16/04/2012
(1) Le totem et la signalétique (sur la sécurité)
Longtemps, j'ai méprisé la sécurité. Elle me semblait relever d'une conception étriquée de la vie et l'attachement qu'on lui portait m'apparaissait comme le contraire de l'aventure. A vouloir circonscrire tous les risques, quelles chances se donnait-on d'explorer quoi que ce soit ? A ce compte-là, on songe à sa retraite à vingt ans en faisant à peu près la même chose au même endroit pendant les cinquante années qui suivent et en rêvant à tout ce que l'on aurait pu faire une fois la retraite venue. Chacun est certes libre d'envisager sa vie comme bon lui semble, mais il n'est pas non plus interdit de penser que les longs fleuves tranquilles ont des sources plus tourmentées qu'il n'y paraît ; ce qui fait qu'une partie substantielle de la tâche des éducateurs consiste à provoquer des déclics qui rendent les choses possibles.
Un soir que j'étais à la maison avec Chiara qui, à six mois environ, se faisait une spécialité de me suivre partout et en particulier auprès d'un réfrigérateur américain regorgeant de promesses exploratoires diverses, je fis chuter le robot de cuisine, qui était posé au-dessus, en ouvrant la porte. Le robot, très lourd - il était en acier et pesait une bonne dizaine de kilos -, décida de tomber sur le plan de travail plutôt que sur sa tête. En quittant New York, nous l'avons vendu. Nous aurions pourtant dû faire de ce robot le principal objet de décoration de notre futur appartement : quelque chose entre le totem, qui conjura le sort, et la signalétique, qui indique la direction à suivre. Quelques semaines plus tard, ma fille, qui nous avait jusqu'alors habituée à rester immobile lorsqu'on la posait quelque part, fit l'espace d'un week-end deux ou trois chutes depuis notre lit (heureusement plutôt bas) en découvrant les joies de la vrille (1).
Surveiller et munir
Il devint clair dès lors : 1°) que sa sécurité était une priorité ; 2°) que cela devait nous conduire à adapter rapidement nos comportements à son univers (le même que le nôtre en apparence et pourtant radicalement différent dans sa réalité à elle) ; 3°) que veiller à sa sécurité consisterait pour l'essentiel à anticiper. Depuis, à la maison, dans la rue, en voiture, dans un jardin public, avec une rigueur qui n'est naturellement pas absolue, mon premier réflexe est de veiller à sa sécurité. Cela ne veut pas dire l'empêcher systématiquement de faire un certain nombre de choses a priori risquées. A peu près tout l'est à son âge ; et puis j'ai gardé là-dessus quelques leçons américaines utiles selon lesquelles il est plus efficace d'accompagner et d'encourager que d'empêcher.
Pascal Baudry (2) émet ainsi l'hypothèse que la façon dont les jeunes Américains sont encouragés par leurs parents à explorer leur environnement est à la base du sentiment de confiance et d'optimisme si souvent associé au caractère de cette nation. Il s'agit donc plutôt de faire en sorte que ce qui dans l'environnement de l'enfant apparaît potentiellement dangereux (un couteau tranchant, une prise non protégée, une voiture qui arrive à toute allure, etc) soit neutralisé, surveillé, ou bien manipulé avec le degré de prudence qui s'impose. Il s'agit simultanément de lui expliquer les refus qui reposent sur ce motif et de le munir des éléments d'appréciation et d'action appropriés de façon à ce qu'il devienne progressivement conscient et acteur de sa sécurité puis, chemin faisant, de ceux qui l'entourent.
Poser la sécurité comme la première des valeurs dans ce contexte, c'est évidemment souligner une préférence pour la vie (3). Mais c'est aussi élaborer ensemble une culture de l'attention à soi-même et aux autres (4).
L'art de (ne pas faire) la guerre
Je ne crois pas que le monde soit beaucoup plus dangereux aujourd'hui qu'hier. Compte tenu du haut degré de précarité qui a marqué la condition de l'homme pré-contemporain dans tous les domaines, j'inclinerais même à penser le contraire. Je conviens également volontiers que tout cela dépend aujourd'hui encore non seulement de l'endroit dans lequel on se trouve mais aussi du degré d'intégration à la communauté environnante. Je crois qu'il est préférable, en tout état de cause, d'avoir réfléchi quelques instants dans sa vie à la poignée de moments critiques qui ne manqueront pas de se poser de ce point de vue et, dans une certaine mesure, de s'y préparer raisonnablement.
