était bien ; commenter, avec intelligence, c'était mieux. Plus encore, par une sorte de peur du vide (au sens de la platitude, de l'insipide, de l'ennui, etc), je fus estomaqué par la densité de Barthes, cette aptitude à saturer de sens un réel qui en semblait pourtant déserté (essayez donc de faire deux ou trois pages dignes sur les saponides et les détergents, le bifteck et les frites ou encore la photogénie électorale). Entre la poésie de Rilke et la mécanique de Sartre, il y avait donc place pour une sorte d'enchantement conceptuel du réel. Après tout, certains chercheurs en mathématiques évoquent bien leur champ d'étude comme un univers infiniment poétique.

L'un de ces textes : Mythologies, publié en 1957, eut une portée et, pour ainsi dire, une saveur particulières. Je peux bien dire que, très vite ici, sa forme, c'est-à-dire sa structure, son appareillage, sa tonalité, sa liberté-même, son intelligence avec le réel, son jeu avec les concepts, se sont imposés à moi comme la référence possible d'un projet d'ouvrage qui entreprendrait, selon une inspiration proche, de décrypter l'Amérique en bousculant la banalité trompeuse des signes qu'elle produit (le steack frites se verrait ainsi transformé en hamburger, Poujade en Huckabee, la nouvelle Citroën en Mustang Bullit, le vin en whiskey, le visage de Garbo en sourire d'Anna Nicole Smith, etc).

A part à un ami américain qui contestait l'idée même d'une culture américaine (encore un francophile), je ne crois pas avoir beaucoup parlé de cette idée. Je ne crois pas non plus, au-delà de ces années de jeunesse et de formation, avoir dit clairement que Barthes fût, sur un plan personnel, à ce point décisif (seule ombre au tableau, mais elle ne fut alors que l'habituelle bêtasse protestation de virilité adolescente : je n'aimai guère apprendre par hasard, après avoir lu les Fragments, que l'auteur fût homosexuel).

Or, je reçois ce matin un petit paquet aux atours prometteurs, malmené juste ce qu'il faut, de son périple transatlantique, couvert de multiples étiquettes, d'inscriptions en tous sens, de signes d'intermédiation divers qui, entre carte de voeux et cartes postales romaines, contient un petit livre. Sur une belle couverture de couleur souris, on lit en lettres argentées : "R|B", puis en dessous, en plus petits caractères : "Roland Barthes, Mythologies". Il s'agit d'une réédition du texte qui, auparavant disponible en Points Seuil, n'avait certes pas l'élégance que lui confère cette réédition de luxe (l'étudiant s'en fiche, l'adulte s'en délecte).

Ce "R|B", qui représente naturellement les initiales de Barthes, figure aussi celles de l'amie à l'origine de l'envoi, ce qui fait que d'un même mouvement on célèbre l'auteur et le passeur, l'intelligence et la connivence, le concept et le commerce, l'objet et le signe, bref, la littérature et l'amitié.

Je vous souhaite, pour cette année et pour celles à suivre, sans limitation de durée, d'aussi heureuses connexions.

03/01/2008

Julien Gracq est mort (2) On the move (sur un sortilège embusqué)

Puis il y eut, un jour de 1994, la lecture du "Rivage des Syrtes". C'était une étrange période qui flottait entre le souvenir encore vif de mon initiation à la culture kanak, un séminaire d'anthropologie à l'EHESS avec Bensa, un goût encore prononcé pour la politique, et puis l'exigence d'avoir à choisir sa voie au retour à Paris. Cela avait un parfum à la fois marqué et diffus d'effervescence et d'épopée, c'était un moment à part, comme suspendu. Presque un pur moment de poésie comme il y en a finalement assez peu dans la vie, entre un concours et une histoire, une arrivée et un nouveau départ.

De ce roman, je me souviens à vrai dire de peu de choses. Deux personnages, Aldo, d'Orsenna (cela, à la vérité, sonne un peu comme le nom de mon oncle, Duilio De Chiara, mort jeune) et Vanessa Aldobrandi. Pendant de longs mois, j'ai eu ce nom de femme en tête, à le psalmodier presque comme un accomplissement du féminin tandis que, dans la réalité, le féminin me laissait un peu de répit. Erreur : comme j'en parlais du coup avec la ferveur des nouveaux célibataires à un autre admirateur au cours d'une soirée, cela créa un malentendu : tandis que je célébrais le livre, on me faisait des avances.

