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25/01/2011

Cuisine et dépendance (Pranzo di Ferragosto)

"J'ai joué le rôle principal, parce que durant la préparation du film, alors que j'expliquais à l'équipe qu'il fallait trouver un homme d'âge mûr plus ou moins alcoolique, ayant vécu des années avec sa mère, tous les visages se tournèrent vers moi" confesse Gianni di Gregorio, metteur en scène et premier rôle masculin de Pranzo di Ferragosto, qui précise encore en évoquant sa formation de comédien : "Chaque fois que je montais sur scène pour jouer Macbeth ou tout autre personnage tragique, je n'avais même pas le temps d'ouvrir la bouche que toute la salle hurlait de rire"...

Ce n'est pas une mauvaise introduction à l'Italie. Cela fait aussi une bonne entrée en matière pour comprendre comment un scénario improbable, refusé par la plupart des producteurs au motif qu'il n'était "pas assez commercial", finit par rencontrer un succès foudroyant et décrocha le prix du meilleur premier film à La Mostra de Venise. Pour être tout à fait complet, il faut aussi mentionner que la moyenne d'âge des actrices se situe aux alentours de 90 ans et que celles-ci, enthousiasmées de commencer, fût-ce sur le tard, une carrière d'actrice se sont évidemment empressées de donner au film une tournure culturelle personnelle. C'est-à-dire que tout cela a fini dans l'anarchie la plus complète, en conduisant di Gregorio à laisser tomber une grande partie du scénario d'origine (1).

Gianni est un célibataire d'une cinquantaine d'années qui vit seul avec sa vieille mère, dans le centre de Rome - une occupation à plein-temps qui lui laisse peu le loisir d'aller boire un verre avec son ami, "Vicking", au bar-épicerie du coin entre les courses et la cuisine. Pour faire face à des impayés qui ne cessent de s'accroître et à des co-propriétaires qui veulent l'expulser, il accepte pourtant la proposition du syndic de garder la mère de celui-ci le temps de l'Assomption qui marque, en Italie, le premier week-end prolongé des beaux jours (2). Sauf que la mère du syndic (qui fait une escapade avec sa maîtresse au lieu d'aller rejoindre sa famille) finit par débarquer avec sa soeur, une vieille tante sicilienne experte en pasta al forno. Et qu'à la suite du malaise que fait Gianni au milieu de ce gynécée infernal qui le fait tourner en bourrique, il lui faudra aussi, en échange d'une visite à l'oeil, prendre bientôt en charge la mère de son ami médecin.

La mère du syndic accapare le téléviseur de la maison, quand elle n'entre pas dans une crise d'adolescence tardive qui la conduit à fuguer dans les bars du coin. La mère du médecin entreprend de lire dans les lignes de la main de ses nouvelles amies, quand elle ne se relève la nuit pour dévorer la pâte au four au lieu des légumes vapeur que lui prescrit son fils. Quant à la mère de Gianni, elle ne peut s'empêcher de railler tout ce petit monde, au grand désespoir de son fils qui oscille, pour tenir le choc, entre abuser du vin blanc et glisser dans les camomilles un peu d'un somnifère pacificateur... Sans refuser pour autant les petits billets que les unes et les autres savent lui glisser à point nommé pour acheter sa bienveillance, et faire les courses.

Tous les ingrédients sont ainsi réunis entre la cuisine, les chambres et la salle à manger, pour une comédie de moeurs légère et rafraîchissante, pleine de détails savoureux : la tête accommodante de Gianni, les sarcasmes de la tante sicilienne, les bouffées de chaleur de la mère du syndic, la discussion entre piliers de bar... Je le savais depuis qu'enfant, j'essayais d'échapper aux poursuites de la nonna, ou bien que je tentais de comprendre la technique de préparation des lasagnes de la zia Clara (qui nécessitait que l'on dressât une sorte de périmètre de sécurité autour d'elle), mais je m'en rends mieux compte aujourd'hui en donnant tous les soirs une leçon d'italien à ma fille : ce qui vient d'abord avec cette langue, c'est la culture. 

Et le sujet de la culture italienne, c'est l'amour.

Or, au milieu des torrents de paroles inextricables qui, dans cette culture, se déversent sur l'existence en un flot incessant dans lequel la profession de foi se mêle à l'interpellation d'autrui, les gestes disent bien plus que les mots. Ce qui fait que Chiara, qui a déjà vu la mer à Bordighera mais qui ne sait toujours pas dire un seul mot d'italien, a déjà non seulement un sens aigu du cri (comme de la sociabilité d'ailleurs), mais aussi une pratique très honorable de ce geste emblématique qui consiste à former un cône avec ses doigts et à les agiter ainsi frénétiquement de haut en bas à hauteur du plexus pour souligner l'importance de ce que l'on dit.

Et qui s'applique à peu près à tout dans la mesure où le vrai sujet de la conversation, en Italie, c'est toujours moins le sujet de la conversation que la relation elle-même. Les thérapeutes familiaux diraient la même chose, mais les thérapeutes familiaux nous ennuient autant que cette comédie nous réjouit. Ce serait, en somme, comme un Agatha Christie à l'italienne : un drame, ou disons plutôt une tragi-comédie, sans les morts. C'est en tout cas un joli pied-de-nez transalpin au débat contemporain sur la dépendance, dont la recette serait ici moins financière qu'affective.