Je suis aussi un adversaire de l'obsession sécuritaire qui me semble un non-projet. Je crois sur ce terrain à une combinaison républicaine de justice et de fermeté. Je crois surtout qu'il faut, dans la majorité des cas, traiter la violence non pas comme un phénomène en soi, purement psychologique si l'on veut, mais comme la manifestation d'un mal d'un autre ordre, de nature plus sociale et culturelle (5). Le fait est pourtant que nous avons tous eu un jour ou l'autre à faire face à une situation extrême mettant en cause notre propre sécurité ou celle des autres.
Je ne trouverais pas idiot, dans ce contexte, que les enfants soient initiés au cours de leur scolarité ou, à défaut, par leurs parents, à quelques techniques de survie, d'autodéfense ou de combat dans une approche civique. Cette démarche serait d'autant plus préventive que l'idéal de ces disciplines est de ne pas être utilisées ou de ne l'être qu'en dernier recours, ce qui leur confère une valeur qui est principalement d'assurance et de dissuasion. Tous ceux qui ont peu ou prou pratiqué les arts martiaux savent d'ailleurs que l'esprit y gagne en fermeté autant que le corps en agilité et qu'au total, les individus y conquièrent en général un degré supérieur de maîtrise de soi lorsque les événements dérapent (6).
Extension du domaine de la civilisation
Il ne faut d'ailleurs pas beaucoup pousser le raisonnement pour étendre cette approche, pêle-mêle, à la diététique, à la santé, à la psychologie ou encore à l'anthropologie. On a d'autant plus peur que l'on ne connaît pas ce que l'on doit affronter et la peur, qui n'est pas un mauvais signal en soi si elle n'a pas pour effet de paralyser, appelle même l'agression dans une certaine mesure. Il ne s'agit pas dès lors de chercher à tout savoir mais de mettre au point des éléments de méthode qui permettront de comparer, de juger, de réagir, bref, de faire preuve d'une intelligence des situations, d'un sens pratique et d'une capacité d'adaptation de nature à favoriser une exploration du monde aussi éclairée et assurée que possible. Le contraire, ce serait la culture de l'entre-soi et du ghetto, fût-ce sous les latitudes les plus éloignées. Mais l'endogamie n'est pas une option car elle n'est pas plus intéressante qu'efficace, sinon peut-être dans son aptitude à produire des crétins.
On s'appuie souvent sur la sécurité dans l'industrie pour bâtir une démarche de progrès individuelle et collective parce le sujet est relativement consensuel par nature. La société gagnerait sans doute, de la même manière, à diffuser une culture de la sécurité qui soit synonyme non de peur, mais de progrès (7). Car, de même que la sécurité est parfois considérée comme un indicateur synthétique du niveau de performance opérationnelle dans l'industrie, de même elle serait un baromètre intéressant du degré de civilisation au sein d'une société donnée, en partant de l'hypothèse que les sociétés pacifiques atteignent à un degré supérieur de bien-être et d'harmonie dans les rapports humains.
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(1) En réalité, cette prise de conscience débuta une dizaine d'années plus tôt, à la fin des années 90. Sur le plan professionnel, je découvris alors l'importance de la sécurité dans l'industrie. L'intégrité physique des gens, parfois leur vie, y sont en jeu chaque jour et cela change naturellement les données du problème. C'est aussi une question complexe tant elle a à voir avec les comportements, parfois enracinés dans des cultures dont la rigueur n'est pas le paramètre dominant. Sur un plan plus personnel, j'eus alors également l'occasion d'observer de près l'éducation que donnait une amie autrichienne à sa petite fille, Léa, alors âgée de deux ou trois ans. Sa philosophie, issue pour le coup d'une culture aussi généreuse qu'exigeante, consistait à laisser une très grande latitude de découverte et d'action à l'enfant, y compris au contact d'objets dangereux, à partir du moment où elle-même se trouvait présente et pouvait ainsi accompagner et, le cas échéant, corriger le processus d'apprentissage. L'incident du robot - un presqu'accident au sens de l'industrie à considérer avec d'autant plus d'attention que, s'il n'a produit aucun dégât, il aurait pu se traduire par des conséquences catastrophiques - n'a fait que parachever cette prise de conscience par un commandement d'agir.
