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06/05/2013

L'intégration ou le chaos (Arthuis et les Wisigoths)

Lorsque la Grèce a intégré l'euro, les décideurs économiques européens avaient conscience qu'elle n'était pas au niveau des standards de l'Union européenne. La fuite en avant de l'économie espagnole ou l'absence de contrôle prudentiel sérieux en Irlande ne faisaient pas davantage mystère. Mais c'est comme si pour Jean Arthuis, qui planchait dernièrement sur le sujet devant la fondation Concorde, "l'euro avait agi comme un anesthésiant".

Dans ce contexte, si la crise des subprimes n'a pas eu d'impact majeur sur l'Europe, la crise des dettes souveraines a agi, à partir de 2009, comme un puissant révélateur des déséquilibres des finances publiques à la fois au sein de la plupart des pays européens, mais aussi entre un Nord excédentaire et un Sud déficitaire. "L'addiction à la dépense publique" va alors de pair avec l'absence de réformes structurelles (financement de la politique familiale, droit du travail, inflation des normes, etc) et de discipline budgétaire pour créer une situation européenne bloquée, critique et incertaine.

Seule issue, selon l'ancien ministre des Finances qui fut chargé par François Fillon d'une mission sur l'avenir de l'euro : mettre en place un véritable gouvernement économique européen incluant tous les pays de la zone euro. Il s'agit, en d'autres termes, de faire de cette zone le coeur d'un véritable fédéralisme, sur le modèle américain dans lequel l'union budgétaire a préfiguré une union plus étroite entre ses membres.

Le mécanisme européen de stabilité, doté de 80 milliards, peut y aider à condition que chacun prenne bien la mesure de ses obligations, notamment de surveillance de ses partenaires eu égard aux règles du pacte de stabilité et de croissance élaboré pour accompagner la mise en place de la monnaie unique. "Je n'ai pas fait mon travail" avoue ainsi humblement celui qui dirigea la commission des finances du Sénat et qui ne prit la mesure que tardivement de cette obligation au contact des principales capitales économiques européennes.

Il y a chez Jean Arthuis un mélange redoutable, à la fois lucide et tranquille, de bon sens paysan et de maîtrise technocratique dans lequel le président du Conseil général de la Mayenne, ministre des finances, déploie un discours réformateur proprement français, simultanément conservateur et critique, prudent et révolutionnaire. "Il faut un séisme sans qu'il nous emporte. J'ai conscience que ça ne va pas être simple..." avoue-t-il.

En mesurant, de son fief mayennais, l'effet multiplicateur des conservatismes conjugués des cabinets et des terroirs, on dirait presque qu'il s'en amuse. En quoi Houellebecq a peut-être raison de dire que "La France, c'est pas mal quand on est vieux".

28/04/2012

"Il n'existe en effet qu'un entrelacement magnifique..."

" L'homme peu instruit, poursuit Djerzinski, est terrorisé par l'idée de l'espace ; il l'imagine immense, nocturne et béant. Il imagine les êtres sous la forme élémentaire d'une boule, isolée dans l'espace, écrasée par l'éternelle présence des trois dimensions. Terrorisés par l'idée de l'espace, les êtres humains se recroquevillent ; ils ont froid, ils ont peur. Dans le meilleur des cas ils traversent l'espace, ils se saluent avec tristesse au milieu de l'espace. Et pourtant cet espace est en eux-mêmes, il ne s'agit que de leur propre création mentale.

Dans cet espace dont ils ont peur, écrit encore Djerzinski, les êtres humains apprennent à vivre et à mourir ; au milieu de leur espace mental se créent la séparation, l'éloignement et la souffrance. A cela, il y a très peu de commentaires : l'amant entend l'appel de son aimée, par-delà les océans et les montagnes ; par-delà les montagnes et les océans, la mère entend l'appel de son enfant. L'amour lie, et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison. La séparation est l'autre nom du mal ; c'est, également, l'autre nom du mensonge. Il n'existe en effet qu'un entrelacement magnifique, immense et réciproque."