 

PS : La vie ménage d'amusantes surprises. Extrait de la leçon d'italien n°14, "Una ricetta di cucina", tirée de "15 minutes d'italien par jour pour apprendre et réviser" vue deux semaines plus tard avec ma fille : - "... Allora buona sera con Eliana. E dopo cosa volete fare ? - Dopo andiamo al cinema a vedere "Il Pranzo di Ferragosto". - Allora buona serata ! - Buona serata !" (le texte ajoute "Geraldina" après "buona serata" mais il me semble que l'effet Geraldina casse un peu l'effet poétique de la coïncidence).

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(1) Gianni di Gregorio avait auparavant collaboré avec le seul producteur qui ait accepté de le suivre sur ce projet, Matteo Garrone, sur le tournage de Gomorra.

(2) Rome se voit alors désertée de ses habitants qui se rendent en masse à la mer. C'était pareil dans ma famille, plus à Pise qu'à Milan : l'été, c'était la grande migration al mare pour fuir la chaleur écrasante de l'été dans les villes.

23/08/2009

Bel canto, buona pasta (pour Bellini)

On n'entend rien à l'Italie si l'on ne comprend rien ni à l'opéra, ni aux pâtes ni, accessoirement, à la Sicile. Puisqu'il fallait un plat qui fût à l'honneur du compositeur de Catania, on inventa donc la pasta alla norma et l'on fit bien."Je veux quelque chose qui soit tout à la fois une prière, une invocation, une menace et un délire " disait Bellini à son librettiste, Felice Romani.

Rien de délirant pourtant dans la pâte en question (et c'est en quoi il faut fuir les restaurants italiens chics, en faisant quelques exceptions ici ou là, par exemple pour Dell'Orto du côté de Notre Dame de Lorette, ou pour la très regrettée Bauta du côté de Montparnasse). De fait, dans les éléments de base d'une bonne pasta alla norma, il faut compter des ingrédients soigneusement choisis, un peu d'application et un minimum de patience.

Pour les ingrédients, Barzini, dont les étales de fruits et légumes s'étirent sur les hauts de Broadway, fera fort bien l'affaire : on y fait non seulement ses courses tard, mais aussi d'agréables rencontres. On y trouve de magnifiques aubergines, des tomates bien rouges, de taille moyenne, venues du Canada, des oignons parfaitement dorés et des échalottes bien sûr, mais aussi, fait suffisamment rare aux Etats-Unis (tout comme en France, d'ailleurs) pour être signalé, une somptueuse ricotta fraîche.

Au rang des questions majeures, celle du choix de la pâte juste pour une sauce donnée reste malheureusement trop souvent sous-estimée. On peut, dans le cas qui nous occupe, hésiter, entre les linguine n°7 ou n°8 de chez De Cecco : les n°8 ", un soupçon plus fines, conviennent à merveille en permettant une meilleure imprégnation des pâtes avec la sauce.

Les aubergines sont coupées en dés et jetées dans une poêle assez large où elles reviennent dans un fond d'huile d'olive, bientôt suivis des petits oignons. Epelées et coupées en petits morceaux, les tomates suivent. Le tout, rehaussé d'une pincée de red pepper (un équivalent américain acceptable du peperoncino), peut mijoter aisément pendant une heure -une heure et demi.

La poêle est recouverte pendant l'essentiel de la cuisson de façon à faire suffisamment fondre les aubergines. Puis l'on retire le couvercle pour permettre cette fois à la sauce, à feu vif puis de plus en plus doux, de se concentrer davantage, de perdre en jus et de gagner en sucs. Les ingrédients ont alors fusionné et l'on obtient un mélange dont le fondu, un peu lourd, de l'aubergine s'équilibre à merveille avec la fraîcheur plus vive des tomates.

Après quelques courtes minutes de cuisson, les linguine sont mélangées à la sauce. On sert le tout dans de belles assiettes à pâtes, blanches, creuses et entourées d'un large rebord, qui permettent aux pâtes de conserver à la fois leur chaleur au sortir de la cuisson et leur texture. On dépose sur le sommet de chaque assiette de pâtes chaudes deux ou trois cuillérées de ricotta fraîche. Celle-ci, d'une consistance analogue à une faisselle, finit par se dissoudre progressivement dans les pâtes. Le parmesan est naturellement tout à fait inutile ici.

Ce plat est accompagné d'un Saint-Estèphe (Lilian Ladouis, 2003) mais, en vertu de l'axiome de l'appariement des terroirs, un Chianto classico de chez Mitchell's, plus léger, un peu plus vif et avec plus de fruit rendrait le mariage parfait.

Le bonheur gastronomique se passe fort bien de la guerre des gangs. N'en parlez pas à Little Italy qui pourrait bien, pour le coup, jalouser cette manière à la fois simple et inspirée. Le plat est un authentique régal. A faire suivre, plus tard, d'un amaretto légèrement glacé, sur l'air de Casta Diva pour retrouver, à défaut du délire, un peu du recueillement qui sied aux bonnes choses.

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Les Amerloques, Upper West Side, 320 W 88th Street. Sur invitation. Note pour ce plat : 16,5.