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14/05/2007

Penser neuf (petites explications entre amis)

Pour l'occasion, il a tout de même fallu que je repasse voter au pays, heureuse coïncidence. Encore que : je me suis résolu à un vote social-démocrate, sans conviction ni enthousiasme avec, qui plus est, la mauvaise conscience de faire un choix qui ne serait en accord, au fond, ni avec mon attente de changement, ni avec le diagnostic de la situation politique qui s'impose. C'est qu'il y a dans tout vote une dimension affective et culturelle, le tissu des amitiés et le souvenir des engagements, qu'il faut savoir contrebalancer par l'exercice d'une forme de raison politique.

C'était bien la peine.

Quel lamentable figure a en effet offert le PS au cours de la soirée, entre les gesticulations ridicules et les coquetteries déplacées de Ségolène Royal, et les armes que l'on commençait à fourbir alentour, sans moyens évidents autres que réthoriques, sur un air de primaires mal digérées. Toujours pas de leader, et encore moins de programme qui tienne la route. La sociale-démocratie à la française en se construira pas de sitôt avec ce PS moribond-là.

De l'autre côté, un leader incontesté, et même légitimé qui, maintenant qu'il a réussi son OPA sur le FN comme jadis Mitterrand sur le PC, en nous débarrassant du même mouvement du problème qui pourrit la vie politique française depuis vingt ans, peut se payer le luxe de l'ouverture, du rassemblement et de la métamorphose annoncée.

La bataille pour le pouvoir exacerbe, son obtention apaise ; elle a soudain donné l'impression, l'autre soir, de pouvoir faire grandir cet homme politique-là, désormais face à la responsabilité d'un parler vrai qui a changé de camp. Et de dessiner le creuset d'une remise à plat des fondements d'un système qui ne marche plus et que, prisonnière de ses bastions sociologiques, la gauche démocratique ne peut remettre en cause.

Le conservatisme a changé de camp.

Il me vient l'idée que Sarkozy pourrait être un Rocard qui aurait réussi - plus ambitieux, plus clair, plus efficace. Plus à droite ? Oui, mais dans le meilleur des cas, le pays se gouverne au centre, le sens et l'art de la réforme en plus.

Il n'y a, au jour d'aujourd'hui, pas de raison de diaboliser le sarkozysme, qui prend l'allure, non sans tenue le soir des résultats, d'une rupture à la française. Si le sujet prioritaire, c'est de débloquer la société et de libérer les énergies, alors Sarkozy est le mieux placé, et le plus talentueux du paysage politique français actuel depuis cinq ans, pour le faire. Le reste est procès en sorcellerie sorti tout droit des officines de l'extrême gauche qui, comme dit Rocard, " se croit radicale alors qu'elle n'est qu'impuissante". Ou risques que les contrepoids naturels de la démocratie devraient pouvoir circonscrire, sous l'influence du Parti démocrate et de l'aile la plus éclairée du PS.

Penser neuf, dans cette affaire, c'est prendre acte que, dans la compétition post-idéologique des années 2000, le sarkozysme comme projet et comme volonté a une ou deux bonnes longueurs d'avance sur l'impuissance socialiste et la "résistance" bayrouiste.

Attendre cinq ans encore ?

Mais nous n'avons déjà que trop pris de retard avec ces dix malheureuses années de chiraquisme. Ce n'est pas d'impuissance démocratique ni même de résistance historique dont nous avons fondamentalement besoin aujourd'hui, mais d'une nouvelle dynamique capable de réouvrir les possibles et de changer la donne d'un vieux pays à bout de souffle.

Dont acte.

21/04/2007

Entre la République compassionnelle et la guerre civile : une troisième voie avec Bayrou ?

Bien qu'il soit plutôt mal perçu de ce côté-ci de l'Atlantique (voir par exemple le papier d'Elaine Sciolino, "A Neither/Nor' Candidate for President Alters the French Political Landscape", dans le New York Times du 8 mars), et cela en dépit des attaches familiales qu'il y a conservées, François Bayrou représente, à quelques encablures du premier tour de la présidentielle, une piste intéressante pour le développement d'une sociale-démocratie à la française.