Michel Houellebecq, in Les particules élémentaires

01/12/2010

Dix raisons de lire (1) Au bonheur des signes (tout compte fait)

Pourquoi lire ? s'interroge Dantzig avec un certain succès ces temps-ci (1). Il y avait eu l'acte gratuit de Gide au début du XXème siècle, nous voilà maintenant avec un éloge de l'acte inutile sur les bras. Je comprends le ressort de l'entreprise. Mais je préfère lui opposer une première série de dix livres en tâchant de les identifier chacun à une raison propre de lire, à un éloge en somme non de l'inutile mais de l'apprentissage, et de l'inspiration contre la rhétorique.

Pas d'ordre précis dans cette évocation, sinon celui d'un ordonnancement spontané de la mémoire. Une approche qui serait toute d'évocation - autour d'un moment, d'une trace ou d'une idée qui en cristalliserait la beauté, le sens ou la portée -, sur laquelle autrement dit l'idée serait moins de s'étendre que de s'entendre.

Les mots, Jean-Paul Sartre. C'est un livre que j'ai lu en khâgne et sur lequel j'ai travaillé à l'université dans un séminaire sur l'autobiographie (on ne parlait pas encore d'auto-fiction), qui lui associait Gide (Si le grain ne meurt) et Leiris (L'âge d'homme). Une combinaison inégalée de construction intellectuelle sous-jacente - un pied-de-nez, si l'on veut - et de manipulation des émotions. Epoustouflant, et d'une densité rare. Quant à la fac, ce ne fut qu'un bref passage en attendant une inscription en hypokhâgne, mais qui me parut long et passablement poussiéreux entre un proustien poussif et un dix-septiémiste poseur, et auquel je finis par préférer la construction d'une culture plus personnelle.

Le rivage des Syrtes, Julien Gracq. J'ai lu le Rivage assez tardivement, au retour de la coopération dans le Pacifique si je me souviens bien, entre Saint-Germain et Saint-Denis. Qu'en dire ? Une poésie tout en retenue, donc brûlante, qui se lit comme un évangile. Comme la révélation de ce qu'écrire, au sens de la création d'un univers propre, veut dire. Cette période de transition ne fut pas pour rien dans l'impression forte que me fit le livre je présume, car il me semble que les transitions sont des périodes privilégiées de captation. Cela vaut aussi pour la suite : passé les années de jeunesse, où prendre le temps, sinon dans les ruptures ou les interstices de la vie ?

Cent ans de solitude, Gabriel Garcia Marquez. J'ai une connaissance de la littérature sud-américaine plus que lacunaire, mais qui repose heureusement sur quelques solides ancrages (dont les livres de Borges). Ce fut une lecture d'adolescence, peut-être aux alentours de quinze ans. C'est une saga gourmande et drôle. Une fable latine que l'on retrouve d'ailleurs dans un registre à mon sens moins puissant mais tout aussi savoureux dans L'amour au temps du choléra. De Cent ans de solitude lu à quinze ans, que conserve-t-on ? Un sens de l'épopée. Quelque chose comme l'idée qu'il nous faudrait tâcher d'être généreusement créateur de notre existence. Et puis aussi l'humour comme un espace possible de la littérature au rebours d'un art européen, dans l'ensemble, plutôt sombre (2).

Les particules élémentaires, Michel Houellebecq. C'est une lecture plus tardive, au milieu des années 2000, lorsque je suis revenu à Paris. J'ai une fascination pour Houellebecq qui tient à deux choses : 1°) il est pour moi le Céline de la fin du siècle, dans une configuration similaire au Voyage (une autre étude de khâgne) : une ambiance de catastrophe générale, avec quelques lueurs improbables ; 2°) si j'avais écrit, c'est une part de ce que j'aurais aimé écrire. Il y eut aussi la puissance de Extension du domaine de la lutte, mais elle fut plus fulgurante (et libératrice par ailleurs pour ce que j'avais à solder). Là-dessus, je suis à peu près seul. Il y a une incommunicabilité de la passion pour Houellebecq, qui laisse les hommes raides et les femmes amères. Un problème néo-romantique assez banal, sur lequel j'ai fini par me décider à embarquer le livre de Bellanger à la Belle Hortense (c'est qu'au fond, je n'aime pas qu'on m'apprenne des choses sur ce que j'aime ou sur ce que je pourrais écrire).

