28/05/2012
Reconstruire (2) Développer l'industrie : une autre politique est possible
Un essai sur l'industrie (1) qui commence par : "Pendant quarante ans, j'ai travaillé à la gestion d'une entreprise de dimension mondiale" mérite autant d'attention qu'un ouvrage d'histoire qui s'ouvrirait par : "Je le dis une fois pour toutes : j'aime la France avec la même passion, exigeante et compliquée que Jules Michelet" (2). Dans les deux cas, il faut s'y arrêter.
Dans un pays où, comme le rappelle Stéphane Israël, la part de l'industrie dans la valeur ajoutée est passée en dix ans de 22 à 16% du PIB (contre 30% pour l'Allemagne) (3) et où près de 300 000 emplois ont été détruits depuis la crise sans compter les plans sociaux en cours, un profond malaise et une casse sans fin se sont installés sous l'effet de l'adoption par notre pays du modèle que Jean-Louis Beffa qualifie de "libéral-financier". Un modèle qui, pour l'essentiel, se concentre sur la maximisation du profit des actionnaires à court terme au détriment de la prise en compte de toutes les parties prenantes sur le plus long terme.
Or, d'autres modèles sont possibles, souligne Beffa, "qui permettent une intégration à long terme des économies dans la mondialisation et la réconciliation des citoyens avec les entreprises". L'ancien patron de Saint-Gobain vise ici le modèle dit "commercial-industriel" incarné non seulement par l'Allemagne, mais aussi par des pays comme le Japon, la Chine, la Corée du Sud ou encore la Finlande.
Au passage, Jean-Louis Beffa casse l'idée selon laquelle le monde serait aujourd'hui livré à la domination uniforme du libéralisme ; il existe au contraire une multitude de modèles - le modèle "rentier" et le modèle "autocentré" viennent compléter les deux types précédemment cités - dont la question clé est toujours d'optimiser dans un pays donné le rapport entre le cadre institutionnel, la culture nationale et le système productif.
Or, si l'industrie est l'élément essentiel de ce modèle, c'est que, comme le rappelle encore Stéphane Israël, celle-ci porte plus de 80% des dépenses de R&D et des exportations et commande l'essentiel de la demande de services adressée à l'économie. Un tel développement permettrait également de mieux intégrer la révolution écologique et notamment la transition énergétique en cours.
Un modèle commercial-industriel
L'analyse des modèles industriels s'articule selon Beffa autour de trois variables principales : la place accordée aux actionnaires dans la gestion des entreprises ; le système d'innovation ; et enfin les relations sociales.
Le modèle commercial-industriel se caractérise à cet égard par trois choix essentiels.
Une politique mercantiliste fondée sur l'exportation tout d'abord. L'objectif est d'atteindre une balance commerciale positive dont la production de biens, au contraire de celles des services, est partout dans le monde un déterminant essentiel. L'Etat joue un rôle central pour stimuler la croissance des entreprises et, dans une certaine mesure largement compatible avec le libre échange, pour protéger les secteurs stratégiques.
Ce modèle s'appuie ensuite sur un marché du travail encadré ou, mieux encore, négocié. Comme on le voit dans le modèle allemand ou scandinave, les négociations entre patronat et syndicats visent en effet à rendre les entreprises compétitives sur le plan international. Dans le même temps, les syndicats associés à la stratégie par le biais de la cogestion, s'assurent que leurs concessions salariales sont compensées par un effort d'investissement en faveur de l'emploi, de la formation et de la technologie sur le territoire national.
La gouvernance des entreprises enfin y favorise le long terme. Dans les pays gouvernés par le modèle commercial-industriel, l'actionnariat des entreprises favorise le développement productif sur la longue durée en s'appuyant sur un arsenal législatif et réglementaire qui permet de protéger les entreprises contre les OPA hostiles. Il existe un relatif consensus entre l'Etat et les partenaires sociaux en vue d'éviter les déséquilibres issus de la mondialisation et de maintenir l'autonomie du pays.
Ce sont sur ces exemples forts que s'appuie Jean-Louis Beffa pour proposer des mesures permettant à notre pays de développer à nouveau l'industrie et l'emploi sur le territoire national dans le contexte de la mondialisation. Le développement de l'actionnariat salarié, la lutte contre le contrôle rampant, la relance des grands programmes d'innovation faisant toute sa place au secteur productif et en particulier aux PME ou encore l'adaptation de la politique fiscale à cet enjeu prioritaire sont quelques uns des ingrédients clés de l'arsenal industriel à mettre en place.
Une stratégie européenne
Or, comme le souligne Stéphane Israël, entre la France et le monde, il y a l'Europe. Le combat pour l'industrie doit donc conduire, dans le cadre de la stratégie "UE 2020", à infléchir le cadre européen largement influencé aujourd'hui par le modèle libéral-financier dans un sens plus favorable à l'industrie et à l'emploi en visant notamment une relance des grands projets structurants, une remise en cause de la politique de concurrence européenne et un rôle de la BCE plus favorable à l'activité.
Ces mesures doivent également s'accompagner d'une lutte plus ferme contre les distorsions de concurrence (sociales, environnementales, monétaires) dans le cadre du G20 et d'une politique de conquête ambitieuse des grand marchés émergents.
On peut se réjouir à cet égard que, sans sous-estimer les efforts de rigueur à mettre en oeuvre mais au contraire en s'appuyant sur la discipline qui en découle, la conjoncture politique interne à l'Europe apparaisse aujourd'hui relativement plus favorable à une telle orientation qu'elle ne l'a été au cours des dernières années.
Il en va de même en externe du double point de vue de la coopération pour ne pas pénaliser la croissance mondiale et de la compétition pour cesser d'opposer aux politiques volontaristes mises en oeuvre par les Etats-Unis, la Chine ou le Japon un angélisme destructeur. Une Europe puissance doit à présent s'affirmer avec force contre les mirages ravageurs d'une finance sans visage et d'un territoire sans projet.
Il y a encore dix ans - nous nous battions alors dans l'industrie auprès des pouvoirs publics ou autour des sites de production sans être entendu contre cette tendance catastrophique -, tout le monde ou presque voulait se débarrasser des usines sur le territoire national. L'industrie fait aujourd'hui de nouveau consensus. Il faut concrétiser cette chance historique de reconquérir le développement économique et l'emploi dans notre pays.
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(1) Jean-Louis Beffa : La France doit choisir, Seuil, 2012
(2) Fernand Braudel : L'identité de la France, Arthaud-Flammarion, 1986
(3) Stéphane Israël : Pour une nouvelle politique industrielle, Terra Nova, 2010
17:13 Publié dans De la démocratie vue d'Amérique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : industrie, politique, beffa, la france doit choisir