12/11/2007
Guerre et paix : le (mauvais) procès de la repentance
Michael Kimmelman y revenait récemment dans un récent reportage du New York Times consacré à la toute nouvelle Cité de l'immigration (on pourra en trouver les principaux extraits dans la dernière livraison du Courrier international, n°887, dans ses deux versions anglaise et française). Bonne idée, dit en substance Kimmelman, mais qui, à trop vouloir esquiver les questions historiques lourdes que sont l'esclavage et, plus près de nous, la colonisation, rate l'essentiel. "That sounded to an American like devising a museum for African-American cultures but skipping gingerly (en faisant prudemment l'impasse) over slavery and segregation" commente l'auteur. Et Kimmelman de rappeler que pour le président de la République, comme pour tant d'autres avec lui, l'idée de repentance (c'est un équivalent ici, "atonement" se rendant plutôt par "contrition") est inacceptable.
Voilà déjà un moment à présent que le débat nous travaille. C'est un sujet qui a pris le relais du thème du déclin et qui s'est taillé une place de choix au cours de la dernière campagne présidentielle. D'un côté, il y a ceux pour lesquels ce mouvement de compassion naturel devait s'imposer rétrospectivement à à peu près tous les actes historiques qui s'étaient, vis-à-vis de tiers plus faibles, appuyés sur la violence ; de l'autre, ceux qui refusaient toute posture de culpabilité à l'égard du passé et, refusant de se retourner, arguaient que ce qui est fait est fait et que c'est vers l'avenir qu'il faut se tourner.
Il y a pourtant de beaux exemples. On pense à Chirac, puis à l'Eglise catholique entre 1995 et 1997 sur la Shoah. Puis, un an plus tard - souvenez-vous - il y eut aussi ce texte introduisant à une évolution différente des rapports entre la métropole et ses anciennes colonies :
"Lorsque la France prend possession de la Grande Terre, que James Cook avait dénommée "Nouvelle-Calédonie", le 24 septembre 1853, elle s’approprie un territoire selon les conditions du droit international alors reconnu par les nations d’Europe et d’Amérique, elle n’établit pas des relations de droit avec la population autochtone. Les traités passés, au cours de l’année 1854 et les années suivantes, avec les autorités coutumières, ne constituent pas des accords équilibrés mais, de fait, des actes unilatéraux. Or, ce territoire n’était pas vide" commence ainsi le Préambule de l'Accord de Nouméa".
Plus loin : " Parmi (les hommes et les femmes venus nombreux habiter l'île aux XIXe et XXe siècles), certains, notamment des hommes de culture, des prêtres ou des pasteurs, des médecins et des ingénieurs, des administrateurs, des militaires, des responsables politiques ont porté sur le peuple d’origine un regard différent, marqué par une plus grande compréhension ou une réelle compassion".
Puis, cette formule fameuse suivie d'une reconnaissance forte et simple : "Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière. Le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la population d’origine (...) La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu’elle a privé de son identité. Des hommes et des femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie ou leurs raisons de vivre. De grandes souffrances en sont résultées. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée".
Pour les personnes, dans les noeuds relationnels qui s'emmêlent à travers les histoires, au sein des familles même, une approche psychothérapeutique pouvant conduire à la reconnaissance d'une faute, voire à une demande de pardon n'est pas une bêtise. C'est au contraire souvent un préalable qui ouvre une chance d'aller de l'avant sans se sentir trop alourdi des douleurs du passé.
Peter Sloterdijk ledit clairement dans la dernière interview qu'il a donnée au Point (n°1832) à propos de son dernier ouvrage : "Zorn und Zeit" ("Colère et temps"). "Avouons, dit-il, qu'il existe un ressentiment justifié et qu'il serait moralement et psychologiquement absurde de demander à ceux qui ont souffert d'une injustice d'adopter immédiatement une position sereine. Le ressentiment, ajoute-t-il, peut aller jusqu'à la haine généralisée de tous et de tout".
Reconnaître ou assumer : cette opposition a été largement construite puis instrumentalisée, au plan idéologique, pour mieux faire ressortir un rapport différent au monde (contemplation vs action) et au temps (passé vs futur). La réalité est qu'en ces matières, la morale rejoint l'efficacité : reconnaître une faute, cela répond certes à une obligation morale - la réponse à la demande que nous fait l'autre de mettre fin à une forme de déséquilibre ; mais c'est aussi la condition pour tâcher, à travers un lien retrouvé, de passer à autre chose. En Océanie, cela s'appelle une "coutume de pardon" - un acte social très ritualisé et, pour tout dire, indispensable au maintien, à travers les conflits inévitables, de la cohésion de la société.
