Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

12/04/2012

Education et valeurs (avant-propos) : l'exploration et le compagnonnage

Je confesse un rapport ambivalent aux valeurs. D'un côté, mon éducation me conduit à ne pas les considérer comme tout à fait inutiles ; de l'autre, mon parcours industriel m'incite à les regarder, sinon avec scepticisme, du moins avec l'exigence de les rendre aussi concrètes que possible. Cette combinaison de lyrisme et de doute aurait pu neutraliser le projet de les formaliser ; elle lui donne au contraire une méthode utile.

Les valeurs, nos valeurs, ne sont en effet ni vraiment descriptives - elles ne se confondent pas avec la réalité : nous n'aurions nul besoin de les énumérer dans un monde parfait à nos yeux -, ni totalement prescriptives - à être de purs objectifs, elles perdraient le socle de l'histoire et de la réalité sur lequel elles doivent toujours s'ancrer un peu sauf à évacuer toute dimension éthique de nos existences ce que, avec ou sans Dieu et même chez les sales types, je ne crois pas possible. Une valeur est fondamentalement une tension entre le rêve et l'idéal et c'est cette tension-même entre le déjà là et le toujours à construire qui fait sans doute l'essentiel de son intérêt. Sous cet angle, on peut alors mener l'exercice sans avoir trop à craindre de sombrer dans l'incantation ou le panégyrique. 

Etait-ce la réactivation à travers la naissance de ma fille de lectures plus ou moins anciennes allant de Rousseau à Pennac en passant par Dubet, Robinson ou Christensen ? L'occasion de mettre en pratique un certain nombre de contributions éducatives de portée plus générale (des cours de soutien scolaire, un exposé sur les "nouveaux papas", un séminaire de culture générale, un plaidoyer pour la mobilité internationale, un engagement pour l'enseignement supérieur, etc) apportées à diverses organisations depuis une vingtaine d'années ? L'effet du bouleversement inévitable, dès les premiers mois de la paternité, d'une hiérarchie que l'on croyait pourtant solidement établie ? Ou, à l'inverse, le signe d'une incapacité à inventer au fil de l'eau ce qui finirait par s'imposer de soi-même et plus sûrement par l'exemple que par la réflexion ? Une façon de se rassurer en se donnant, au-delà d'écarts inévitables, l'illusion de la maîtrise ?

Sans doute entra-t-il dans ce projet un peu de tout cela à la fois. Dès avant la naissance de ma fille, je me suis interrogé avec force sur les valeurs que je souhaitais lui transmettre. Les choses ne se sont guère arrangées après coup. J'ai aussi questionné les autres - famille, amis, collègues, camarades - en recueillant des réponses qui parlaient de bonheur ou d'éducation, dont je confesse qu'elles m'ont le plus souvent laissées sur ma faim. En fait, à l'exception notable de l'éclairage que m'apporta là-dessus une amie canadienne et de la longue réponse que finit par me faire mon père sur le sujet, j'eus le sentiment général que cette question de la transmission des valeurs n'en était pas réellement une pour la plupart des parents. Dommage : je rêvais sur l'éducation d'un manifeste de génération qui fût le contraire d'un système éducatif, une sorte de bricolage amical dans lequel les leçons de l'expérience se seraient joyeusement mêlées à l'exercice d'une pensée libre (1).

En réalité, nos vues sur le sujet dépassent rarement un ensemble de réflexes conditionnés que nous a refourgué notre propre éducation et que vient le plus souvent affermir plus que questionner une sorte de confiance instinctive dans ce que nous sommes. Bienheureuse confiance ! Je suis, donc j'éduque. L'éducation a ses raisons, que la raison ignore. En somme : on est ce qu'on est, il faut ce qu'il faut, ça coûtera ce que ça coûtera... Je ne prétends d'ailleurs pas que les éducations réfléchies soient meilleures que les autres ; j'inclinerais même à penser qu'elles tourneraient plus volontiers au désastre. J'ai pourtant persisté dans ce projet au point de noter de-ci de-là, entre un premier pas et une énième couche, quelques valeurs qui m'ont semblé dignes d'intérêt au long des premiers mois, puis des toutes premières années de ma fille. 

Je l'ai fait sous l'effet à la fois d'une hantise et d'une révélation. La hantise serait de disparaître avant d'avoir pu réellement entamer avec elle une série de conversations sur ces sujets qui allassent au-delà des "colloques" que je tiens avec elle depuis sa naissance dans un charabia improbable, sorte de mix d'ontologie, de swahili, de jeux et de langages des signes. Je nous trouve parfois bien confiants en effet, entre les tsunamis qui se lèvent et les gens qui tombent, de faire comme si l'éternité était devant nous. Il ne me semble pas complètement idiot dans ce contexte de tâcher de laisser là-dessus quelques vues personnelles, ne serait-ce que pour donner à ma fille une occasion rêvée d'en prendre le contre-pied plus tard (2).

