Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16/02/2007

Une pause (introduction au dernier Pontalis)

Un très beau soleil inonde l'appartement ce matin. Le ciel, au dessus d'Easton, est d'un bleu délavé, à peine voilé par endroits d'un mince filet de nuages extrêmement étirés, plus épais vers le sud. La température repasse au-dessus de 5° au soleil, mais elle flirte encore avec les - 10° côté nord. Ce n'est pas le printemps, mais c'est l'amorce d'un timide dégel. Je ne peux malgré tout m'empêcher de recréer dans le grand salon qui me fait office de bureau, un peu d'une pénombre plus intimiste en abaissant les stores des quatre grandes fenêtres de la façade qui donne sur Chagrin Drive.

Je me sens heureux de cette pause. Je me suis donné quelques semaines, en deux phases : l'une plutôt en retrait jusqu'à la fin mars (le temps à tout le moins de s'installer et de réceptionner le déménagement, bibliothèque et dossiers inclus), l'autre plus expansive au cours du deuxième trimestre, avant de descendre plus franchement dans l'arène. En choisissant soigneusement, dans cette période, les travaux à démarrer et ceux à préparer - pour l'essentiel, un projet de publication à l'étude pour un think tank, deux ou trois dossiers particuliers, et l'approfondissement de quelques méthodologies managériales.

En prenant aussi le temps, ce faisant, de m'acclimater (et d'abord au sens le plus météorologique du terme...) et d'explorer deux ou trois idées plus personnelles. J'ai toujours senti que les voyages, au lieu de nous éloigner, nous rapprochaient en réalité de ce qui nous est intime et familier - de ce que nous portons en nous - et que nous pouvons alors explorer avec un autre point de vue, plus librement que lorsque nous sommes assujettis à la gangue des travaux et des jours, comme aux obligations implicites que nous confère la participation à nos réseaux de sociabilité ordinaires.

S'agissant de point de vue, une paranthèse ophtalmologique s'impose : pour l'occasion, j'enfile mes toutes nouvelles lunettes. Ma compagne m'a envoyé chez l'opticien in extremis (impossible d'y échapper, elle m'a pris rendez-vous chez l'ophtalmo au réveil, par traîtrise - le réveil pour moi, c'est un peu comme Samson quand on lui coupe les cheveux : ça me paralyse), mon frère les a attrappées au passage en remontant de Lyon, avant que toute la famille - beau travail d'équipe - n'y aille de son commentaire : "un peu frimeur, non ?" commence mon père qui oublie toujours ses photos de jeunesse ; "ça me fait bizarre, je ne te reconnais vraiment pas" complète ma mère" qui préfère, quant à elle, en rester au bambin qui lui a fait les quatre cents coups (pas rancunière pour un sou, ma mère). "ça te fait une tête de réalisateur italien" conclut mon frère, rigolard. Allez vous faire une idée au milieu de cette cacophonie. Du coup, autant s'y mettre maintenant, je fais de la démocratie participative : cause toujours, je les enfile, ces lunettes, et puis je ferai un discours sur mon nouveau point de vue plus tard. S'il est vrai qu'elles sont de confort plus que de nécessité, je ne peux tout de même pas m'empêcher de songer qu'elles métaphorisent par la même occasion le besoin d'un autre regard.

Un ressourcement donc, et c'est bien en effet ce dont il s'agit - avec l'intuition, au passage, que la polarisation économique du débat sur les "trente-cinq heures" nous masque ici l'essentiel : la nécessité de pauses plus fondamentales pour mieux avancer. Je parcourais l'autre jour le dernier dossier des Enjeux : je n'y ai rien vu, pour ainsi dire, sur la connaissance de soi (l'essentiel du chapitre psychologique y est tourné vers les autres et le coaching n'y est guère abordé, à la mode américaine, qu'à travers le thème de la santé), que j'aurais pourtant placée au premier rang des qualités du "bon manager" - une sorte de prélable en quelque sorte, qui ne dit rien des compétences, mais qui détermine assez largement le fait que ça marche vraiment dans l'équipe. L'épaisseur d'un manager qui n'aurait pas pris la peine de ce détour, le risque de désespérance dans l'hypothèse d'une éviction anticipée ? Ce que l'on appelle "le développement personnel" a encore de beaux jours devant lui, pour des raisons qui, par correspondance avec les deux situations précédentes, sont à la fois économiques (une aptitude renouvelée à la performance) et sociétales (la possibilité d'une autre contribution).