Deux facteurs desservent traditionnellement le camp centriste : la bipolarisation propre au système institutionnel de la Ve République, et l'assimilation de cette sensibilité politique à une sorte de ventre mou conceptuel. D'un côté, un problème d'efficacité politique, de l'autre une faiblesse idéologique. Une analyse qui s'alimente ordinairement du rappel des poisons de la IVe République dans laquelle le système des partis faisait prévaloir les ententes claniques sur l'intérêt de la nation, et qui fut précisément le terreau de la reconstruction gaullienne.

C'était il y a cinquante ans.

Depuis vingt ans pourtant, malgré les progrès indéniables du libéralisme économique et l'essor remarquable des libertés publiques - tous deux d'ailleurs imputables dans une large mesure au premier septennat de François Mitterrand -, l'alternance des deux principales formations politiques n'a guère tenu ses promesses et, sur quelques sujets fondamentaux : les finances publiques, l'éducation et la recherche, le développement des PME, l'emploi des jeunes et des quinquas, l'Europe même en fin de course, notre pays a pris du retard. Le train a à ce point déraillé qu'il a même porté le candidat du Front national au second tour de la dernière élection présidentielle par la consolidation d'un vote aussi protestataire que désabusé.

De sorte que les deux faiblesses identifiées pourraient bien prendre l'allure d'une opportunité historique d'une "nouvelle donne" politique.

Problème électoral ? Le scrutin en décidera, et il est temps, fût-ce au prix d'une crise institutionnelle probable, de tirer des conséquences plus nettes de la juxtaposition des contraires que tentent encore de faire tenir ensemble le PS et l'UMP, en particulier sur la question européenne, notamment au PS.

Qui ne voit que les constructions électorales craquent de toutes parts sous la double exigence du renouveau et de la maturité ?

Quant à la faiblesse idéologique, les surenchères incantatoires et coûteuses ne font pas, ne font plus une politique. La campagne en a donné au reste plus d'une illustration sur le travail ou l'identité nationale : ces repères idéologiques sont, au coeur-même des grandes formations politiques, profondément brouillés. Partant, cette confusion nous commande de nous intéresser davantage à inventer notre avenir qu'à ânonner les grands noms de l'Histoire de France.

Après un départ qui n'était pas sans promesse de renouveau, Ségolène Royal s'est enlisée dans les contradictions internes au PS ; elle a montré une indéniable force de caractère, mais n'a guère su convaincre de sa compétence. Au moins a-t-elle, chemin faisant, et fût-ce en écartant le candidat social-démocrate du PS, fait sauter le verrou qui, jusqu'à présent, empêchait les femmes de prétendre à la magistrature suprême. Il y a là, pour les femmes qui aspirent à monter d'un cran dans l'exercice des responsabilités, un signal encourageant et un marqueur pédagogique.

Nicolas Sarkozy a incontestablement apporté, ces dernières années, un regain de vigueur au débat politique national à travers sa capacité à réinterroger les fondamentaux, sur la sécurité, l'immigration ou l'emploi. Mais il fait encore trop oublier la médiocrité de ses résultats derrière les pompes de sa communication et témoigne, surtout, d'un manque de maîtrise de soi qui, associé à prévisible concentration des pouvoirs en cas de victoire de l'UMP, poserait problème à ce niveau de responsabilité (on lira à ce propos, avec l'intérêt critique de rigueur, l'étonnant compte rendu que consacre Michel Onfray à sa rencontre avec le ministre de l'Intérieur).

Entre la Marianne inspirée et le Père fouettard, la démocratie New Look et l'Agité du bocal, la République compassionnelle et la guerre civile - et trois candidats trotskistes, rien de moins, pour compléter cette pittoresque photo de famille, ce qui ne laisse pas d'ébaubir nos amis américains -, il y a place pour un choix différent, qui s'efforcerait de concilier ce qu'il faut d'aventure avec la sagesse qui nous manque.

L'aventure d'un système politique à recomposer sur des bases actualisées, la sagesse d'une approche raisonnable - et d'abord au plan budgétaire. On s'en souvient, l'estimation réalisée par l'Institut de l'entreprise, pour ajustable qu'elle soit, donnait une vision comparative assez claire du sujet, entre des programmes UMP et PS se chiffrant à plus de 60 milliards d'euros - oubliés nos 1200 milliards d'euros de dettes ! -, quand Bayrou ne propose, prudemment, que la moitié de la facture.

