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18/11/2010

Révolution pour l'éducation (2) Le plaidoyer de Pennac (l'art du sauvetage)

Et la fameuse question de la "violence à l'école" alors ? Sur douze millions et demi d'enfants scolarisés chaque année dans notre pays, combien sur les deux cent mille de ce total qui sont en situation d'échec scolaire rédhibitoire, basculent dans la violence, qu'elle soit verbale ou physique ? 0,5 %, 1% peut-être ? Mais cela nourrit le fantasme, alimente les JT, enfièvre les imaginations - et la boucle est bouclée. "Le cancre, rappelle Pennac se remémorant une conversation avec les élèves d'un lycée technique de la région lyonnaise, oscille perpétuellement entre l'excuse d'être et le désir d'exister malgré tout, de trouver sa place, voire de l'imposer, fût-ce par la violence, qui est son antidépresseur". "Les profs, ils nous prennent la tête, m'sieur ! - Tu te trompes, ta tête est déjà prise par les marques et les professeurs essaient de te la rendre, répond en substance l'auteur, qui prend de plus en plus la mesure d'une jeunesse essentiellement devenue une cible marketing, justifiant non pas de l'apprentissage de la pensée mais de la passion inextinguible de consommer.

Et il faut en effet un peu d'inventivité et beaucoup de persévérance pour, tel Ali, l'éducateur cameraman de la banlieue en question, faire prendre conscience à de jeunes caïds, et d'abord en les extirpant du groupe "qui les tue", tout ce qu'il entre de frime et de comédie dans ces comportements stéréotypés pour les faire revenir à plus d'authenticité. Pour leur redonner le goût de la curiosité intellectuelle ou simplement humaine, et de la complexité. Il reste bien sûr le bandit inguérissable, celui dont on ne tirera rien. Mais, fait remarquer l'auteur au rebours des préjugés ambiants, lorsque l'on déduit les attaques à main armée, les crimes crapuleux ou les règlements de compte sur la voie publique, en réalité, 80 % des crimes de sang ont pour cadre le milieu familial... Une fois de plus, en généralisant, en amplifiant, on distord les faits, on caricature ce réel et, ce faisant, on projette sur l'école des peurs qui ne sont pas ses problématiques fondamentales. En lieu et place d'un marché intrusif auquel il paraît de bons sens de fixer quelques bornes si l'on pense que tout ne relève pas de la sphère marchande, le chiffon rouge, c'est la violence imaginaire fabriquée par l'opinion à partir de quelques faits divers.

Du coup, pour ces jeunes au banc de la société, le réel se déréalise, les verrous moraux sautent. Tout devient possible et d'abord le pire. Or note Pennac, cette déréalisation est à l'oeuvre dans deux camps extrêmes : "abstractions boursières chez les nantis, vidéo massacre chez les proscrits ; le chômeur transformé en idée de chômeur par les grands actionnaires, la victime en image de victime par les petits voyous". Voilà réenclenchée la mécanique de la "peur du pauvre que ce genre de propagande attise à chaque nouvelle période électorale ! Honte à ceux qui font de la jeunesse la plus délaissée un objet fantasmatique de terreur nationale !, conclut l'auteur. Ils sont la lie d'une société sans honneur qui a perdu jusqu'au sentiment même de la paternité". 

Face à cela, dans l'enceinte de l'école, que reste-t-il, quelle issue possible ? Le bonheur d'enseigner - cette "passion communicative (...) qui ne lâche jamais prise" - martèle l'auteur, la passion d'éveiller et de transmettre conduite par des "maîtres libérateurs". On ne fait certes pas avec cela des génies de tout le monde ; mais on peut faire assurer une moyenne au bac, poser les bases pour que des jeunes gens deviennent des adultes raisonnables, et peut-être mieux éclairés. Ce sont des gestes de premier secours, ceux-là mêmes qui sauvent de la noyade. La transmission d'un savoir certes, mais plus encore la communication contagieuse d'un désir de savoir et qui implique moins, dans le cadre de l'école, de se sentir aimé que se sentir considéré.