22:55 Publié dans De la démocratie vue d'Amérique | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : colonisation, repentance, Shoah, Nouvelle-Calédonie, Accord de Nouméa, politique, peter Sloterdijk
23/10/2007
Un tour du monde express (8) Retour à Columbus par San Francisco et Washington. Cultiver notre jardin ?
Avant l'escale de Washington, où je serai amené à repasser bientôt, il faut passer par San Francisco, nouvelle porte des Etats-Unis - plus libérale en tout cas que ne l'est Chicago. Les services de l'immigration du Midwest, tout comme les services consulaires de l'ambassade des Etats-Unis à Paris d'ailleurs, ne brillent pas particulièrement en effet par leur ouverture d'esprit en matière de moeurs : pour eux, la norme américaine faisant simultanément référence et foi, hors du mariage, point de salut. Je suis en outre ici dans une situation semi-résidentielle entrecoupée de nombreux voyages qui suscite la curiosité et, une fois n'est pas coutume, la bienveillance de l'officier afro-américain qui s'occupe de mon cas.
Le même officier a auparavant, dans une salle à part, cuisiné et sans doute repoussé une armée de jeunes chinois qui tentaient d'immigrer. Ici aussi, vis-à-vis il est vrai davantage du Mexique que de la Chine (pour la Chine, ce sont plutôt les capitaux qui inquiètent), l'immigration, avec 700 000 nouveaux arrivants chaque année, est un sujet sensible, qui divise le camp républicain lui-même autour d'arguments classiques : les besoins de l'économie et les enjeux de l'identité. Non sans visée politique pour les plus avisés d'entre eux - c'est du moins ce qu'a voulu faire Bush, avec Rove. Une stratégie conservatrice dans l'air du temps - voyez Sarkozy chez nous avec la communauté issue de l'immigration maghrébine -, qui n'est d'ailleurs pas sans vertu tant il faut créer des modèles au sommet pour susciter du mouvement, et de la promotion, à la base.
A Columbus, capitale, au centre du pays, des fonctions administratives, universitaires - la plus grosse université américaine y a établi son siège - et des affaires à travers les sièges sociaux des grandes compagnies de la finance et des assurances, la vie semble à nouveau paisible, à l'abri des tumultes du monde. Le temps oscille entre une avalanche de soleil d'automne et une cascade de puissants orages. L'automne, ici, est d'une beauté saisissante. C'est comme si l'été finissait pour de bon dans un incendie visuel de grandes flammes orangées, tirant tantôt sur le rouge et tantôt sur le rose, qui embrasait tout, les arbres et les taillis, les forêts et les allées, les parcs et les jardins.
Parfois pourtant, un crépuscule blafard vient draper tout cela d'une atmosphère vaguement inquiétante de fin du monde. Prise en étau qu'elle est entre les grands froids de la pointe Nord et les chaleurs écrasantes qui remontent du grand Sud, la capitale de l'Ohio semble le point névralgique de l'affolement contemporain du climat. A la fin octobre, il fait ainsi couramment près de 70° Fahrenheit (plus de 20° Celsius) ici - une température douce qui favorise la récupération des contrées au climat chaud et humide traversées au cours de ce périple de 45 000 km.
Un "Welcome home" malicieux, du côté d'Hoolridge, salue notre retour au-dessus du jardin - un jardin qui semble, du coup, en pleine croissance automnale. De lectures de jeunesse - je reviens à la préface d'Aden Arabie et à Tristes tropiques -, j'avais retenu la vanité des voyages : il suffisait peut-être de lectures bien choisies et d'un peu d'empathie pour décrypter le monde et notre condition. Et puis la prétention des voyageurs qui se mettaient si peu, sinon en danger, du moins en cause, m'agaçait - voyez ce qu'il en est des réseaux diplomatiques et autres ghettos d'expatriés sous toutes les latitudes un peu exotiques : les antipodes absolus d'une altérité que l'on trouve au contraire, avec un peu d'attention et le sens de l'écart, si aisément à côté de soi (serait-ce là une des clés du succès rencontré par le roman de Muriel Barbery ?).