La révélation vient d'une intervention d'un professeur de management à Harvard, Srikant Datar, à l'occasion d'une étude de cas relative à une start-up (3). Srikant est un homme respecté tant pour l'étendue de ses connaissances que pour sa sagesse ; il fut d'ailleurs retenu par ses pairs, il y a deux ans, parmi les trois candidats au poste de Dean de l'Ecole. Cet homme bienveillant établit un jour un parallèle qui me sembla lumineux entre la conduite d'une entreprise et l'éducation d'un enfant à partir d'une réflexion sur les frontières.

Pour simplifier le propos et m'en tenir ici au sujet qui nous occupe, il défendait l'idée que les systèmes de valeurs sont d'autant plus nécessaires que nous évoluons dans un monde incertain. A défaut de pouvoir connaître non seulement toutes les réponses aux questions d'aujourd'hui, mais aussi toutes les questions aux réponses de demain, il pouvait être utile d'établir un certain nombre de jalons de nature à guider ce mélange d'exploration et de compagnonnage à quoi peut peut-être se résumer une éducation décente. J'en ai tiré un encouragement secret à poursuivre cette recherche.

_____

(1) Heureusement, les choses ont fini par s'arranger chemin faisant et diverses contributions viennent régulièrement enrichir depuis lors cette conversation ouverte. Je les tiens pour une part essentielle de cette recherche.

(2) Je note que ce travail de contestation a déjà commencé depuis l'âge d'un an et demi environ. Mais il prend à cet âge un caractère de contestation systématique, volontiers ludique, qui s'inscrit dans un processus de construction psychologique, non dans un exercice de contestation morale.

(3) Voir à ce sujet le rapport Harvard sur http://oliveretcompagnie.blogspirit.com : (1.1.2.) Le temps des remises en cause (l'éthique de responsabilité selon Srikant Datar).

14/11/2010

Révolution pour l'éducation (2) Le plaidoyer de Pennac (le problème de la noyade)

Evoquer de nouveau les questions relatives à l'éducation me replonge dans le livre de Daniel Pennac, "Chagrin d'école", que j'avais lu avec intérêt il y trois ans et qui, sous un angle trop souvent ignoré ou mal traité par le système éducatif, me paraissait juste. Lorsque le débat sur le sujet finit par parler de tout : des programmes, des horaires, des profs, des débouchés, des aides... etc, sauf de l'expérience des élèves, ce n'est sans doute pas inutile de faire un sort au récit des infortunes de l'élève contemporain.

"Tu crois qu'il s'en sortira un jour ?" s'inquiète, en ouverture du livre, la mère de Pennac auprès de son mari. "C'est que je fus un mauvais élève et qu'elle ne s'en est jamais tout à fait remise" poursuit l'auteur. Une année entière pour retenir la lettre a... mais un apprentissage qui finit tout de même par le mener à une licence de lettres en 1968. Ce qui fait alors dire à son père, gentiment ironique (il y eut tôt entre eux une relation de connivence) : "Il t'aura fallu une révolution pour la licence, doit-on craindre une guerre mondiale pour l'agrégation ?".

Un livre de plus sur l'école ? "Non, un livre sur le cancre ! s'écrie Pennac. Un livre sur la douleur de ne pas comprendre et ses dégâts collatéraux". Le cancre, c'est en effet celui pour qui "les mots du professeur ne sont que des bois flottants auxquels le mauvais élève s'accroche sur une rivière dont le courant l'entraîne vers les grandes chutes. Il répète ce qu'a dit le prof. Pas pour que ça ait du sens, pas pour que la règle s'incarne, non, pour être tiré d'affaire, momentanément, pour "qu'on me lâche". Ou qu'on m'aime." Le propre des cancres, c'est qu'ils se racontent en boucle l'histoire désespérée de leur cancrerie sur le thème du "je suis nul", "je n'y arriverai pas"...

Dans le cas Pennac malgré tout, pas plus d'explication sociale que familiale. On a affaire à "un cancre sans fondement historique, sans raison sociologique, sans désamour : un cancre en soi"... Mais un cancre joyeux à l'extérieur de la classe - clase qui ne lui donne qu'une seule envie : fuir - et plutôt habile aux jeux. Si cela avait été d'époque, Pennac aurait rejoint une bande, le bonheur de pouvoir se dissoudre tout en ayant la sensation de s'affirmer"... Lorsqu'il fait échouer par son silence les enquêtes sur les bêtises du moment, il y aurait une sorte de volupté vengeresse du cancre à faire échec à un système qui, au fond, se mettrait lui aussi à avoir peur de ce dont il serait capable. Ce qui fait dire justement à l'auteur : "La naissance de la délinquance, c'est l'investissement secret de toutes les facultés de l'intelligence dans la ruse".

Ce qui sauve alors, ce ne sont pas les experts éclairés, ce sont les profs bienveillants qui comprennent que ce n'est pas fondamentalement un problème de capacité intellectuelle mais de verrou psychologique. C'est le syndrome de "l'oignon qui entre dans la classe : quelques couches de chagrin, de peur, d'inquiétude, de rancoeur, de colère, d'envies inassouvies, de renoncements furieux, accumulées sur fond de passé honteux, de présent menaçant, de futur condamné"... Et qui persévèrent, ces éducateurs, dans leur tentative de sauver le noyé. Qui cassent cette vision abyssale d'un futur sans avenir qui, de sermons en moqueries, finit par développer une passion en effet, mais pour l'échec. D'ailleurs, quand Pennac lui-même devient prof dans les années 80, le contexte social de l'époque n'arrange guère les choses : c'est "chômage et sida pour tout le monde".