Se pose alors le problème de la mission des enseignants tels que ceux-ci la perçoivent en territoire hostile. "Du "nous ne sommes pas formés pour ça" au "nous ne sommes pas là pour", il n'y a qu'un pas qu'on peut exprimer ainsi : "Nous autres professeurs ne sommes pas là pour résoudre à l'intérieur de l'école les problèmes de société qui font écran à la transmission du savoir ; ce n'est pas notre métier. Qu'on nous adjoigne un nombre suffisant de surveillants, d'éducateurs, d'assistantes sociales, de psychologues, bref de spécialistes en tous genres et nous pourrons enseigner sérieusement les matières que nous avons passé tant d'années à étudier." Revendications on ne peut plus justifiées, auxquelles les ministères successifs opposent les limites du budget". Conclusion pour Pennac : nous voilà entrés dans une nouvelle phase de la formation des enseignants qui sera de plus en plus axée sur la maîtrise de la communication avec les élèves. 

Transmettre le goût du savoir serait-il alors la seule solution ? Oui, dit l'auteur : "solution à l'esclavage où nous maintiendrait l'ignorance et consolation unique à notre ontologique solitude". Mais nous restons inégaux dans l'acquisition du savoir : circonstances, entourage, pathologies, tempérament... Dire que l'on doit tout à l'école de la République en faisant passer ses aptitudes pour des vertus dans ce contexte, c'est forcément tricher un peu. Des parents aimants, la transmission de l'ambition d'un progrès générationnel, la rencontre d'un professeur décisif : cela peut faire toute la différence. Inversement, combien d'élèves tôt éduqués à l'efficacité et qui feront, au fond, autant d'ânes batés et, plus tard, des dirigeants médiocres ou cyniques ? "Il faut réussir pour comprendre" dit Piaget. Oui, mais si l'encouragement à réussir ne se présente pas, et avec lui la perte du plaisir et pour ainsi dire du jeu qu'il peut représenter et qui fait que certains passent l'agrégation de lettres classiques comme d'autres apprennent à dribbler ? D'arraché à la révolution industrielle après le plaidoyer de Rousseau popularisé par Hugo et concrétisé par Ferry, "l'enfant Jules" a, en gros vécu cent ans, de 1875 à 1975. Et c'est aujourd'hui des ravages de la société marchande et du modèle de l'enfant client qu'il faut, selon Pennac, le prémunir. 

Enfant client chez nous, enfant producteur sous d'autres cieux, ou bien encore soldat, prostitué ou mourant : voilà, pour l'auteur, les cinq sortes d'enfants à quoi se résume la planète aujourd'hui. C'est mieux qu'ailleurs, mais il n'y a pas de quoi pavoiser. Aimer ses enfants, puis aimer ses désirs comme autant de besoins vitaux. Un besoin d'amour se confondant bientôt avec le désir d'objets "c'est tout comme, puisque les preuves de cet amour passent par l'achat de ces objets". Or à l'école, poursuit l'auteur, "on n'exauce pas des désirs superficiels par des cadeaux, on satisfait des besoins fondamentaux par des obligations. Se préoccuper de ses besoins au détriment de ses désirs : se vider la tête pour se former l'esprit, se débrancher pour se connecter au savoir, troquer la pseudo-ubiquité des machines contre l'universalité des connaissances". Rude tâche pour le prof et sacrée transformation pour l'élève 

Quoi : des profs qui ne seraient finalement pas formés à la "collision entre le savoir et l'ignorance" ? Le gros handicap des professeurs tiendrait alors, selon l'auteur, dans leur incapacité à s'imaginer ne sachant pas ce qu'ils savent. Bien enseigner dans ce contexte, ce serait montrer alors une certaine aptitude à concevoir l'ignorance. Se souvenir de ses propres échecs et, à l'occasion, de l'inconfort des matières honnies. Ajouter à toutes ces connaissances l'intuition de l'ignorance, et "aller à la pêche au cancre !" Le secours venant de l'empathie plutôt que de la méthode, pas de la compassion qui enferme et finalement assujettit, mais de l'exigence bienveillante qui aide, éveille, accompagne et qui seule, finalement, fait grandir. 

14/11/2010

Révolution pour l'éducation (2) Le plaidoyer de Pennac (le problème de la noyade)

Evoquer de nouveau les questions relatives à l'éducation me replonge dans le livre de Daniel Pennac, "Chagrin d'école", que j'avais lu avec intérêt il y trois ans et qui, sous un angle trop souvent ignoré ou mal traité par le système éducatif, me paraissait juste. Lorsque le débat sur le sujet finit par parler de tout : des programmes, des horaires, des profs, des débouchés, des aides... etc, sauf de l'expérience des élèves, ce n'est sans doute pas inutile de faire un sort au récit des infortunes de l'élève contemporain.