Sagesse ? C'est, bien sûr, plutôt de maturité dont il faudrait parler. Soit un peu moins d'idéologie et d'idées toutes faites, et un peu plus de pragmatisme, de capacité à aborder les problèmes avec un oeil neuf, sur un mode factuel et pacifié, en se montrant plus attentif à l'action qu'à l'incantation et davantage guidé par les vertus du consensus que par la recherche de l'affrontement.

Peu importe ici le positionnement forcé d'un Bayrou "anti-système" : il a été une recette opportune pour exister politiquement en desserrant l'étau du choix bipolaire annoncé et, pour cette raison - l'effet de surprise cher à l'électeur contemporain, associé à l'émergence d'une voix différente -, il se traduira par une audience significative.

La maturité, ici, se traduirait par la possibilité de dépasser les passions claniques qui, en fait de politique, n'en finissent pas de traverser notre pays en opposant deux France, qui se neutralisent et s'immobilisent l'une l'autre.

On ne sait si Bayrou parviendra à se hisser au deuxième tour - sait-on jamais. Un score significatif du candidat centriste n'en devrait pas moins avoir pour vertu de faire progresser, à l'image de la situation de la plupart des grands pays européens, la constitution d'une formation sociale-démocrate digne de ce nom - celle-là même qu'appelle Michel Rocard de ses voeux -, acceptant pleinement les règles du marché, affirmant un choix européen clair, décidée à rechercher des régulations économiques plus dynamiques et de nouveaux équilibres sociaux.

En nous épargnant, et la guerre civile, et l'exode entrepreneurial.

Et qui, partant, jetterait les bases attendues d'une situation, relativement inédite dans notre pays, dans laquelle la politique serait moins vouée au déchaînement de passions séculaires qu'attentive à bâtir une culture constructive du compromis politique, dans un espace pacifié - laïque, si l'on veut, au sens civil le plus large de ce mot -, plus soucieux de se redonner des perspectives d'avenir que de ressasser les clivages d'antan.

24/01/2007

Foncez ! ("La patrie en danger" ou la réforme à la lumière de l'expérience canadienne)

Philippe Manière s'était déjà signalé par une analyse éclairante dans les derniers Enjeux des Echos (Le grand écart des élites, janvier 2007) de la vision biaisée que donne aux politiques l'habitude de fréquenter les deux extrêmes de la société française - les démunis d'un côté, les nantis de l'autre. Un tropisme qui aboutirait en effet à une non prise en compte des aspirations portées par la classe moyenne, et dont on peut penser qu'il explique largement le succès rencontré par l'ouvrage récent de Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, sinon le large rejet dont ont fait l'objet les déclarations fiscales du premier secrétaire du Parti socialiste (voir la note : Pile ou Face ? Hollande et le national fiscalisme en date du 19/01).

Il organisait ce soir, sous l'égide de l'Institut Montaigne, un débat sur le thème : " Réformer contre l'opinion : courageux ou suicidaire ?" Invitée d'honneur de ce débat, entourée de Michel Godet et Bernard Kouchner, Jocelyne Bourgon, Ambassadeur du Canada auprès de l'OCDE, qui pilota ces dernières années la réforme de l'administration et le redressement des finances publiques dans ce pays.

"La réforme, c'est mon métier, précise d'emblée cette femme d'action douce et volontaire, en insistant sur "l'enthousiasme" associé à ses yeux à cette responsabilité, et en soulignant "le courage de ceux qui vivent la réforme au jour le jour". Un point de vue qui tranche singulièrement avec une vision pessimiste et verticale, centrée sur les décideurs, propre à la représentation française du changement. Ce qui importe avant tout, selon elle, c'est d'ailleurs moins de gérer une réforme ponctuelle, fût-elle d'ampleur, que de diffuser à l'administration et à la société une véritable "culture du changement". Plutôt, en somme, "les petits pas que le grand soir".

En dix ans, la dette publique canadienne est ainsi passée de 70 à moins de 30 % du PIB et le budget, auparavant en lourd déficit structurel, atteint depuis une dizaine d'exercices un excédent significatif, du fait notamment d'un réquilibrage des responsabilités entre l'Etat fédéral et les provinces. Cela au prix d'actions de grande ampleur telles que la réduction de près d'un quart des effectifs de la fonction publique ou la privatisation du rail qui, du fait de son rôle historique dans le développement du pays vers l'Ouest, concentre pourtant au Canada bien des enjeux identitaires et symboliques.