C'est sous un autre angle pourtant que je regarde aujourd'hui le jardin, tout de pelouse avec une poignée d'arbustes et quelques fleurs, autour de la maison. J'ai pris depuis lors un plaisir qui s'affirme aux voyages. Mais je découvre soudain en quoi le jardin nous civilise, combien les soins qu'il faut mettre à faire pousser et à protéger ce que nous y plantons nous entraînent à l'attention autant qu'à la patience, au travail comme à la méditation. Ce n'est pas tant, comme le suggère Voltaire, de s'occuper de ses affaires dont il s'agit ici, que de sentir, au contraire, combien cette occupation-là, ne serait-ce que quelques minutes par jour, nous relie au monde du vivant comme à la société des hommes. Avec plus de profondeur, à l'occasion, en traversant le jardin avec soin qu'en parcourant le monde en tous sens.
23:10 Publié dans Autour du monde | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : politique, littérature, immigration, diversité, Chine, climat, Muriel Barbery
30/08/2007
America could do better (un dîner avec Carlo)
Il fait à nouveau doux sur Columbus. Les gens d'ici disent qu'avec la fin du mois d'août, c'est une autre belle saison qui commence, probablement jusqu'à la fin octobre. Du coup, les dîners prennent plus volontiers le chemin des jardins comme l'autre soir, à l'angle de Jaeger et Sycamore. J'en profite pour discuter à bâtons rompus avec Carlo, un quinquagénaire italien, entrepreneur de son métier, installé dans la région de longue date. Un type intelligent, Carlo - vif, de l'allure, un rire qui fuse volontiers, masquant alors une pointe de tristesse, à la fois critique et sage.
Carlo est arrivé ici jeune adolescent, de la région de Rome, plutôt côté Abruzzes, en 1969, avec une famille à la recherche d'un travail qui manquait singulièrement dans le sud de la Péninsule. L'Amérique, c'était le pays de tous les possibles. A l'époque, la FIAT déployait un ambitieux investissement dans le Midwest, dans la grande région industrielle fermée au nord par Chicago, Detroit et Cleveland. Deux usines devaient démarrer à Columbus. L'aventure, comme pour beaucoup de constructeurs européens, tourna pourtant court rapidement : les usines fermèrent un an plus tard.
Mais le pays continuait de se développer à pas de géant. Il fallait construire et c'est là que se concentrèrent les efforts de la communauté italienne, principalement localisée, dans la région de Columbus, sur Westerville, plus au nord. Aujourd'hui encore, fût-ce aux antipodes de participations italiennes dans les hôtels de Vegas, le bâtiment reste une des plateformes les plus solides de la mafia italo-américaine, du moins dans ses plus grandes familles, et sa face la plus sombre (on repense, à cette évocation, aux relations complices entre la famille Corleone et le sénateur Geary dans la trilogie de Coppola).
L'entrée en matière a été rude : il fallut changer de travail rapidement. L'intégration était aussi filtrée par la communauté d'appartenance ; pour jouer au calcio, impossible de rejoindre les équipes locales, principalement constituées de Yougoslaves et de Grecs. Il fallait pousser jusqu'à Dayton, à soixante-dix miles vers l'ouest. Petit à petit pourtant, on pose des jalons, on se fait sa place, on avance. Les liens avec le pays d'origine se distendent : le dernier voyage de Carlo en Italie remonte au milieu des années 80 - une éternité, qui lui ferait presque perdre le sens de sa langue maternelle devenue ici, au sein de la communauté italienne, un charabia d'anglais et de campanien.
Est-ce méfiance, confort, inertie - ou protection, dans une région qui, aux marges de la rust belt, a souffert elle aussi de la concurrence des pays émergents ? Le pays est ouvert à tous les vents sur ses côtes et ses grandes cités, mais il se ferme davantage sur l'intérieur. Le changement ici, on n'aimerait guère selon Carlo, qui en profite pour prendre à revers la vision ordinairement bien installée que nous avons de l'Amérique. Peut-être est-ce simplement le reflet de la difficulté à développer ses affaires ?
Ici, dit-il, on peut se faire une place, mais c'est comme si cette place restait étroitement dimensionnée, circonscrivant l'activité à ce qui est juste nécessaire, pas davantage. Or, pour un entrepreneur individuel en fin de carrière, dans un métier artisanal où la concurrence est vive, les choses ont l'air plutôt rudes, notamment en matière d'assurance maladie, dont les coûts sont très élevés pour une couverture souvent chichement comptée. "Mon problème, au fond, avec ça, dit carlo, c'est de chiffrer le coût de ma vie"...