(2) "French and Americans - The Other Shore", Ed. Les Frenchies Inc., 2004
(3) Ce qui n'implique pas au passage une aversion équivalente pour le risque. Tout dépend en réalité de la nature du risque dont on parle : remonter une autoroute en sens inverse n'est pas du même ordre que de changer de job. Je me demandais, en écrivant ces lignes, quelle serait le cas de figure dans lequel je pourrais imaginer de gifler ma fille pour un manquement grave qu'elle aurait commis à sa sécurité. J'imaginais alors une situation dans laquelle, se préparant à sauter en parachute, elle s'amuserait à plier au préalable ledit parachute avec une légèreté qui, dans ce domaine, aurait toute chance de se conclure par un atterrissage en piqué à 300 km/h. Ce principe est un peu l'équivalent dans le domaine privé du droit d'alerte signalant, en droit du travail, un danger grave et imminent. Il y a des situations de danger qui ne se discutent pas au moment où elles sont susceptibles d'intervenir et qui imposent une action immédiate, la gifle symbolisant à cet égard un arrêt immédiat de l'expérience jusqu'à preuve de la capacité à la mener correctement. J'avais un tempérament aventureux, ma fille semble plus prudente. Beaucoup de parents sont d'accord, de fait, pour convenir que tout ceci est aussi affaire d'adaptation : à l'âge, à la personnalité des enfants, à la situation, etc.
(4) Une campagne de communication intéressante à cet égard est celle que nous avions conçue et déployée au sein d'Eramet sur le thème : "On a tous envie / de protéger nos vies". En associant dans quatre ou cinq langues, un parent, collaborateur du groupe, et son enfant, on donnait soudain à cet impératif réglementaire, de portée très inégale selon les cultures dans lesquelles nous évoluions, une force émotionnelle qui généralisa la prise de conscience et accompagna le redressement de nos résultats dans ce domaine.
(5) François Bayrou a dit à ce sujet au cours de la campagne quelque chose de très profond en soulignant que la violence s'expliquait souvent par un rapport déficient au langage. Jeune maître d'internat lorsque j'étais en khâgne, je me souviens ainsi d'un pensionnaire qui faisait n'importe quoi et qui, lorsqu'on le prenait à part pour le cadrer, opposait à tout cela un mutisme de pierre. J'ai fini par comprendre que, pour lui, les mots n'avaient ni sens ni pouvoir. Je pense qu'il avait été copieusement battu depuis son plus jeune âge et qu'à l'école comme à la maison, il attendait les coups. Les situations de violence dans lesquelles le langage n'est d'aucun secours sont à la fois rares et extrêmes. Dans neuf cas sur dix, avec un peu de lucidité et de sens des situations, on peut réussir à les démêler (je me souviens ainsi d'une jeune femme dotée d'un degré d'assurance, de gaieté et d'empathie qui s'avérait totalement désarmant dans les situations de ce type). Le problème, c'est de sentir venir le dixième, et la seule question qui vaille alors, c'est de ne pas s'en poser pour s'éloigner au plus vite.
(6) Alors que j'effectuais ma préparation militaire, on nous fit rentrer un beau matin dans un bunker. Dix masques à gaz étaient laissés à l'intérieur sur le mur opposé, à six ou sept mètres environ devant nous. Or, nous formions un groupe de onze personnes. L'exercice consistait à laisser éclater une grenade à gaz en refermant la porte. Deux options extrêmes se présentent dans un tel scénario : le premier consiste à se jeter sur le premier masque venu en écartant tout sur son passage puis, si possible, à le conserver pendant toute la durée de l'exercice ; le second à ne pas bouger en faisant comprendre aux autres que le groupe dans son ensemble a intérêt à une circulation régulière des masques au moyen de laquelle il peut parfaitement gérer cette situation, même si deux ou trois éléments du groupe ont davantage besoin des masques que les autres. Je recommande l'exercice à tous les philanthropes.
(7) Je note à cet égard que le thème de la maîtrise des risques et du renforcement de la sécurité est à compter parmi les principes directeurs qui structurent la Stratégie Nationale de Recherche et d'Innovation en particulier dans le domaine de l'environnement et de la santé.
23:35 Publié dans Variations | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : éducation, valeurs, sécurité, pascal baudry, république, bayrou, eramet
18/02/2007
Frère du précédent (Jean-Paul, Jean-Baptiste, Jean-François et les autres)
Je ne pouvais pas ne pas prendre un authentique plaisir à un livre qui attaque par la galerie des "salauds" de Bouville et qui enchaîne par la derniere phrase des Mots. J'ai passionnément aimé Sartre : la culture travaillée au corps, le parti de descendre dans l'arène et, par dessus tout, une écriture d'une efficacité toute corrosive. Adolescent, il a été mon maître, et je n'en connais pas de meilleur. Aron vient plus tard, et c'est bien assez tôt. " Devenir adulte, rappelle Pontalis, est une mutation qui tue l'enfance complice, la jeunesse aventureuse". Si bien qu'aujourd'hui encore, je regarde ceux qui, prenant prétexte des errements marxistes d'après-guerre, le conspuent, comme un troupeau de bovins. Encore ai-je une authentique affection pour les vaches.
