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24/01/2007

Foncez ! ("La patrie en danger" ou la réforme à la lumière de l'expérience canadienne)

Philippe Manière s'était déjà signalé par une analyse éclairante dans les derniers Enjeux des Echos (Le grand écart des élites, janvier 2007) de la vision biaisée que donne aux politiques l'habitude de fréquenter les deux extrêmes de la société française - les démunis d'un côté, les nantis de l'autre. Un tropisme qui aboutirait en effet à une non prise en compte des aspirations portées par la classe moyenne, et dont on peut penser qu'il explique largement le succès rencontré par l'ouvrage récent de Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, sinon le large rejet dont ont fait l'objet les déclarations fiscales du premier secrétaire du Parti socialiste (voir la note : Pile ou Face ? Hollande et le national fiscalisme en date du 19/01).

Il organisait ce soir, sous l'égide de l'Institut Montaigne, un débat sur le thème : " Réformer contre l'opinion : courageux ou suicidaire ?" Invitée d'honneur de ce débat, entourée de Michel Godet et Bernard Kouchner, Jocelyne Bourgon, Ambassadeur du Canada auprès de l'OCDE, qui pilota ces dernières années la réforme de l'administration et le redressement des finances publiques dans ce pays.

"La réforme, c'est mon métier, précise d'emblée cette femme d'action douce et volontaire, en insistant sur "l'enthousiasme" associé à ses yeux à cette responsabilité, et en soulignant "le courage de ceux qui vivent la réforme au jour le jour". Un point de vue qui tranche singulièrement avec une vision pessimiste et verticale, centrée sur les décideurs, propre à la représentation française du changement. Ce qui importe avant tout, selon elle, c'est d'ailleurs moins de gérer une réforme ponctuelle, fût-elle d'ampleur, que de diffuser à l'administration et à la société une véritable "culture du changement". Plutôt, en somme, "les petits pas que le grand soir".

En dix ans, la dette publique canadienne est ainsi passée de 70 à moins de 30 % du PIB et le budget, auparavant en lourd déficit structurel, atteint depuis une dizaine d'exercices un excédent significatif, du fait notamment d'un réquilibrage des responsabilités entre l'Etat fédéral et les provinces. Cela au prix d'actions de grande ampleur telles que la réduction de près d'un quart des effectifs de la fonction publique ou la privatisation du rail qui, du fait de son rôle historique dans le développement du pays vers l'Ouest, concentre pourtant au Canada bien des enjeux identitaires et symboliques.

Un enjeu sur lequel, en tout état de cause, les autorités canadiennes ont pris le temps de l'explication et du débat. Et tiré les leçons d'échecs répétés, non pas pour se décourager comme c'est à peu près le cas en France depuis les grandes grèves de 1995 (Alain Juppé, invité, n'a pu finalement participer à cet échange), mais pour mettre au point une stratégie efficace, adaptée au "génie national canadien". Loin d'apparaître ainsi comme un ensemble brut de coupes sombres, le changement engagé s'est appuyé sur le levier de la citoyenneté. D'une part, en faisant partager le principe simple qu'il n'y a pas de réelle souveraineté sans une maîtrise retrouvée des finances publiques; d'autre part, en stimulant les efforts par les gains retrouvés en matière de qualité de vie au sens large (des "indicateurs citoyens" ont ainsi été mis en place), y compris le temps drastiquement réduit de retour à l'emploi pour les chômeurs. Et en plaçant l'avenir de la jeune génération au centre du débat.

Mise en place de la loi d'orientation des finances publiques, développement des NTIC au ministère des Finances, audits patrimoniaux - voire réfome en profondeur du recrutement et de la scolarité de Sciences-Po : des exemples existent pourtant en France de réformes réussies sans fracas (il y faut un mélange de ténacité et de pragmatisme, soulignait récemment le ministre du Budget) ; mais ils demeurent marginaux. Bernard Kouchner, qui fut à l'origine des états généraux de la santé, évoque une "façade d'affrontement permanent" et l'absence d'une culture de coalition à l'allemande pour établir et porter un minimum de consensus socio-politique sur les réformes d'ampleur - on lira avec intérêt à cet égard le dernier point de vue de Nicolas Baverez dans Le point (La France consomme, l'Allemagne produit) sur les premiers résultats des réformes courageuses entreprises Outre-Rhin.

"Allez-y, foncez ! La patrie est en danger... " lui aurait dit un jour Jacques Barrot. Dans un style plus direct, Michel Godet, membre du Conseil d'analyse économique et récent auteur de: Le courage du bon sens - Pour construire l'avenir autrement, souligne quant à lui que "la réalité du terrain dépasse la fiction des idées". On ne saurait mieux dire, dans une approche qui gagnerait en effet à se montrer plus attentive à une logique d'expérimentation et d'accompagnement des 96 % d'entreprises françaises de moins de 20 salariés qui ne demandent qu'à tirer parti de conditions de développement plus favorables. Hélas, soupire Michel Godet, les politiques ne montrent guère d'appétence pour une approche pragmatique et modeste, dont le principal handicap est qu'elle ne puisse se traduire en annonces spectaculaires au journal télévisé du soir. "Les meilleures idées, conclut Godet, sont celles que l'on suscite" - et le courage doit aussi parfois savoir s'appuyer sur la ruse, comme l'a montré en son temps le cas du CIP, rejeté comme emploi jeunes sous-rémunéré, mais bien accepté au contraire là où il a su prendre le statut de bourse étudiante.

Certes, des différences culturelles rendent compte, pour partie au moins, de la plus ou moins grande acclimatation de cette culture du changement entre les deux pays. Au Canada, les relations sociales sont relativement pacifiées (il y a pourtant plus de journées de travail perdues pour faits de grève, souligne J. Bourgon, mais on n'en parle peu, et les grèves sont à la fois massives et ponctuelles). Surtout, le marché n'y est pas diabolisé - la culture de l'entreprise y est résolument nord-américaine - et le pays est à la recherche constante d'un équilibre dynamique entre l'Etat et le marché.

Tous s'accordent cependant sur quelques principes simples : la nécessité préalable d'une base de données, " de compréhension" précise Jocelyne Bourgon, qui soit commune et partagée ; une préparation très attentive et professionnelle, bien différente de stratégies à la hussarde dont notre pays fait régulièrement l'expérience en suscitant le même rejet ; un débat et une écoute en profondeur de la société pour dégager les ressorts du changement et enrichir le projet ; une stratégie enfin, au moins pour les sujets majeurs, qui gagne à ne se concentrer que sur un ou deux grands thèmes par mandat.

Un ensemble de principes auxquels l'Ambasseur du Canada auprès de l'OCDE apportera un complément presque anodin si l'on n'était déjà prévenu ici des limites propres à la culture occidentale de la stratégie (cf Stratégie, une vision chinoise - note du 11/01), mais sans doute décisif tant il est vrai que la démarche elle-même construit elle aussi la réforme, chemin faisant, par un ensemble de tentatives et d'inflexions qui vont bien au-delà, en termes de pilotage, du "ça passe ou ça casse". "Et puis, il y a un moment où il faut y aller, et on voit en y allant !" conclut ainsi l'ambassadrice du changement. Réjouissante culture de l'action, qui souligne du même coup le déficit patent d'une véritable méthodologie de la réforme au pays des débats éternels.

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