Il faut aussi affronter la crise dans l'immobilier, et son explosion récente. Ce qui se révèle aujourd'hui au grand jour sur le devant de la scène était pourtant, pour nombre d'entrepreneurs locaux, perceptible depuis plusieurs années, peut-être même dès les lendemains du 9 septembre. Il faut donc se battre pour maintenir son activité, et d'autant plus dans un environnement qui donne un avantage non négligeable à celui qui, non content d'exercer son métier dans les règles de l'art, sait aussi assurer sa propre promotion. Vieux débat, qui a tout pour s'exprimer dans la patrie de la réussite et de la publicité.
Mais de quelle réussite parle-t-on ? Au fond, dit Carlo déçu et constatant, comme beaucoup, le temps perdu et les ressources gâchées avec les deux mandats successifs de Bush, le système pourrait faire tellement mieux, alors qu'il semble se contenter d'un équilibre fragile.
Républicains contre Démocrates ? Tout cela même ne semble plus guère avoir de sens ici, au-delà des tripes familiales, comme si l'affaire, dans le pays, se résumait au fond à une sorte d'opposition caricaturale entre le pionnier et le shérif, la conquête ou la justice. Avec en sus l'impression que, pour beaucoup, au-delà des symboles engourdis et des réflexes un peu lourds, l'un et l'autre se valent et qu'un Démocrate ne changerait rien à l'affaire. Pour tous ceux en Europe qui, sur la fois du seul sondage qui lui était à l'époque favorable, avaient misé sur Kerry aux dernières présidentielles, voilà qui promet pour 2008. Voyez déjà la remontée des Républicains derrière les déclarations fracassantes de Giuliani. Au dénouement de l'affaire, on trinquera sans doute. Mais peut-être pas à la santé de Carlo.
23:51 Publié dans Chroniques américaines | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Etats-Unis, culture, politique, économie, Midwest, assurance maladie
16/07/2007
De Marquette à Veracruz, un roman d'éducation américain
Qui connaît Marquette, cette petite bourgade perdue aux confins du Michigan, tout près de la frontière canadienne ? Et qui saurait dire ce qui s'est passé de l'épopée américaine - non sur l'Amérique trépidante des grandes mégalopoles, mais dans l'intérieur du pays -, entre Little Big Horn et Pearl Harbour, ce petit siècle d'histoire si décisif pour l'édification du modèle de société américain ? C'est dans cette brèche du temps, dans ce non-lieu de l'histoire américaine que s'enracine le roman de Jim Harrison.
Que s'y enracine du moins l'obsession de son jeune narrateur, David Burkett : mettre à jour les méfaits commis par trois générations du clan Burkett contre les populations et les espaces de la vaste Péninsule Nord qui, entre le Lac Michigan à l'Ouest et le Lac Huron à l'Est, définit le territoire du Michigan. Rien d'autre là, à ses yeux, que la manifestation particulière d'une entreprise civilisatrice plus large qui passa par la destruction des Indiens d'Amérique et le saccage de vastes ressources naturelles.
Jeune homme inverti et solitaire, le jeune David sent très vite la distance qui le sépare de son clan, à l'exception de sa soeur, Cynthia, elle aussi tôt entrée en révolte contre sa famille, et du personnel de la maison, Clarence, Jesse, Mme Plunket. Il se fixera donc pour but de faire l'inventaire méthodique des dégâts environnementaux et humains laissés par sa famille - tôt spécialisée dans l'industrie forestière du côté paternel, les mines de fer et le transport maritime côté maternel - en héritage à toute la région qui s'étend du Michigan et au Wisconsin jusqu'à l'Illinois et à l'Ohio. "Les prédateurs de ma lignée familiale n'avaient aucun mépris pour les travailleurs ordinaires : ils les ignoraient tout bonnement" constate, laconiquement, le jeune homme qui s'engage alors dans une enquête de longue haleine.
Pour le narrateur, l'histoire de sa famille est à l'image de celle des Etats-Unis. "Nous faisions partie des premiers conquérants d'une région et, une fois accomplie notre éradication massive des principales richesses de cette région, nous avons ensuite métamorphosé cette destruction en mythe". Les survivants eux-mêmes, parmi la main d'oeuvre abondante et précaire mobilisée alors sur ces grands chantiers de transformation, devaient aussi "transformer leur travail en un mythe pour rendre le passé supportable". Une prédation qui, pour le père du narrateur, s'étendrait d'ailleurs à l'ensemble de l'économie américaine - banques, pétriole, acier, grands ranches de l'intérieur.