"Tu crois qu'il s'en sortira un jour ?" s'inquiète, en ouverture du livre, la mère de Pennac auprès de son mari. "C'est que je fus un mauvais élève et qu'elle ne s'en est jamais tout à fait remise" poursuit l'auteur. Une année entière pour retenir la lettre a... mais un apprentissage qui finit tout de même par le mener à une licence de lettres en 1968. Ce qui fait alors dire à son père, gentiment ironique (il y eut tôt entre eux une relation de connivence) : "Il t'aura fallu une révolution pour la licence, doit-on craindre une guerre mondiale pour l'agrégation ?".

Un livre de plus sur l'école ? "Non, un livre sur le cancre ! s'écrie Pennac. Un livre sur la douleur de ne pas comprendre et ses dégâts collatéraux". Le cancre, c'est en effet celui pour qui "les mots du professeur ne sont que des bois flottants auxquels le mauvais élève s'accroche sur une rivière dont le courant l'entraîne vers les grandes chutes. Il répète ce qu'a dit le prof. Pas pour que ça ait du sens, pas pour que la règle s'incarne, non, pour être tiré d'affaire, momentanément, pour "qu'on me lâche". Ou qu'on m'aime." Le propre des cancres, c'est qu'ils se racontent en boucle l'histoire désespérée de leur cancrerie sur le thème du "je suis nul", "je n'y arriverai pas"...

Dans le cas Pennac malgré tout, pas plus d'explication sociale que familiale. On a affaire à "un cancre sans fondement historique, sans raison sociologique, sans désamour : un cancre en soi"... Mais un cancre joyeux à l'extérieur de la classe - clase qui ne lui donne qu'une seule envie : fuir - et plutôt habile aux jeux. Si cela avait été d'époque, Pennac aurait rejoint une bande, le bonheur de pouvoir se dissoudre tout en ayant la sensation de s'affirmer"... Lorsqu'il fait échouer par son silence les enquêtes sur les bêtises du moment, il y aurait une sorte de volupté vengeresse du cancre à faire échec à un système qui, au fond, se mettrait lui aussi à avoir peur de ce dont il serait capable. Ce qui fait dire justement à l'auteur : "La naissance de la délinquance, c'est l'investissement secret de toutes les facultés de l'intelligence dans la ruse".

Ce qui sauve alors, ce ne sont pas les experts éclairés, ce sont les profs bienveillants qui comprennent que ce n'est pas fondamentalement un problème de capacité intellectuelle mais de verrou psychologique. C'est le syndrome de "l'oignon qui entre dans la classe : quelques couches de chagrin, de peur, d'inquiétude, de rancoeur, de colère, d'envies inassouvies, de renoncements furieux, accumulées sur fond de passé honteux, de présent menaçant, de futur condamné"... Et qui persévèrent, ces éducateurs, dans leur tentative de sauver le noyé. Qui cassent cette vision abyssale d'un futur sans avenir qui, de sermons en moqueries, finit par développer une passion en effet, mais pour l'échec. D'ailleurs, quand Pennac lui-même devient prof dans les années 80, le contexte social de l'époque n'arrange guère les choses : c'est "chômage et sida pour tout le monde".

En mettant en relation les doutes de l'adolescent et l'angoisse du retraité, Pennac souligne combien nous pouvons passer une bonne partie de notre vie à jouer des rôles qu'au fond, nous n'incarnerions pas vraiment. " Maléfice du rôle social pour lequel nous avons été instruits et éduqués, et que nous avons joué "toute notre vie", soit une moitié de notre temps de vivre : ôtez-nous le rôle, nous ne sommes même plus l'acteur. Ces fins de carrière dramatiques (Pennac prend l'exemple d'un coordonnier et d'un dirigeant politique) évoquent un désarroi assez comparable à mes yeux au tourment de l'adolescent qui, croyant n'avoir aucun avenir, éprouve tant de douleur à durer. Réduits à nous-mêmes, nous nous réduisons à rien. Au point qu'il nous arrive de nous tuer. C'est, à tout le moins, une faille dans notre éducation". 