Je dois bien avoir été l'un des rares à la fac à m'être envoyé la Critique de la raison dialectique pour préparer un exposé sur Les mots dans le cadre d'un séminaire sur l'autobiographie, qui faisait également un sort à Leiris et à Gide. Je me suis de même signalé par une référence mémorable à un texte sur le procès de Burgos tiré du volume X des Situations à un oral de l'Assemblée nationale qui commença, à la fin d'un commentaire d'un texte d'Etchegoyen, par une question ouverte sur le Pays basque. L'enchaînement rapide sur les mérites comparés du Pacherenc de Vic-Bilh et du Madiran, plus apprécié dans ce temple des terroirs, n'a pu faire oublier l'extravagance.
Je repense aussi à la préface au vitriol d'Aden Arabie, ce petit livre vert que me conseilla Jean-François naguère, et qui m'a longtemps tenu lieu de carnet de route. J'ai fait du coup entre la bibliothèque et la chambre des voyages que j'aurais pu entreprendre autrement. Je me suis rattrappé par la suite ; au moins, je ne sombrerais pas dans le piège, prosaïque ou illuminé, de ceux qui revenaient, l'air entendu, de lointains continents. Lévi-Strauss m'y a aussi aidé, aux antipodes, avec ses Tristes tropiques par lesquels je démarrai alors hardiment une thèse d'anthropologie.
Et pourtant, le livre de Pontalis le prend sur un tout autre ton, qui n'est pas d'affrontement corrosif mais de libre recherche - ce n'est pas le moindre de ses mérites, dans une époque qui oscille entre l'oukaze et la soupe : celui d'une invitation subtile et éclairée à une exploration de soi mêlant la littérature et la famille, à partir de la suggestion que lui fit un jour son frère aîné (J.-F.) d'être mentionné comme "frère du précédent" si d'aventure un dictionnaire venait à lui consacrer une notice biographique. Renversement qui n'échappe pas à l'auteur, tout admiratif, plus jeune, de son aîné. Et de s'embarquer, d'abord à rebours, dans l'investigation de ce qu'est une relation entre des frères.
De Caïn et Abel à Maupassant, en passant par Louis XIV et Philippe d'Orléans, Proust, les Goncourt, Van Gogh, Freud (qui fut l'aîné d'un petit Julius, décédé par la suite), Champollion et, naturellement, J.-B. et J.-F., rien qui n'aille moins de soi que cette aimantation en forme d'attraction-répulsion ("hainamoration" aurait dit Lacan) autour du pôle parental. Quel est donc cet intrus ? s'interroge l'aîné. Pourquoi est-il le premier ? se demande son cadet, dans un ressassement croisé qui traverse la vie, et dont on ne sort des crispations que par intermittence - autant dire par miracle.
Autant d'affrontements autour du noeud originel, souvent violents sur un plan à tout le moins psychologique, qui ne disent pas leur nom. Pontalis cite à ce propos le mot d'un analyste qui, après avoir longuement écouté deux chercheurs se quereller à propos de la validité de leurs théories respectives, en vint à conclure : " Ce qui constitue le fond de votre désaccord, c'est ceci : ta mère contre la mienne". Soit. Mais que faire quand il s'agit de la même ?
"Aurais-je méconnu mon frère ?" s'interroge plus loin l'auteur ; et s'il était "un double, un autre trop semblable tel un miroir déformant dans lequel nous refusons de nous reconnaître ?". De fait, ce qu'il y aurait de terrible dans les familles, "c'est que l'on se trouve contraint de se différencier". Goethe dit quelque part qu'être adulte, "c'est comprendre ses parents et leur pardonner" - d'un propos à la fois juste et injuste (comprendre et accepter eût pu suffire). Mais il faut aussi un peu de courage par la suite, pour remonter aux sources de la différenciation d'avec un frère afin d'en saisir la part, nécessairement artificielle, de ce qu'ont alors projeté les adultes sur nous. Cela ne change rien, n'arrange pas davantage les choses, mais reste une entreprise instructive, libératrice à la manière des bonnes psychanalyses, à tout le moins pour soi. C'est, après tout, un peu de vérité de gagné. Quant à savoir quelle dose de vérité l'on est en mesure de supporter, c'est une autre affaire. Sartre disait à ce propos mesurer la force d'une vérité au déplaisir qu'elle lui causait. J'ai encore un peu de difficulté avec le déplaisir ; mais je vois bien la nécessité d'une pensée de l'inconfort qui serait le contraire, non du plaisir, mais de la complaisance.