En filigrane d'une quête à la fois existentielle et sociologique qui s'étend de ses années de jeunesse dans les années 60, à celles de la maturité dans les années 80, David dévoile aussi, par petites touches, le contexte souvent lourd des affrontements politiques ou raciaux de l'époque, les assassinats de Kennedy, Luther King, ou encore de Fred Hampton, un activiste noir, par la police de Chicago - et jusqu'aux souvenirs, pas si lointains, de la Grande Dépression à travers les clichés qu'en fit Walker Evans, plus loin, en Alabama.
Si le monde intimiste d'Harrison est intimement mêlé aux grands évènements de son temps, c'est bien plus par la conscience politique en éveil du narrateur que par l'indifférence générale d'une population du Midwest, au fond, étrangère à tout cela. C'est comme si, dans le roman comme dans la vie, tout cela arrivait par accident, dans les confins lointains, presque brumeux, d'un quotidien happé par la routine, immergé dans la nature et préférant aux conflits la quiétude médiocre des non-dits.
Ce roman n'est pourtant pas un roman "social" tant le social ici ne prend forme peu à peu qu'à travers le cheminement personnel du narrateur. Un cheminement obsessionnel, que David va accomplir entre cinq femmes - Laurie, le premier amour, et la découverte heureuse de la sexualité, Polly, sa femme malheureuse, Riva, l'activiste noire, Vernice, la poétesse inaccessible, qui révèle "la malédiction d'un savoir pré-édenique", et Vera, la jeune mexicaine, venue de Veracruz.
Mais les affres de sa vie sentimentale ne parviennent guère à l'entraîner avec assez de puissance hors de sa tentative envahissante d'élucider le passé de la famille - une entreprise de vingt ans qui le mènera jusqu'au milieu de la vie avant qu'il ne commence à s'en libérer. Tentative profondément solitaire, presque panthéiste dans sa communion avec la nature du Grand Nord, qui n'est finalement guère accompagnée avec constance que par Carla, la petite chienne "compagne de voyage", tous deux se plaçant ainsi à la faveur de longues escapades sauvages à l'écart de "la communauté humaine".
Si "la conséquence à long terme de la cupidité, c'est le vide", alors le jeune David va aussi tenter, à travers sa formation universitaire, de trouver, par opposition, dans la spiritualité et la littérature les appuis d'une autre trajectoire, à la fois curieuse du monde et avide de sens. Son parcours de jeune étudiant du Midwest refusant, son tour venu, de passer lui aussi par Yale, fourmille de références aux grands écrivains européens - Thomas Mann, Tchekov, Stendhal, Céline - et américains - ici, Faulkner plutôt qu'Hemingway. Du côté de la spiritualité, c'est l'oncle Fred qui jouera le rôle du pionnier, celui dont la quête qui se perd aux confins du zen, joue le rôle pour le jeune narrateur de matière à penser - et à se libérer d'un catholicisme d'autant plus étouffant qu'il fait, depuis des générations, office de caution morale à l'entreprise prédatrice du clan Burkett.
Tout cela fait-il une identité américaine ? "On découvre maints univers différents aux Etats-Unis dès qu'on s'écarte des autoroutes et qu'on ne regarde pas la télévision". Une Amérique réelle en tout cas, très différente " des abstractions banlieusardes, des fadaises débitées à longueur de journée, de l'interminable logorrhée des journaux et de la télévision", ainsi que le lui rappelle le récit d'un ancien capitaine des Marines de la guerre du Vietnam.
On est pris par l'étrange beauté du livre de Jim Harrison, entraîné aussi par la naïveté de la quête de son jeune héros, qui dévoile par petites touches le visage d'une autre Amérique. Cette quête, à la fois saisie par l'histoire et ancrée dans la nature, dessine un itinéraire tout de réflexion critique, une tentative de prise de distance. Elle trouve en même temps son harmonie dans un syncrétisme original qui apparaît, au fil des pages, comme un hymne vibrant à une Amérique vivante, dont la capacité qu'il faut bien qualifier de résilience permet d'ériger la réalité que conte Harrison en histoire plus prenante encore que le mythe.