La vie du cancre relève souvent d'un mélange de "sidération mathématique et de paralysie mentale", sur fond de perplexité syntaxique pourrait-on ajouter. Dans ce contexte, le cancre investit une partie non négligeable de sont temps à échafauder les mensonges qui vont l'excuser jusqu'au : "C'est ma mère !... Elle est morte" de Truffaut. Ce qui le sauve ? Des professeurs bienveillants, ou ingénieux - tel professeur de français qui, s'extasiant de l'inventivité des ruses du cancre, finit par lui commander un roman - sujet libre ; ou tel autre l'aiguillant vers des lectures marquantes (dont le "Mythologies" de Barthes pour Pennac). Un désir de s'épanouir soudain à l'ombre, puis dans le sillage d'un prof exemplaire. Et bien sûr, des amours, surtout quand elles tirent vers le haut - une hypokhâgneuse pour l'auteur alors qu'il est encore en terminale. Et puis, chez les plus jeunes, cette idée simple et solide qu'il faut soigner le mal imaginaire non pas des encouragements généraux, mais par une pratique reprise, relancée, renouvelée de la matière qui pose problème. En lieu et place des usuelles jérémiades socio-psychologiques, du travail, de l'attention et, de la part du prof, et de l'inventivité.

Au fond, nous dit Pennac, ce qui fait la différence entre les bons élèves et les élèves à problèmes, c'est la vitesse d'incarnation, la capacité à être présent ici et maintenant sur une matière ou un sujet donné. Ce qui renforce la nécessité pour le professeur, non pas d'ânnoner une leçon comme c'est trop souvent le cas, mais d'être réellement présent, d'animer une matière et, ce faisant, de se donner une petite chance d'allumer une étincelle dans le regard de l'enfant perdu, toujours un peu ailleurs. Au rebours de quelques fadaises pédagogiques faciles (notation avilissante, calcul mental abrutissant, dictée réactionnaire, etc), un peu de rituel ne peut pas faire de mal dans ce contexte, tel celui consistant à établir un peu de vrai silence avant de commencer le cours à proprement parler.

Chez Pennac, le prof, on faisait des dictées, beaucoup de dictées, et on apprenait par coeur, des textes, beaucoup de textes. Explication : "En apprenant par coeur, je ne supplée à rien, j'ajoute à tout. Le coeur, ici, c'est celui de la langue". Constant, Rousseau... Peu à peu, on passe de l'exercice de la mémoire à l'intelligence des textes, sans écarter le jeu à l'occasion, l'agilité qu'il développe, le plaisir qu'il renforce, la fierté qu'il affermit lorsque le défi lancé se trouve relevé. Pennac se spécialise sur les collèges où l'on échoue beaucoup, où peu à peu les ados s'abandonnent à leur sort en se traînant avec peine jusqu'au lycée ou vers des voies de garage, "ne sachant point user d'eux-mêmes et ne mettant leur être que dans ce qui était étranger à eux". (Rousseau).

Remède : leur réapprendre l'effort et, pour cela, leur redonner le goût de la solitude et du silence, celle de la maîtrise du temps aussi, donc de l'ennui. En finir avec la "pensée magique" qui donne l'impression qu'on n'y arrivera jamais, rompre le sortilège du zéro en orthographe par exemple. Mais la pensée magique, ce pourrait être aussi la façon dont, au sein de l'Education nationale, chacun de la maternelle (c'est la faute des parents) à l'université (c'est la faute au lycée) est prompt à trouver des coupables en s'exonérant de l'affaire. Le débat s'étend bien sûr aux familles, aux écoles de pensée ("pédagogues bêtifiants" contre "Républicains élististes") et aux sensibilités politiques (en gros, le camp de l'effort et celui de l'injustice).

Une fois de plus, l'approche quantitative primerait sur des interrogations de fond de nature plus qualitative, et les délices de la rhétorique l'emporteraient sur la passion du progrès.

13/11/2010

Révolution pour l'éducation (1) La vision de Robinson

Vient un moment où, sur les vieilles questions, au milieu de débats que l'on sent usés jusqu'à la corde, il faut savoir penser neuf et je m'inquiète que mon pays, dont c'est historiquement la vocation et le génie, la contribution et l'audace, se montre si aveugle, rétrograde et impuissant. Depuis trente ans en France, que s'est-il passé de neuf au plan intellectuel ? Rien, ou presque. On n'en peut plus de ces nouveaux philosophes qui ne sont pas plus nouveaux qu'ils ne sont philosophes. Pour un Debray ou un Attali, quelques bons analystes et des visionnaires inspirés, quelques nouveaux explorateurs, combien de plumitifs et combien de radoteurs ? Regardez la dernière livraison du Débat sur l'avenir du débat intellectuel en France. Ce serait à rire si ce n'était à pleurer.