A la suite des pistes tracées par Deleuze et Guattari dans l'Anti-Oedipe (pas d'intimité sans Histoire) ou, aussi bien, de l'entreprise inverse menée par Sartre dans la Critique de la raison dialectique (pas de Politique sans inconscient), Pontalis ne dédaigne pas, dans son exploration plurielle, les éclairages d'une histoire de portée plus collective. Fraternelle la Révolution française ? Mais les belles déclarations de la Constituante ont bel et bien sombré, de clubs en clivages, dans l'affrontement le plus sanglant pour la conquête du pouvoir. Sans oublier l'épisode, tout récemment réhabilité par le beau film de Christian Carion, de la fraternisation des troupes autour des tranchées de l'hiver 1914. Je ne crois pas à la fraternité, conclut en subtance Pontalis de ces deux épisodes - et qu'elle soit pris pour le modèle plus général d'une relation entre les hommes n'est pas à cet égard sans poser le problème d'une immense dénégation -, mais plutôt à la possibilité d'une fraternisation.
Depuis Rousseau - qui eut tôt fait lui-même d'écarter un frère gênant de ses Confessions (ce qu'explore à son tour Stéphane Audéguy dans Fils unique) -, le détour ethnologique est de mise. D'abord par le rappel des "cannibales" de Montaigne que je ne résiste pas au plaisir de reprendre en repensant aux propos rigolards de Bernard Lepeu, alors leader de l'Union calédonienne, il y a quelques années, face aux caméras de Canal + rappelant qu'il fut un temps pas si lointain où les Kanaks ne dédaignaient pas de manger un ou deux Blancs à l'occasion... "Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu'autant que leur nécessitez naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu pour eux. Ils s'entr'appellent généralement, ceux de mesme aages, frères". Un propos qui annonce les analyses contemporaines de Clastres sur La société sans l'Etat, qui restent des pistes fécondes pour qui se penche sur les logiques du pouvoir ou, pour mieux dire, sur l'art du contre-pouvoir et de la ruse opposée à la coercition, à l'oeuvre dans les sociétés traditionnelles.
Dans ce qui devint une passion tardive ("Je n'ai voulu nouer qu'une petite liaison et j'ai découvert à mon âge que je dois épouser une nouvelle femme"), Freud reprit en partie l'idée de Montaigne dans la théorisation anthropologique de Totem et tabou. Pour lui, c'est le meurtre libérateur du père, chef écrasant de la horde, par les fils rassemblés, qui fonde la société des frères, le passage de la violence à la loi et, partant, les bases de la civilisation. Des temps archaïques à une histoire plus récente, la fraternité se retrouve ainsi entachée de la même ambivalence. Au point que Pontalis suggère de lui substituer le terme de "frérocité". Et de citer Baudelaire : "Et cependant voilà des siècles innombrables / Que vous vous combattez sans pitié ni remord, / Tellement vous aimez le carnage et la mort / ô lutteurs éternels, ô frères implacables !".
Et si la quête d'un "vrai frère" se ramenait, au fond, à celle d'une "mère idéale" ? qui serait "disponible quand on a besoin d'elle, attentive et discrète, à la fois distante (...) et proche. Elle est là, c'est tout et c'est assez pour qu'on puisse accorder un peu plus de confiance au monde et à soi". L'entreprise, l'armée, le club, l'équipe, la loge ; la République même, portée par une nouvelle Marianne - serait-ce donc une ultime tentative pour réconcilier les Français, ces frères belliqueux ? Que l'on songe aux discussions qui opposent, dans les familles, ceux de droite et ceux de gauche - deux clans pour une même mère patrie, indivisible martèle-t-on à l'envi, comme en une incantation désespérée de conjurer l'impuissance d'un lien social qui, depuis vingt ans, se défait sous nos yeux.
Littérature, philosophie, psychanalyse, ethnologie - tout à une lecture plurielle du réel, à la fois anthropologique et intimiste, ces livres-là (une enquête "en forme de spirale" suggère l'auteur), pleins de trouvailles, d'interrogations ouvertes et de pistes esquissées - intelligents au double sens de l'élucidation et de la connivence -, tournant le dos aux dogmes autant qu'aux classifications, nous font du bien. J'aime l'humanisme des psychanalistes : trempé dans cette passion immémoriale pour le Mal, il part de loin. Ce n'est peut-être pas la République des livres chère à Assouline ; mais c'est à coup sûr, sous l'égide de Champollion, Proust et Freud réunis, la fraternisation d'une entreprise de déchiffrage.
17:37 Publié dans Qu'est-ce que la littérature ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Sartre, Freud, Montaigne, fraternité, ethnologie, psychologie, République