04/10/2010
La société de l'affiliation (2) La référence et la fronde
Le tiers parti
Le réréfencement des trajectoires
Que le double l’emporte désormais sur le réel, cela ne va pas sans un flottement des identités et, partant, d’un besoin de légitimation par un tiers parti. Dans un univers marqué par les doutes nés de l’auto-valorisation de soi, des arabesques de l’auto-fiction et de l’éclatement des vérités objectives, le tiers est celui qui signale, recommande et valide. La marque et la trace à la même enseigne : pour l’entreprise comme pour l’individu, off et online, le tiers est la nouvelle source de la légitimité. Les corps intermédiaires sont morts, les tiers partis s’affirment : le réseau l’emporte sur l’institution et avec lui, le référencement individuel sur la représentation collective.
Cette émergence du tiers-parti va de pair avec un certain effacement de la frontière privé-public devenue, par nécessité, plus poreuse. Le cercle privé commençait à tourner en rond et la sphère publique à ne tourner plus rond. A l’heure d’Internet, être privé, c’est être « privé de » – tout à la fois, d’une reconnaissance, d’une contribution, d’un partage : d’une parole. Ces deux pôles sont aujourd’hui séparés moins par une frontière étanche que par une ligne tracée en fonction des situations. Facebok, à cet égard, n’est même plus un laboratoire avancé de ce brouillage des lignes : c’est le carrefour vivant des nouvelles logiques d’affiliation à la fois sélectives – on choisit – et transversales – on explore.
La primauté du commentaire
Modèle universel de la nouvelle société de l’affiliation, Facebook propose aussi l’agrégation d’un sens à la carte dans lequel se manifeste non seulement l’appartenance souple à une communauté, mais aussi un décryptage de l’actualité (ou un partage des vicissitudes de l’existence). En ce sens, le commentaire répond à l’information comme l’affiliation répond à la défiance. L’écosystème des relations agit comme un « écho-système » des contributions. A travers les liens partagés, l’information n’est jamais que le point de départ d’une discussion à laquelle chacun participe en fonction de son intérêt et de son humeur dans une logique de réciprocité, de respect – de différence mesurée.
Un forum permanent et, plus encore, un agrégateur vivant qui souligne encore, via les tiers, l’importance prise par l’affiliation comme système volontaire de prescription. Du réseau de voisinage à l’association d’anciens élèves, du site corporate au blog high tech, plus guère de communications qui ne s’appuient sur le témoignage, la référence, la recommandation. La communication est redevenue une expérience partagéede la communication.
L’ère de la fronde
« Parler juste »
L’on pourrait donc parler de tout et de n’importe quoi, n’importe comment, avec n’importe qui ? Jamais en réalité l’auto-régulation n’a été plus prégnante que dans la nouvelle société de l’affiliation. Le statut libre et engagé qui définit l’individu contemporain débouche sur l’exigence d’un « parler juste » au sein de communautés en réseaux dont il faut respecter les intérêts et les codes et de conversations en actions dont chacun est encouragé à renforcer l’impact. Il s’agit de parler juste. Le « parler vrai » se soumettait essentiellement à la nécessité d’un accord objectif sur les faits ; le « parler juste » exprime la revendication d’un constat factuel qui soit le point de départ d’une communication-action équitable.
Entendons-nous : ce « parler juste » n’a rien de programmatique. Il entérine même la primauté de l’économique et du culturel sur le politique, qui n’est plus guère en charge dans le désordre économique ambiant que du soft. Du régalien sans gourmandise. Dans un environnement marqué par l’incertitude et la complexité, le « parler juste » ne comprend pas une certitude sur les fins : il est essentiellement une exigence de méthode. Ce double paramètre : incertitude sur les fins, exigence de méthode, révèle d’ailleurs en passant une relative hybridation des modèles culturels français et américain tendant à associer justice et efficacité : une philosophie de la délibération d’un côté, une culture du processus de l’autre. La bonne direction (souhaitable) plutôt que le bon objectif (incertain). Pour boucler la relative universalité de ce système, on notera que le modèle chinois appuie cette évolution en insistant davantage sur une élaboration progressive que sur un but prédéterminé.
Sarcasmes et guerillas
Que le politique ou l’entreprise s’éloigne de cette double exigence de justice et d’efficacité, se dispense d’être exemplaire ou se mette à tourner en rond, et c’est le signal de la mobilisation. Lorsque les conditions d’une telle approche ne sont pas réunies en effet, plus qu’une contestation organisée, c’est une fronde véhémente et ponctuelle qui surgit, s’étend et se renforce pour rétablir ce que l’institution échoue à garantir.
A nouveaux médias, nouvelles guerillas – mobiles, inventives : efficaces. Pas de temps mort dans cette veille constante, figure retournée de la crise permanente. Dans les périodes de faible conflictualité, on glisse simplement de la guerilla au sarcasme, prise de position ironique ou décapante qui permet d’ailleurs tout autant d’exprimer une critique que de vérifier une appartenance. Le sarcasme, c’est l’extension du « fun » au débat public, c’est le nouvel « infotainment » sous l’influence des nouveaux prescripteurs.
Le nouveau visage de la mondialisation
Dans la société de l’affiliation, chacun devient membre d’une communauté-monde, partie prenante d’un continuum de relations et d’opportunités allant du local au mondial. Comme il y a une géographie des perceptions, il y a un monde mental essentiellement dessiné par un ensemble d’expériences et de connexions. La cartographie des relations devient le prolongement de la carte d’identité (au sens d’ailleurs propre sur Facebook, via l’application « TouchGraph »). Finis les menus imposés : cette communauté définit un monde à la carte, une sorte d’écosystème interpersonnel, association libre d’individus construisant des liens d’affinités et de partenariat, permettant de partager des préoccupations et des préférences mais suffisamment souple en même temps pour laisser à chacun la liberté de développer ses propres projets de façon autonome.
Philosophie de la co-production des trajectoires et des identités éminemment relationnelle et collaborative, l’affiliation renouvèle les questions inaudibles du siècle précédent tout en remplissant les vides de celui qui commence. Synthèse inédite du collectif et de l’individuel apparue de façon organique en réponse à la crise, elle pallie à l’éclatement de la filiation comme à la déshérence des partis. Avec cette révolution silencieuse, la morale reprend de la vigueur sous la forme à la fois soft et exigeante de l’éthique, l’existentialisme se refait une santé communautaire, la mondialisation prend un visage et un sens plus engageants : celui d’une exploration valeureuse, stimulante et partagée.
19:26 Publié dans De la démocratie vue d'Amérique | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : démocratie, société, politique, affiliation, facebook