Or, tandis que Zemmour et Nolleau sont devenus les principaux animateurs de la pensée française contemporaine, à Boston avec Christensen ou à Londres avec Zeldin ou Robinson, des réflexions neuves émergent, illuminent, ouvrent de nouvelles pistes, suscitent des façons différentes de penser et de faire. Prenons l'éducation. Dans une intervention récente intitulée : "Changer le modèle éducatif" (Changing Education Paradigms), Sir Kenneth Robinson montre à la fois l'ampleur de la tâche et la voie d'un changement (dont l'équation ne se résumerait pas à obtenir plus ou moins de tout, partout, pour tous).

L'éducation nous dit Sir Kenneth Robinson est partout l'objet de réformes pour des raisons qui sont à la fois économiques et culturelles. Il s'agit de permettre à chacun de trouver sa place sur le plan économique et à se forger une identité... dans un monde devenu à la fois imprévisible et global. Le problème, souligne Robinson, c'est que le but légitime des études : l'accès à l'emploi, n'est plus garanti. Ce qui renforce la perte d'intérêt des jeunes dans un système conçu à une autre époque pour une autre époque - en gros, les Lumières plus la révolution industrielle. Inconvénient majeur du système : il discrimine entre ceux qui prennent la voie universitaire, considérés comme intelligents et qui trouvent leur place dans l'économie, et les autres, qui font ce qu'ils peuvent. Bilan de ce dualisme ? Privilèges pour quelques uns, exclusion pour le plus grand nombre.

Globalement : le chaos.

Un cas intéressant dans ce contexte est donné par le syndrome d'hyperactivité et d'inattention qui prend, aux Etats-Unis, des proportions inquiétantes. A côté des multiples sollicitations de l'environnement liés à la place des nouveaux médias dans la vie des enfants et des adolescents, la salle de classe apparaît bien ennuyeuse. Un mal que l'on considère comme une épidémie et que l'on médicalise donc à tout va. On abêtit pour remettre dans les rails d'un système à bout de souffle. L'expérience esthétique propre à l'enseignement des arts - nos humanités -, dont la fonction d'éveil et de prise de conscience a été décisive, périclite, tuée par un modèle qui au lieu de réveiller, anesthésie désormais.

Or, aujourd'hui encore, dans ses programmes, son organisation, ses institutions, le modèle éducatif dominant reste profondément calqué sur le mode d'organisation de l'industrie. De la sonnerie aux équipements, des classes spécialisées au regroupement par classes d'âge (s'apparentant à autant de dates de fabrication), l'école, c'est l'usine. L'on pourrait pourtant introduire plus de diversité, faire varier les groupes, réagencer les centres d'intérêt... si l'objet essentiel du système n'était pas la standardisation.

C'est l'inverse qu'il faut faire aujourd'hui, affirme Robinson, en s'appuyant encore sur des études récentes montrant la régression spectaculaire de la créativité chez les jeunes - ou, plus exactement, de ce qu'il nomme la pensée divergente (divergent thinking), en gros la capacité à explorer les idées et les possibilités d'une façon ouverte et non linéaire. Les enfants en bas âge ont cette faculté pour 98 % d'entre eux ; adolescents, ils l'ont perdue pour la plupart. Ils ont été éduqués ! y compris à considérer toute collaboration comme de la triche.

A l'opposé de ce modèle qui détermine encore en profondeur la réalité éducative de la plupart des pays, il est désormais temps d'envisager différemment les capacités humaines, et Robinson indique à cet égard trois voies de recherche et d'expérimentation. Première d'entre elles : casser l'opposition entre ce qui est académique et ce qui ne l'est pas, entre les savoirs théoriques et les enseignements à vocation professionnelle. Deuxième voie : revenir sur l'atomisation du fonctionnement scolaire qui isole toujours davantage l'enfant en remettant le travail en groupe au centre du système. La collaboration, c'est la clé du développement. Enfin, dernier point : il faut revoir de fond en comble non seulement les habitudes qui se sont progressivement imposées, mais plus encore son habitat, davantage conçu pour l'instruction des masses que pour l'éducation des enfants.

Pour un peu, il en irait presque de l'éducation comme il en va des retraites : après une longue étape justifiée, homogène et cohérente de massification de ces grands systèmes sociaux structurants vient une phase qui requiert plus de liberté, plus d'expérimentation, le développement de systèmes à la carte, bref, une approche prenant enfin acte de la disparition du monde qui fut à l'origine du système et qui a aujourd'hui disparu. Ce dont nous avons besoin sur l'éducation aujourd'hui, ce n'est pas fondamentalement d'un budget généreux, c'est d'un regard neuf.