Et puis, il y a aussi, dans cette pause, une chance de ne pas trop s'éloigner de ses rêves de jeunesse. Quel cadeau ! Peut-être le plus beau qu'on m'ait jamais fait. Dans cette alternance professionnelle assumée entre les hommes et les femmes - Anny parle plus volontiers de complémentarité, et elle a raison -, je sens bien des développements prometteurs pour ma génération. Les hommes sont, dans une position professionnelle qui participe au moins autant de la posture (l'imposture ?), moins indispensables qu'ils ne le pensent, et souvent moins performants qu'ils aiment à le croire. Sont-ils, au fond d'eux-mêmes, si peu lucides ? Je crois davantage là-dessus à la conscience de justifications fragiles qu'à un aveuglement imbécile - encore que les subtilités de la psychologie le cèdent souvent, en ces matières, aux crispations de la lutte des places.

J'ai suscité quelques remous un jour en concluant un séminaire sur l'idée que les femmes avaient vocation à occuper une place croissante dans l'entreprise. Ce ne sera ni la première, ni la dernière - et j'enfoncerai volontiers le clou la prochaine fois. Au fond, la montée en puissance des femmes dans les affaires, pour les hommes, c'est un peu comme le réchauffement du climat pour l'humanité (je confirme, à -10° en moyenne depuis mon arrivée ici, le sujet commence à me travailler sérieusement) : comme ça fait peur à tout le monde, on fuit la question (au sens du verbe anglo-saxon de ce qui remet en cause) sur un mode défensif au lieu de l'accueillir comme une opportunité de bâtir quelque chose de neuf. Ce qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler la blague de C. sur le neurone et le phallus ; il y en a plusieurs versions, mais le concept central (disons, le testoneurone, pour faire court) constitue bien, depuis la guerre du feu, un remarquable invariant structurel. Passons.

C'est aussi que les femmes ont bien des choses à apporter aux grandes machineries que sont nos organisations, pourvu qu'elles ne s'empressent pas d'endosser de nouveaux habits mal ajustés pour elles ; elles portent généralement autre chose que la brutalité des ratios à court terme et les non-dits des stratégies de pouvoir. Edith Cresson, de ce point de vue, constitue bien une expérience repoussoir, Simone Veil une incarnation qui reste admirable et fondatrice, et Ségolène un tatônnement encore incertain, mais qui n'est pas sans vertu.

Les franc-maçons, qui se proposent d'être des "frères" entre eux, les qualifient de "soeurs". La référence n'est pas que de pure forme, elle institue le principe d'un rapport qui serait, pour une fois, déchargé des ruses du sexe, et invite à une rencontre plus authentique entre deux êtres - Rilke a dit là-dessus l'essentiel, qu'à la manière du débat sur les trente-cinq heures, celui sur la parité est aussi en passe de manquer. Nous y viendrons tout de même, à notre rythme ; pour l'heure, la phase de la conquête pour ainsi dire organique du pouvoir requiert encore trop d'énergie en elle-même pour laisser place à d'autres considérations, de portée plus profonde quant à l'évolution, pourtant déjà en gestation, de nos organisations.

Frères, soeurs. J'en viens au premier propos de cette note... pour la conclure, au moins temporairement. Comme Pontalis au seuil de son projet d'interroger la relation entre les frères, j'hésite à évoquer son livre : je vois bien à mon tour que cela m'entraînerait trop loin et, comme lui, je sens le piège d'une approche réductrice et entendue du sujet. Si la relation entre les frères, et la fraternité par extension, se résume à cette rivalité jalouse pour la préférence d'une mère (l'amour) ou l'élection d'un père (le pouvoir), à quoi bon poursuivre l'investigation ?

Voilà que le ciel se couvre de nouveau et qu'il recommence à neiger sur Columbus. Je prends le parti de commencer cette évocation par la bande en lui incorporant, chemin faisant, quelques dérivées plus personnelles.

17/12/2006

What France needs (un déjeuner de gauchistes au Press Club)

Décidément, pour les Britanniques, la France n'a pas son pareil pour inventer des mots intraduisibles : après "ultra libéralisme", voici le nouveau venu, le "déclinisme" et ses "déclinologues" associés que Jean-Pierre Raffarin, on s'en souvient, avait, bien en vain, tenté de discréditer par sa "positive attitude" (grotesque de la politique, et de la communication, lorsqu'elles ne sont pas assises sur un projet).

Chef du bureau de The Economist à Paris, Sophie Pedder précise d'entrée de jeu que ce n'est pas elle qui a placardé Margaret Thatcher sur le drapeau tricolore de la couverture de son magazine, début novembre, sur le sujet. Mais elle n'en pense pas moins. Pour elle, la situation de la France des années 2006 s'apparente à celle qu'a connu la Grande-Bretagne de la fin des années 70 : un pays bloqué, verrouillé, structurellement incapable de se réformer. Dérapage des finances publiques, niveau critique de l'endettement, un chômage de masse (10% environ, mais 20% des plus jeunes) et un marché du travail profondément clivé entre insiders et outsiders, une élite bien peu représentative de la diversité du pays, des banlieues qui explosent : la faillite du "président le plus impopulaire" de la Ve République est sans appel.