En mettant en relation les doutes de l'adolescent et l'angoisse du retraité, Pennac souligne combien nous pouvons passer une bonne partie de notre vie à jouer des rôles qu'au fond, nous n'incarnerions pas vraiment. " Maléfice du rôle social pour lequel nous avons été instruits et éduqués, et que nous avons joué "toute notre vie", soit une moitié de notre temps de vivre : ôtez-nous le rôle, nous ne sommes même plus l'acteur. Ces fins de carrière dramatiques (Pennac prend l'exemple d'un coordonnier et d'un dirigeant politique) évoquent un désarroi assez comparable à mes yeux au tourment de l'adolescent qui, croyant n'avoir aucun avenir, éprouve tant de douleur à durer. Réduits à nous-mêmes, nous nous réduisons à rien. Au point qu'il nous arrive de nous tuer. C'est, à tout le moins, une faille dans notre éducation". 

La vie du cancre relève souvent d'un mélange de "sidération mathématique et de paralysie mentale", sur fond de perplexité syntaxique pourrait-on ajouter. Dans ce contexte, le cancre investit une partie non négligeable de sont temps à échafauder les mensonges qui vont l'excuser jusqu'au : "C'est ma mère !... Elle est morte" de Truffaut. Ce qui le sauve ? Des professeurs bienveillants, ou ingénieux - tel professeur de français qui, s'extasiant de l'inventivité des ruses du cancre, finit par lui commander un roman - sujet libre ; ou tel autre l'aiguillant vers des lectures marquantes (dont le "Mythologies" de Barthes pour Pennac). Un désir de s'épanouir soudain à l'ombre, puis dans le sillage d'un prof exemplaire. Et bien sûr, des amours, surtout quand elles tirent vers le haut - une hypokhâgneuse pour l'auteur alors qu'il est encore en terminale. Et puis, chez les plus jeunes, cette idée simple et solide qu'il faut soigner le mal imaginaire non pas des encouragements généraux, mais par une pratique reprise, relancée, renouvelée de la matière qui pose problème. En lieu et place des usuelles jérémiades socio-psychologiques, du travail, de l'attention et, de la part du prof, et de l'inventivité.

Au fond, nous dit Pennac, ce qui fait la différence entre les bons élèves et les élèves à problèmes, c'est la vitesse d'incarnation, la capacité à être présent ici et maintenant sur une matière ou un sujet donné. Ce qui renforce la nécessité pour le professeur, non pas d'ânnoner une leçon comme c'est trop souvent le cas, mais d'être réellement présent, d'animer une matière et, ce faisant, de se donner une petite chance d'allumer une étincelle dans le regard de l'enfant perdu, toujours un peu ailleurs. Au rebours de quelques fadaises pédagogiques faciles (notation avilissante, calcul mental abrutissant, dictée réactionnaire, etc), un peu de rituel ne peut pas faire de mal dans ce contexte, tel celui consistant à établir un peu de vrai silence avant de commencer le cours à proprement parler.

Chez Pennac, le prof, on faisait des dictées, beaucoup de dictées, et on apprenait par coeur, des textes, beaucoup de textes. Explication : "En apprenant par coeur, je ne supplée à rien, j'ajoute à tout. Le coeur, ici, c'est celui de la langue". Constant, Rousseau... Peu à peu, on passe de l'exercice de la mémoire à l'intelligence des textes, sans écarter le jeu à l'occasion, l'agilité qu'il développe, le plaisir qu'il renforce, la fierté qu'il affermit lorsque le défi lancé se trouve relevé. Pennac se spécialise sur les collèges où l'on échoue beaucoup, où peu à peu les ados s'abandonnent à leur sort en se traînant avec peine jusqu'au lycée ou vers des voies de garage, "ne sachant point user d'eux-mêmes et ne mettant leur être que dans ce qui était étranger à eux". (Rousseau).

Remède : leur réapprendre l'effort et, pour cela, leur redonner le goût de la solitude et du silence, celle de la maîtrise du temps aussi, donc de l'ennui. En finir avec la "pensée magique" qui donne l'impression qu'on n'y arrivera jamais, rompre le sortilège du zéro en orthographe par exemple. Mais la pensée magique, ce pourrait être aussi la façon dont, au sein de l'Education nationale, chacun de la maternelle (c'est la faute des parents) à l'université (c'est la faute au lycée) est prompt à trouver des coupables en s'exonérant de l'affaire. Le débat s'étend bien sûr aux familles, aux écoles de pensée ("pédagogues bêtifiants" contre "Républicains élististes") et aux sensibilités politiques (en gros, le camp de l'effort et celui de l'injustice).

Une fois de plus, l'approche quantitative primerait sur des interrogations de fond de nature plus qualitative, et les délices de la rhétorique l'emporteraient sur la passion du progrès.