 

04/10/2010

La société de l'affiliation (2) La référence et la fronde

Le tiers parti

Le réréfencement des trajectoires

Que le double l’emporte désormais sur le réel, cela ne va pas sans un flottement des identités et, partant, d’un besoin de légitimation par un tiers parti. Dans un univers marqué par les doutes nés de l’auto-valorisation de soi, des arabesques de l’auto-fiction et de l’éclatement des vérités objectives, le tiers est celui qui signale, recommande et valide. La marque et la trace à la même enseigne : pour l’entreprise comme pour l’individu, off et online, le tiers est la nouvelle source de la légitimité.  Les corps intermédiaires sont morts, les tiers partis s’affirment : le réseau l’emporte sur l’institution et avec lui, le référencement individuel sur la représentation collective.

Cette émergence du tiers-parti va de pair avec un certain effacement de la frontière privé-public devenue, par nécessité, plus poreuse. Le cercle privé commençait à tourner en rond et la sphère publique à ne tourner plus rond. A l’heure d’Internet, être privé, c’est être « privé de » – tout à la fois, d’une reconnaissance, d’une contribution, d’un partage : d’une parole. Ces deux pôles sont aujourd’hui séparés moins par une frontière étanche que par une ligne tracée en fonction des situations. Facebok, à cet égard, n’est même plus un laboratoire avancé de ce brouillage des lignes : c’est le carrefour vivant des nouvelles logiques d’affiliation à la fois sélectives – on choisit – et transversales – on explore.

La primauté du commentaire

Modèle universel de la nouvelle société de l’affiliation, Facebook propose aussi l’agrégation d’un sens à la carte dans lequel se manifeste non seulement l’appartenance souple à une communauté, mais aussi un décryptage de l’actualité (ou un partage des vicissitudes de l’existence). En ce sens, le commentaire répond à l’information comme l’affiliation répond à la défiance. L’écosystème des relations agit comme un « écho-système » des contributions. A travers les liens partagés, l’information n’est jamais que le point de départ d’une discussion à laquelle chacun participe en fonction de son intérêt et de son humeur dans une logique de réciprocité, de respect – de différence mesurée.

Un forum permanent et, plus encore, un agrégateur vivant qui souligne encore, via les tiers, l’importance prise par l’affiliation comme système volontaire de prescription. Du réseau de voisinage à l’association d’anciens élèves, du site corporate au blog high tech, plus guère de communications qui ne s’appuient sur le témoignage, la référence, la recommandation. La communication est redevenue une expérience partagéede la communication.

L’ère de la fronde

« Parler juste »

L’on pourrait donc parler de tout et de n’importe quoi, n’importe comment, avec n’importe qui ? Jamais en réalité l’auto-régulation n’a été plus prégnante que dans la nouvelle société de l’affiliation. Le statut libre et engagé qui définit l’individu contemporain débouche sur l’exigence d’un « parler juste » au sein de communautés en réseaux dont il faut respecter les intérêts et les codes et de conversations en actions dont chacun est encouragé à renforcer l’impact.  Il s’agit de parler juste. Le « parler vrai » se soumettait essentiellement à la nécessité d’un accord objectif sur les faits ; le « parler juste » exprime la revendication d’un constat factuel qui soit le point de départ d’une communication-action équitable.

Entendons-nous : ce « parler juste » n’a rien de programmatique. Il entérine même la primauté de l’économique et du culturel sur le politique, qui n’est plus guère en charge dans le désordre économique ambiant que du soft. Du régalien sans gourmandise. Dans un environnement marqué par l’incertitude et la complexité, le « parler juste » ne comprend pas une certitude sur les fins : il est essentiellement une exigence de méthode. Ce double paramètre : incertitude sur les fins, exigence de méthode, révèle d’ailleurs en passant une relative hybridation des modèles culturels français et américain tendant à associer justice et efficacité : une philosophie de la délibération d’un côté, une culture du processus de l’autre. La bonne direction (souhaitable) plutôt que le bon objectif (incertain). Pour boucler la relative universalité de ce système, on notera que le modèle chinois appuie cette évolution en insistant davantage sur une élaboration progressive que sur un but prédéterminé.

Sarcasmes et guerillas

Que le politique ou l’entreprise s’éloigne de cette double exigence de justice et d’efficacité, se dispense d’être exemplaire ou se mette à tourner en rond, et c’est le signal de la mobilisation. Lorsque les conditions d’une telle approche ne sont pas réunies en effet, plus qu’une contestation organisée, c’est une fronde véhémente et ponctuelle qui surgit, s’étend et se renforce pour rétablir ce que l’institution échoue à garantir.