Peu de choses donc, une atmosphère irréelle et saisissante, qui se prolonge longtemps après qu'on a refermé le livre. Une lecture de jeunesse plus puissante que ne le fut en hyppokhâgne la découverte de "Belle du Seigneur". Mais l'on finit par renier assez vite le pavé de Cohen tandis que l'on vénère encore, bien des années plus tard, le livre de Gracq. Si l'on se doutait que la littérature avait autant de puissance, ce n'est pas les ouvrages érotiques que l'on mettrait dans les enfers, mais les livres de poésie.

Je ne résiste pas à reprendre ce que dit Gracq de sa tentative dans "En lisant, en écrivant" : " Ce que j’ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivage des Syrtes, plutôt qu’à raconter une histoire intemporelle, c’est à libérer par distillation un élément volatil "l’esprit-de-l’Histoire", au sens où on parle d’esprit-de-vin et à le raffiner suffisamment pour qu’il pût s’enflammer au contact de l’imagination. Il y a dans l’Histoire un sortilège embusqué, un élément qui, quoique mêlé à une masse considérable d’excipient inerte, a la vertu de griser. Il n’est pas question, bien sûr, de l’isoler de son support. Mais les tableaux et les récits du passé en recèlent une teneur extrêmement inégale et, tout comme on concentre certains minerais, il n’est pas interdit à la fiction de parvenir à l’augmenter".

"Quand l’Histoire bande ses ressorts, poursuit l'auteur, comme elle fit, pratiquement sans un moment de répit, de 1929 à 1939, elle dispose sur l’ouïe intérieure de la même agressivité monitrice qu’a sur l’oreille, au bord de la mer, la marée montante dont je distingue si bien la nuit à Sion, du fond de mon lit, et en l’absence de toute notion d’heure, la rumeur spécifique d’alarme, pareille au léger bourdonnement de la fièvre qui s’installe. L’anglais dit qu’elle est alors on the move. C’est cette remise en route de l’Histoire, aussi imperceptible, aussi saisissante dans ses commencements que le premier tressaillement d’une coque qui glisse à la mer, qui m’occupait l’esprit quand j’ai projeté le livre. J’aurais voulu qu’il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l’orage, qui n’a aucun besoin de hausser le ton pour s’imposer, préparé qu’il est par une longue torpeur imperçue."

Ne retenir de tout cela que ces deux noms, au fond, c'est consacrer le roman. C'est sans doute exactement à cela qu'aurait pu penser Barthes lorsqu'il expliquait son incapacité à écrire un roman par la difficulté à donner naissance, dans la fiction, aux noms justes (je crois que c'est en commentant quelques noms célèbres dont celui de Combray). Le nom comme signe indubitable d'un nouveau monde, qui serait à la fois intime et partageable.

Comme dit encore Jacques Rancière dans une interview récente au Monde : "Le partage du sensible, c'est la configuration de ce qui est donné, de ce qu'on peut ressentir, des noms et des modes de signification qu'on peut donner aux choses, de la manière dont un espace est peuplé, des capacités que manifestent les corps qui l'occupent. La littérature fait de la politique en bouleversant la configuration de cet espace et en donnant à ces corps des puissances nouvelles".

Voilà, au fond, c'est cela, que j'ai tenté de contrecarrer pendant vingt ans et qui est pourtant simple : il y a une supériorité de la poésie sur la politique.

25/09/2007

Un tour du monde express (1) Chicago-Paris

A Chicago, sur la route menant de Midway à Ohare International Airport, conversation à bâtons rompus avec Arunas, un Lituanien installé à Los Angeles. Arunas (qui, pour simplifier la tâche de ses interlocuteurs, se fait appeler "Mark"...) est un graphiste de trente-cinq ans qui se demande comment développer son affaire pour pouvoir vivre bientôt de ses rentes. Pour lui - un de plus -, la civilisation de George Bush s'écroule, là, sous nos yeux, dans une succession de mensonges et d'échecs, de mauvais diagnostics et de politiques destructrices. On manque bientôt de pétrole aux Etats-Unis, mais c'est sans doute pour prévenir une autre guerre plus terrible et promouvoir la démocratie que l'on est revenu en Irak.