Mythologies, Roland Barthes. Barthes, c'est comme Marx et Freud, mais en plus jouissif. Avec lui, il y a un bonheur singulier du décryptage (il y a une intelligence sans doute similaire chez Deleuze sur Proust ou chez Starobinski sur Rousseau, mais elle y est plus triste). Barthes, c'est une ressource précieuse et une inspiration créatrice. S'il fallait en retenir un, ce serait peut-être celui-là parce qu'il communique à la fois la liberté de penser, le plaisir du texte et l'intelligence des signes. C'est beaucoup, tout compte fait. L'enseigne-t-on encore ? J'ai un doute. Comme avec Borges, il ne faut pas exclure un risque de ringardisation. De ce point de vue, si Sartre s'en tire à mon sens, c'est que la passion chez lui (bien plus que l'engagement) l'emporte sur l'intelligence.

Il me semble que par les temps d'abondance littéraire que nous vivons, il serait sans doute salutaire  que chacun y allât ici de ses coups de coeur sur ses livres fondateurs.

Avis aux amateurs...

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(1) On avait trouvé intéressant, il y a quatre ou cinq ans, son Dictionnaire égoïste de la littérature française (qui fut, boulevard de Port Royal, un livre de toilettes aurait dit Barthes). Je ne fais ici que reprendre le titre de son dernier ouvrage sans l'avoir lu.

(2) Un peu avant dans un registre proche, en classe de troisième, il y eut aussi la découverte joyeuse des Exercices de style de Queneau. Heureuse rencontre scolaire ! C'est suffisamment rare pour être mentionné. Il reste pour moi que la tension entre gravité et fantaisie constitue l'une des principales difficultés de la littérature comme invention.

 

07/11/2007

Un bel ouvrage bleu nuit au grain de vieux coton... (autour d'Alabama Song)

Autant Trois jours chez ma mère, en 2005, m'avait laissé non seulement froid mais agacé (c'était une sorte de dissertation littéraire de la maturité, libre mais ennuyeuse - on voulait contrer Houellebecq, et voilà tout) tout comme, en sens diamétralement opposé, je fus saisi, un an plus tard, par Les bienveillantes, autant je suis enchanté de l'attribution du Goncourt à Alabama Song de Gilles Leroy. Je le dis d'autant plus volontiers que j'ai précisé ailleurs combien son épilogue m'a paru inutile, soudain, au sortir du roman. Travers d'époque. Deux ou trois pages de trop, le retour d'un égotisme lourd après un travestissement réussi et qui se suffisait pourtant à lui-même : ç'aurait presque pu être rédhibitoire.

Enchanté, oui, parce que le mot dit bien le rapport - avide -, que nous avons aux livres qui nous embarquent et auxquels on peut bien sacrifier une poignée d'heures d'un voyage, fût-il au bout du monde (j'avais, de la même manière, dévoré il y a quelques années, Une vie française de Dubois, au cours d'un week-end de mission en Nouvelle-Calédonie). L'histoire occultée de Zelda, que Leroy choisit de tisser entre le réel et la fiction, renaît ainsi avec une singulière vigueur et une poésie puissante - une poésie américaine, une poésie du Sud. Peut-être y fallait-il le cheminement d'un auteur français ? Car, enfin, je n'ai guère aimé Gatsby - la faute, pour le coup, à un mauvais professeur de lettre qui préférait les biographies aux textes et les chroniques de Cabourg aux analyses de Deleuze.

Bien sûr, on dit que l'histoire ne fait pas tout (Djian, récemment, commentant ses lectures avec un hommage appuyé à Lunar Park) et qu'elle n'est rien face au style. Bien sûr, il y a le plaisir du texte. Mais l'on peut aussi penser avec Godard et se laisser emmener par Truffaut. Et d'ailleurs, ce n'est pas tant l'histoire que la voix qui prend ici de la puissance. J'y reviendrai en me replongeant, de retour en Amérique, dans les notes que j'avais prises sur le livre en voyageant vers l'ouest.

En attendant, vous vous souvenez du parallèle que faisait Lepape entre la littérature et le plaisir amoureux ? Eh bien, essayez voir, dans la première librairie convenable qui vous passera sous le nez, de vous y arrêter et de vous saisir du bel ouvrage bleu mat, au grain de vieux drap de coton, paru au Mercure de France. Il y a un bonheur du texte. Mais il y a aussi un plaisir des textures.