A nouveaux médias, nouvelles guerillas – mobiles, inventives : efficaces.  Pas de temps mort dans cette veille constante, figure retournée de la crise permanente. Dans les périodes de faible conflictualité, on glisse simplement de la guerilla au sarcasme, prise de position ironique ou décapante qui permet d’ailleurs tout autant d’exprimer une critique que de vérifier une appartenance. Le sarcasme, c’est l’extension du « fun » au débat public, c’est le nouvel « infotainment » sous l’influence des nouveaux prescripteurs.

Le nouveau visage de la mondialisation

Dans la société de l’affiliation, chacun devient membre d’une communauté-monde, partie prenante d’un continuum de relations et d’opportunités allant du local au mondial. Comme il y a une géographie des perceptions, il y a un monde mental essentiellement dessiné par un ensemble d’expériences et de connexions. La cartographie des relations devient le prolongement de la carte d’identité (au sens d’ailleurs propre sur Facebook, via l’application « TouchGraph »). Finis les menus imposés : cette communauté définit un monde à la carte, une sorte d’écosystème interpersonnel, association libre d’individus construisant des liens d’affinités et de partenariat, permettant de partager des préoccupations et des préférences mais suffisamment souple en même temps pour laisser à chacun la liberté de développer ses propres projets de façon autonome.

Philosophie de la co-production des trajectoires et des identités éminemment relationnelle et collaborative, l’affiliation renouvèle les questions inaudibles du siècle précédent tout en remplissant les vides de celui qui commence. Synthèse inédite du collectif et de l’individuel apparue de façon organique en réponse à la crise, elle pallie à l’éclatement de la filiation comme à la déshérence des partis. Avec cette révolution silencieuse, la morale reprend de la vigueur sous la forme à la fois soft et exigeante de l’éthique, l’existentialisme se refait une santé communautaire, la mondialisation prend un visage et un sens plus engageants : celui d’une exploration valeureuse, stimulante et partagée.

02/10/2010

La société de l'affiliation (1) La projection et le récit

 

On se souvient de la leçon sartrienne de l’après-guerre : nous serions condamnés à être libres et cette liberté se définirait d’abord par des actes volontaires dans un monde marqué non par la trancendance, mais par l’intersubjectivité. De même que le propos de Lévinas sur le visage de l’autre comme source de la responsabilité morale, cette leçon fondatrice de l’individualisme contemporain fut laminée par le matérialisme historique avant de se dissoudre dans la fin de l’Histoire. L’appel à la révolution fit long feu et l’on s’en retourna bientôt chez soi entre la nostalgie du Grand Soir et les vicissitudes des petits matins.

Puis il y eut Internet et les réseaux sociaux sur fond de mondialisation galopante, d’agonie de la politique, d’innovation technologique, d’individualisme retrouvé et de crises récurrentes. A défaut d’idéologies, entre soi et le monde, il y aurait désormais le patchwork des tribus et, « nouvelle philosophie » aidant, les engagements médiatiques de circonstance. Comme il y eut une histoire d’avant l’écriture, il y aura aussi une histoire d’avant Internet. Vu d’aujourd’hui dans les deux cas : une préhistoire. Mais cette préhistoire-là est aussi une filiation : en redéfinissant notre identité, l’ère de la mondialisation on line ouvre à l’existentialisme, comme projet et comme humanisme, de nouveaux territoires communautaires dans lesquels la rigidité de la frontière le cèderait à la plasticité des réseaux, la contrainte à l’autonomie et l’appartenance à l’exploration. Version courte : l’existentialisme contemporain est un communautarisme à la carte. Bienvenue dans la société de l’affiliation.

La crise inversée

Nouveau paradigme

Nous vivions autrefois dans un environnement relativement stable et déclinant marqué, tous les cinq ou dix ans, par des crises plus ou moins profondes. Autant de signaux issus des ajustements que nous étions incapables de faire, empêtrés que nous étions dans la dispute de l’héritage plus qu’affairés à la préparation de l’avenir. Or, des morceaux choisis de l’histoire antique, l’histoire grecque nous ramène soudain à la violence de la modernité. Le système s’est inversé : il y avait des crises entre deux périodes de stabilité ; il y aurait désormais de courts répits entre des crises carabinées. C’est la crise qui devient la règle et la stabilité l’exception. Dans la recherche contemporaine de nouveaux modèles, le dérèglement s’est substitué au système. Le nouveau paradigme, c’est la crise permanente.