Un enjeu sur lequel, en tout état de cause, les autorités canadiennes ont pris le temps de l'explication et du débat. Et tiré les leçons d'échecs répétés, non pas pour se décourager comme c'est à peu près le cas en France depuis les grandes grèves de 1995 (Alain Juppé, invité, n'a pu finalement participer à cet échange), mais pour mettre au point une stratégie efficace, adaptée au "génie national canadien". Loin d'apparaître ainsi comme un ensemble brut de coupes sombres, le changement engagé s'est appuyé sur le levier de la citoyenneté. D'une part, en faisant partager le principe simple qu'il n'y a pas de réelle souveraineté sans une maîtrise retrouvée des finances publiques; d'autre part, en stimulant les efforts par les gains retrouvés en matière de qualité de vie au sens large (des "indicateurs citoyens" ont ainsi été mis en place), y compris le temps drastiquement réduit de retour à l'emploi pour les chômeurs. Et en plaçant l'avenir de la jeune génération au centre du débat.

Mise en place de la loi d'orientation des finances publiques, développement des NTIC au ministère des Finances, audits patrimoniaux - voire réfome en profondeur du recrutement et de la scolarité de Sciences-Po : des exemples existent pourtant en France de réformes réussies sans fracas (il y faut un mélange de ténacité et de pragmatisme, soulignait récemment le ministre du Budget) ; mais ils demeurent marginaux. Bernard Kouchner, qui fut à l'origine des états généraux de la santé, évoque une "façade d'affrontement permanent" et l'absence d'une culture de coalition à l'allemande pour établir et porter un minimum de consensus socio-politique sur les réformes d'ampleur - on lira avec intérêt à cet égard le dernier point de vue de Nicolas Baverez dans Le point (La France consomme, l'Allemagne produit) sur les premiers résultats des réformes courageuses entreprises Outre-Rhin.

"Allez-y, foncez ! La patrie est en danger... " lui aurait dit un jour Jacques Barrot. Dans un style plus direct, Michel Godet, membre du Conseil d'analyse économique et récent auteur de: Le courage du bon sens - Pour construire l'avenir autrement, souligne quant à lui que "la réalité du terrain dépasse la fiction des idées". On ne saurait mieux dire, dans une approche qui gagnerait en effet à se montrer plus attentive à une logique d'expérimentation et d'accompagnement des 96 % d'entreprises françaises de moins de 20 salariés qui ne demandent qu'à tirer parti de conditions de développement plus favorables. Hélas, soupire Michel Godet, les politiques ne montrent guère d'appétence pour une approche pragmatique et modeste, dont le principal handicap est qu'elle ne puisse se traduire en annonces spectaculaires au journal télévisé du soir. "Les meilleures idées, conclut Godet, sont celles que l'on suscite" - et le courage doit aussi parfois savoir s'appuyer sur la ruse, comme l'a montré en son temps le cas du CIP, rejeté comme emploi jeunes sous-rémunéré, mais bien accepté au contraire là où il a su prendre le statut de bourse étudiante.

Certes, des différences culturelles rendent compte, pour partie au moins, de la plus ou moins grande acclimatation de cette culture du changement entre les deux pays. Au Canada, les relations sociales sont relativement pacifiées (il y a pourtant plus de journées de travail perdues pour faits de grève, souligne J. Bourgon, mais on n'en parle peu, et les grèves sont à la fois massives et ponctuelles). Surtout, le marché n'y est pas diabolisé - la culture de l'entreprise y est résolument nord-américaine - et le pays est à la recherche constante d'un équilibre dynamique entre l'Etat et le marché.

Tous s'accordent cependant sur quelques principes simples : la nécessité préalable d'une base de données, " de compréhension" précise Jocelyne Bourgon, qui soit commune et partagée ; une préparation très attentive et professionnelle, bien différente de stratégies à la hussarde dont notre pays fait régulièrement l'expérience en suscitant le même rejet ; un débat et une écoute en profondeur de la société pour dégager les ressorts du changement et enrichir le projet ; une stratégie enfin, au moins pour les sujets majeurs, qui gagne à ne se concentrer que sur un ou deux grands thèmes par mandat.