La France n'est pourtant pas sans atouts. Une population active parmi les plus productives au monde (on y travaille environ 1500 heures par an contre 1800 aux Etats-Unis, mais la productivité horaire y est très performante), de grands groupes florissants, habiles à saisir les opportunités de la mondialisation, une démographie plus dynamique que ses voisins, des décideurs publics de qualité, des grandes écoles qui occupent un rang honorable sur le marché international de la formation de haut niveau, bref, la France est un pays de contradictions, bloqué par ses contradictions. Seuls les petits pays homogènes (irlande, Pays-Bas, Danemark...) seraient réformables ? Mais qu'ont fait l'Espagne et le Canada avec leur économie et leurs finances publiques ? s'interroge The Economist, qui conclut d'un trait : "It's a matter of leadership". En renvoyant à la prochaine présidentielle. Une élection qui, entre le positionnement ambigu de Ségolène Royal et l'interventionnisme bien peu "libéral" de Nicolas Sarkozy, laisse pourtant Sophie Pedder bien perplexe.

Christine Fontanet, qui fut en charge de la communication d'Alain Juppé lorsque celui-ci tenta de réformer les retraites (un déjeuner de gauchistes, en somme) rappelle que les réformes entreprises au Royaume Uni dans les années 80 n'ont été rendues possibles que par une communication en profondeur, pendant deux ans, à travers tout un réseau de comités locaux avant de lancer les réformes elles-mêmes. Comme disent les spécialistes d'IECI, un cabinet de vieux routiers malins, "c'est la démarche qui construit l'objectif". Chez nous, ça se passe encore un peu trop à la télé et pas assez sur le terrain pour créer une réelle dynamique réformatrice. Rocard parti depuis belle lurette, DSK balayé, Sarko irrecevable, Bayrou improbable - bref, la voie royale vers l'aventure. Je reste pourtant persuadé que Ségolène peut déverrouiller le système, contre son camp.

11/12/2006

Démocratie & expertise (la leçon de Segolène)

Retour sur un sujet qui a beaucoup été évoqué à propos de la primaire au PS, et que l'on voit repoindre ici ou là au sujet du développement de la blogosphère. Argument : un homme, disons, un responsable politique n'a pas vocation à être le pur réceptacle de la parole publique, faute de quoi il se disqualifie en passant de leader à suiveur d'opinions et perd, au passage, à la fois sa colonne vertébrale et sa moelle épinière. En face, le clan des experts, qualifiés, qui oppose à cette logique "populiste" le primat d'une compétence technique sur les sujets du débat démocratique. Et qui se fait balayer d'un trait au premier tour de scrutin.

Question : que s'est-il passé ? Laissons de côté ici les arguments psycho-socio-politiques sur l'apparition de la madonne salvatrice et maternante face à la vieille garde machiste - un point de vue qui, pour n'être pas dépourvu d'intérêt, verra aussi son aspect sexiste et jeuniste se corriger avec le temps. Même si le niveau global d'éducation tend à monter, je ne crois pas que beaucoup de citoyens se fassent d'illusions sur leur capacité réelle à influencer les grands dossiers publics qui, dès que l'on rentre un tant soit peu dans le détail, technique précisément, ont tôt fait de décrocher (test possible, pêle-mêle, sur la parité USD/euro, la PAC ou la réforme de la justice).

Je crois en revanche fondamental pour le succès de tout projet, de laisser - non, le terme fleure trop la "tolérance"-, d'ouvrir délibérément un espace d'expression permettant aux gens d'entrer dans un projet, et plus exactement dans une dynamique. Si le projet est bon sur le fond, mais que je n'y ai pas accès, ou que je m'en sens exclus, alors je le jugerais mauvais - et ce, quel que soit le niveau de la population concernée. Essayez donc de faire adhérer un comité exécutif ou même un conseil de ministres à un projet sur lequel il n'aurait pas eu son mot à dire (je ne dis pas approuver mais adhérer, c'est-à-dire déjà agir pour le projet, à tout le moins le porter).

Tout le monde sait cela dans l'entreprise aujourd'hui et c'est ce qu'Herbemont & César, spécialistes de socio-dynamique, ont appelé de longue date un "projet latéral", c'est-à-dire un projet capable d'intégrer des demandes portées par les gens, de sorte que le projet de départ devienne aussi le leur - ce qui rend normalement la suite beaucoup plus efficace. Et comme le souligne le modèle "VUE" (Valeurs, Utilités, Envie) mis au point par les mêmes auteurs, cette intégration comporte inmanquablement une part d'irrationnel, ou disons plutôt la part affective (et statutaire) qu'il faut pour entrer dans la rationalité de l'autre. Ce n'est pas l'irrationnel qui a gagné, c'est le métier et celui-là, rien de nouveau depuis Weber, est d'abord l'art de la jauge et du désir.