Ce modèle de la crise comme horizon est bien sûr donné par les dérèglements de l’économie contemporaine. En affectant la demande et l’investisssement, ils touchent d’abord à l’emploi et aux ressources matérielles dont disposent les individus pour vivre. Ils contaminent, ce faisant, l’ensemble de la vie sociale : les dysfonctionnements de la politique, les dérèglements de l’éducation, les pathologies du lien social et jusqu’aux remises en cause du couple et de la famille. Petite leçon de marxisme ordinaire : quand l’infrastructure s’affaisse, les superstructures ont mauvaise mine. Les ponts s’écroulent, les puits explosent, les gouvernements vitupèrent et les gens pointent. La crise n’est pas seulement permanente, elle est aussi pandémique.

Le temps des opportunités

Ce précepte oriental a détrôné la méthode Coué sur les tous les powerpoint corporate depuis quinze ans : en chinois, « crise » signifie à la fois menace et opportunité. Rien de surprenant dans une culture qui n’est pas plus hantée par la fin qu’elle ne se préoccupe des buts initiaux. Pour nous en revanche, c’est une autre aventure existentielle qui commence, marquée par une rédéfinition des cycles aussi bien que des territoires.

Un tel contexte bouleverse en effet notre rapport au temps : il nous faut être présent sur tous les fronts de l’immédiat et de l’urgence et en même temps tâcher de dessiner une perspective de long terme. Ce cap personnel n’est pas une trajectoire linéaire mais une courbe d’opportunités : s’il ne nous est plus possible de définir un but stable, il nous revient en revanche de travailler à rendre les choses possibles. Changement d’époque : le projet était à notre main, l’opportunité par définition nous échappe en partie. Chemin faisant, sous l’effet à la fois de la nouveauté et de la vitesse propre à cette logique d’opportunités, la tactique malmène la stratégie et, sur le terrain des opérations, la persévérance le cède à la créativité.

Cet éclatement des temporalités va aussi de pair avec une extension des territoires. Après les capitaux et les biens, la mobilité du travail est le chaînon manquant de la mondialisation que sont en passe de résorber les apprentis du nouveau monde. Si ce n’est ici, c’est donc ailleurs. Refaire le monde en Amérique, le repenser en Europe, le fabriquer en Asie, le sauver en Afrique, le fuir en Océanie : n’était le problème des langues et quelques vétilles logistiques, il n’y aurait que l’embarras du choix.

L’entreprise de soi

Assurer et investir

Ce que révèle la construction progressive des parcours, plus que la notion d’exploration de soi, c’est celle d’une entreprise de soi qui se caractérise par une double préoccupation: garder ses arrières dans une logique d’assurance et préparer son avenir dans une logique d’investissement. Le vocabulaire de la gestion a marqué les années 80 et 90 ; par une salutaire récupération, c’est celui de la finance qui influence les années 2000.

Symbole haï des infortunes de la croissance, l’univers financier définit désormais le cadre conceptuel du développement personnel. Entre assurance et investissement, chacun se retrouve ainsi responsable d’un capital – une expérience, un savoir, un talent propre – qu’il convient de maximiser en vue de lui faire produire ultérieurement des intérêts dans un univers incertain, donc risqué. En ce sens, on ne peut aujourd’hui discuter politiquement des retraites que parce que le sujet est psychologiquement mort. La conséquence fondamentale de l’écroulement de l’économie, c’est la réappropriation par les individus de leur destinée. Moi Inc. : nous sommes tous des auto-entrepreneurs en puissance. Dans l’effondrement de la macro-économie, ces micro-sociétés sont pourtant tout sauf anonymes.

Les avatars de l’égotisme

A l’ère de l’extension infinie d’Internet à l’ensemble de la vie quotidienne, le Web passe du statut de fonctionnalité technique à celui de nouveau modèle social. Le double est ainsi en passe de l’emporter sur le réel. C’est le syndrome d’Avatar à travers lequel chacun se compose une identité choisie et valorisante en fonction des situations et des modes. Peu à peu, c’est un modèle en noyau atomique qui se dévoile : une partie dure, à la fois refuge et placement de soi, et une partie poreuse ouverte aux interactions avec les autres, lieu de la construction d’appartenances à géométrie variable et atelier de réalisations variées. Dans le premier, on se protège avec le souci d’une certaine unité ; dans le second, on se découvre à travers la recherche d’une pluralité de rencontres et d’expériences (à suivre).