Un ensemble de principes auxquels l'Ambasseur du Canada auprès de l'OCDE apportera un complément presque anodin si l'on n'était déjà prévenu ici des limites propres à la culture occidentale de la stratégie (cf Stratégie, une vision chinoise - note du 11/01), mais sans doute décisif tant il est vrai que la démarche elle-même construit elle aussi la réforme, chemin faisant, par un ensemble de tentatives et d'inflexions qui vont bien au-delà, en termes de pilotage, du "ça passe ou ça casse". "Et puis, il y a un moment où il faut y aller, et on voit en y allant !" conclut ainsi l'ambassadrice du changement. Réjouissante culture de l'action, qui souligne du même coup le déficit patent d'une véritable méthodologie de la réforme au pays des débats éternels.

15/01/2007

Retour vers le futur...

Dans un survol à l'emporte-pièce du paysage politique en conclusion d'une note récente, j'ai écrit que Sarkozy était "irrecevable" - et je sens qu'il me faut m'expliquer sur ce point, étant entendu qu'il n'a jamais été question, ni ici ni ailleurs, d'être le militant d'aucun parti à l'exception d'un engagement ponctuel à la fin des années 80 dans les cercles rocardiens, pour l'essentiel à l'extérieur du parti socialiste.

A vrai dire, rien ne m'horripile davantage que l'absence de liberté d'investigation et d'esprit critique dans ce domaine - je considère qu'il s'agit là d'un point fondamental de mon éducation - et c'est en quoi je me positionne davantage en ces matières, disons, comme un observateur actif que comme un militant politique. Compte tenu du temps et de l'énergie nécessaires à la conquête de l'électorat et au contrôle des appareils, quel temps laisse en effet les contraintes politiques à la fabrication des idées neuves, à la préparation du futur - et, aurait ajouté Rocard, au travail de fond sur les dossiers en ajoutant à ces contraintes celle, médiatique, de l'explication permanente sur tout ?

Il suffit d'avoir un peu côtoyé de l'intérieur le fonctionnement de la machine pour prendre la mesure de cette débauche d'énergie improductive, ainsi d'ailleurs que du parasitisme institué qui nous est servi en fait de sélection des cadres - sélection qui devrait pourtant être à tout parti ce que le recrutement est à l'entreprise : un acte majeur s'inscrivant dans la rencontre d'une vision et d'une ambition.

Ainsi donc intéressé par la politique de longue date (à peu près au même moment que j'ai décidé de faire Sciences-Po), comme débat intellectuel mais aussi comme sport de combat, j'ai pourtant été sensible en 2002-2003 à la capacité, unique dans le paysage politique, du ministre de l'intérieur à remettre en cause de vieilles évidences et à dessiner énergiquement de nouvelles pistes avec une liberté et un leadership incontestables, qui lui permettaient de casser les conventions établies, d'ailleurs aussi conservatrices de part et d'autre de l'arène.

Au passage, on ne peut être à cet égard que stupéfait, même en intégrant le calcul électoral vers la gauche anti-libérale (et la division du travail au sein du couple Royal), de voir la direction du parti socialiste ressortir ces jours-ci la question de la hausse de l'impôt : la bêtise en ces matières se double d'une inefficacité remarquable. Elle est aussi un sérieux motif d'inquiétude pour l'évolution de notre pays dans les prochaines années, sauf à se résoudre à cette sorte de spirale régressive ne visant fondamentalement qu'au partage de la pénurie dans une économie de la rareté - on y reviendra. Pour l'heure, passons.

Non, ce qui m'inquiète chez Sarkozy, c'est ce que le psychanalyste Jean-Pierre Friedman appelait l'autre jour sur France 5 "la focalisation" - cette disposition d'esprit, très puissante, quasi obsessionnelle, qui fait qu'un individu se donne un but unique dans la vie, et qui s'incarne en l'occurence chez lui par une soif de pouvoir démesurée au point qu'elle en devient une crispation pathologique - à l'évidence, profondément inquiétante pour le bon fonctionnement de la démocratie si on l'extrapole en termes de mainmise sur le pouvoir dans le système institutionnel qui est le nôtre (avec Debré comme "contre-pouvoir" à la tête du conseil constitutionnel ? quelle mauvaise farce !).