23:19 Publié dans Qu'est-ce que la littérature ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, Etats-Unis, société américaine, ethnies, politique, colonialisme, économie
31/05/2007
Puissance publique vs participation démocratique (sur l'environnement, suite)
Pour tout dire, l'approche américaine de la question environnementale tranche avec une attitude européenne à la fois plus angélique et plus incantatoire, qui peine à faire de ce nouveau paradigme, non une contrainte réglementaire et un handicap compétitif de plus, mais une opportunité nouvelle de créer de l'activité et du progrès.
Il faudra suivre avec attention, à cet égard, la création du nouveau ministère Juppé dont Allègre prétendait récemment que, selon la stratégie qui sera adoptée, elle était susceptible de révéler un gisement potentiel d'un million d'emplois.
Au fond, la différence entre les deux systèmes oppose moins la morale et le business, la quête du sens et la production de cash - le cas Anderson souligne assez combien la dimension éthique reste un puissant vecteur de mobilisation et d'action dans la culture américaine - qu'une capacité inégale à se saisir collectivement d'un grand sujet et à le transformer en marché.
Elle révèle également une approche très différente de l'action publique, souvent aussi réglementaire en Europe qu'elle est partenariale aux Etats-Unis. De fait, l'opposition de l'administration Bush à toute montée en puissance trop rapide de ce thème sur la scène internationale, non seulement présente l'intérêt de protéger les intérêts à court terme de ses entreprises, et notamment de ses majors pétrolières, mais elle permet aussi aux firmes américaines, comme ce fut le cas pour Du Pont de Nemours il y a vingt ans dans le dossier des CFC, de travailler d'arrache-pied pour s'insérer au mieux dans ce nouveau paradigme économique et, le moment venu, en prendre le leadership (voir par ailleurs "La révolution verte est en marche").
De ce point de vue, la réhabilitation de l'action publique "puissance" que tente Nicolas Sarkozy avec la double ambition de mieux protéger les citoyens et de muscler l'industrie française dans la compétition internationale, tout en plaçant la question environnementale au coeur des préoccupations du gouvernement, ne paraît pas a priori sans vertu.
Elle se démarque de l'action publique "participation" qui fut, tout au long de la campagne présidentielle, l'axe de renouveau politique et comme la marque de fabrique de Ségolène Royal. Mais, si la participation fait sans doute beaucoup au renouvellement des formes de la vie démocratique, elle ne fait pas, en soi, une stratégie.
Ce fut sans doute le piège incantatoire dans lequel la candidate socialiste s'est laissée enfermer (et dont sa prise de position sur la Turquie a constitué un révélateur). Ainsi, sur le travail comme sur l'industrie, sur la protection comme sur la croissance, ce ne fut pas le moindre paradoxe idéologique de la dernière campagne présidentielle que d'avoir vu les socialistes pris à contrepied de ce qui aurait pourtant dû fonder leur légitimité et leur positionnement dans le débat, et qui ne fit que les prendre en défaut d'imagination autant que de réalisme.
La puissance contre la participation ? Voire. Une stratégie de puissance gagnante, comme le montre à nouveau l'exemple américain, ne va pas sans une large mobilisation des citoyens certes, mais aussi des entreprises et des salariés. Cela est d'ailleurs notamment le cas pour les questions environnementales compte tenu de la charge émotionnelle et de la portée civique désormais acquises par ces sujets, dont rend d'ailleurs compte la démocratisation significative des enquêtes publiques réalisée au cours de ces vingt dernières années.
En réalité, ce qui paraît disqualifié, ce n'est pas la participation en soi - qui s'impose d'ailleurs aujourd'hui, notamment à travers le web, davantage qu'elle n'est proposée par les responsables politiques -, c'est la participation "miroir" par opposition à une participation "projet" - projet qu'il s'agirait moins, pour chacun, de définir que de compléter, d'énoncer que d'infléchir.
Il s'agissait moins au fond, dans ce débat, de faire de chacun le co-président de la France que de rechercher l'adhésion à un autre avenir collectif, d'alimenter la ferveur démocratique que de reconquérir un peu de puissance publique. Et c'est en quoi, une fois n'est pas coutume, au-delà des rhétoriques de campagne, les slogans des deux candidats ont effectivement porté la différence des approches.
21:26 Publié dans De la démocratie vue d'Amérique | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : Sarkozy, Royal, démocratie, politique, presidentielles, France, environnement