"Stupid people" lance Arunas contre ses compatriotes en se demandant, à propos de du monde arabe, ce que les Américains peuvent bien avoir à nous apprendre dans ce qu'il voit, associé à l'Afrique et à l'instar de la façon dont les Américains perçoivent eux-même l'Amérique latine, comme notre "arrière cour", voire notre "chasse gardée". Pour tout Américain, il semble que le libéralisme appliqué à la géopolitique rencontre assez vite ses limites. L'autocritique est, cela dit, un sport très pratiqué, souvent de façon un peu convenue, parmi les Américains des côtes. Il en va d'ailleurs de même pour les Français qui s'expatrient là-bas ; c'est une façon, pour chacun, d'ouvrir ses frontières et de faire un peu de place à l'autre.

Débarquant de Chicago à Paris, et au risque de la caricature, ce que l'on sent d'abord, c'est la province. Passage de Bercy, autour du Cour Saint-Emilion, à Port-Royal, entre Mouffetard et les Gobelins - ancien territoire de l'intime, où j'établis à nouveau mon quartier général. D'une enclave aux allures de vignoble aux airs faussement populaires de ce marché parisien - le plus cher de Paris, le plus goûté aussi des Américains en vadrouille (avant du moins que le dollar ne parte en quenouille, ce qui leur gâte toujours un peu le plaisir des retrouvailles) -, quelque chose s'impose comme une ambiance de village paisible qui s'ébrouerait dans les replis des quartiers, aux terrasses ensoleillées des cafés, dans les allées des parcs, au long des rues touristiques. Ce n'est pas une torpeur estivale, c'est un mode de vie qui s'ignore. On est toujours la province d'un autre lieu.

Ce que l'on retrouve d'abord, partout - dans les taxis, dans les rues, à la télévision (jusque pour la série la plus insignifiante que l'on aurait jadis dédaignée), à la terrasse des restaurants, dans les réunions de travail et les retrouvailles, c'est le plaisir de sa langue. Par la seule vertu de sa musique propre, elle fait basculer d'un monde inconnu à un univers familier. La célébration des objets a aussi sa place dans les retrouvailles. Le dernier Chevillard à L'arbre du voyageur, un magnifique Martini à L'arbre à lettres, les nouvelles mythologies... La réforme sous toutes ses coutures et la littérature dans ce qu'elle a de plus bouillonnant et de plus libre (je reparlerai, bien sûr, de Chevillard). Pour un peu, les objets de culture deviendraient ceux d'un culte retrouvé.

Il en va de même du système de la mode, des lignes d'une Tod's à la coupe d'un Paul Smith ; même impression du côté d'un tailleur du Sentier découvert à l'occasion d'une retouche express entre une convocation à l'ambassade et une réunion de travail avenue de Ségur : les tissus commandent par leurs lignes épurées la forme minimaliste des costumes. D'accord là-dessus avec la styliste de Raspail, il me semble aussi que l'élégance a toujours partie liée avec la sobriété.

Pour le reste, à part quelques belles trouées de soleil en fin d'après-midi sur le dôme du Panthéon, le temps semble gris - et les gens aussi, touristes compris. Est-ce l'étourdissement des promesses de changement tous azimuts, ou les premiers effets d'une tonitruante "faillite" annoncée ? Dans les apparences, toujours un peu subjectives, de l'atmosphère de la rue, le pays semble encore attentiste. Il donne l'impression de subir encore davantage la situation que de s'atteler à enclencher une nouvelle dynamique. Il est temps que les "nouvelles élites" mises au jour par Fouks et sa bande prennent plus franchement les rennes du pouvoir. Une affaire de génération, oui : cela fait vingt ans que ce monde-là nous fatigue sans nous entraîner.