J'ai évoqué Sciences-po tout à l'heure, j'y reviens pour finir. Au fond, un idéal politique pratique à mes yeux serait de bâtir un projet qui soit au déblocage du pays ce que l'est la modernisation de l'IEP au projet éducatif : la capacité à jouer simultanément sur le front de la solidarité, à travers l'ouverture de pistes concrètes pour la jeunesse des quartiers défavorisés, et sur celle du renforcement de l'exigence internationale - et cela dans un même projet, cohérent, de renouvellement des élites et de rénovation de la donne politique et sociale.

Il y a là le concours d'une vision, d'une volonté et d'une compétence de gestion du changement ouverte à l'expérimentation. Mais là où Strauss-Khan me semblait pouvoir tenir les deux bouts de la chaîne d'un pacte social renouvelé, Sarkozy me paraît un chef de guerre civile.

17/12/2006

What France needs (un déjeuner de gauchistes au Press Club)

Décidément, pour les Britanniques, la France n'a pas son pareil pour inventer des mots intraduisibles : après "ultra libéralisme", voici le nouveau venu, le "déclinisme" et ses "déclinologues" associés que Jean-Pierre Raffarin, on s'en souvient, avait, bien en vain, tenté de discréditer par sa "positive attitude" (grotesque de la politique, et de la communication, lorsqu'elles ne sont pas assises sur un projet).

Chef du bureau de The Economist à Paris, Sophie Pedder précise d'entrée de jeu que ce n'est pas elle qui a placardé Margaret Thatcher sur le drapeau tricolore de la couverture de son magazine, début novembre, sur le sujet. Mais elle n'en pense pas moins. Pour elle, la situation de la France des années 2006 s'apparente à celle qu'a connu la Grande-Bretagne de la fin des années 70 : un pays bloqué, verrouillé, structurellement incapable de se réformer. Dérapage des finances publiques, niveau critique de l'endettement, un chômage de masse (10% environ, mais 20% des plus jeunes) et un marché du travail profondément clivé entre insiders et outsiders, une élite bien peu représentative de la diversité du pays, des banlieues qui explosent : la faillite du "président le plus impopulaire" de la Ve République est sans appel.

La France n'est pourtant pas sans atouts. Une population active parmi les plus productives au monde (on y travaille environ 1500 heures par an contre 1800 aux Etats-Unis, mais la productivité horaire y est très performante), de grands groupes florissants, habiles à saisir les opportunités de la mondialisation, une démographie plus dynamique que ses voisins, des décideurs publics de qualité, des grandes écoles qui occupent un rang honorable sur le marché international de la formation de haut niveau, bref, la France est un pays de contradictions, bloqué par ses contradictions. Seuls les petits pays homogènes (irlande, Pays-Bas, Danemark...) seraient réformables ? Mais qu'ont fait l'Espagne et le Canada avec leur économie et leurs finances publiques ? s'interroge The Economist, qui conclut d'un trait : "It's a matter of leadership". En renvoyant à la prochaine présidentielle. Une élection qui, entre le positionnement ambigu de Ségolène Royal et l'interventionnisme bien peu "libéral" de Nicolas Sarkozy, laisse pourtant Sophie Pedder bien perplexe.

Christine Fontanet, qui fut en charge de la communication d'Alain Juppé lorsque celui-ci tenta de réformer les retraites (un déjeuner de gauchistes, en somme) rappelle que les réformes entreprises au Royaume Uni dans les années 80 n'ont été rendues possibles que par une communication en profondeur, pendant deux ans, à travers tout un réseau de comités locaux avant de lancer les réformes elles-mêmes. Comme disent les spécialistes d'IECI, un cabinet de vieux routiers malins, "c'est la démarche qui construit l'objectif". Chez nous, ça se passe encore un peu trop à la télé et pas assez sur le terrain pour créer une réelle dynamique réformatrice. Rocard parti depuis belle lurette, DSK balayé, Sarko irrecevable, Bayrou improbable - bref, la voie royale vers l'aventure. Je reste pourtant persuadé que Ségolène peut déverrouiller le système, contre son camp.