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05/01/2009

L'art et l'amour dans la Renaissance italienne (le Père Noël est une dorure)

Quand l'hiver s'abat, glacial, sur New York, il faut réchauffer les coeurs et réveiller les sensualités endormies. C'est à quoi s'est attelé le Met à l'approche de Noël. L'exposition qu'il consacre aux choses de l'amour à l'époque de la Renaissance italienne commence par le magnifique panneau de Giamberti et di Tomaso, L'histoire d'Esther - une procession florentine à la fois solennelle et festive, dont les incrustations dorées autour de la table du mariage figurent l'harmonie qui vient de se trouver célébrée.

Des portraits des époux promis, comme ceux peints par Raphaël (Agnolo et Maddalena Doni) ou ceux, plus vivants, de Ghirlandaio (Portrait de Giovanna degli Albizzi Tornabuoni), donnent à la célébration de l'union une tonalité plus hiératique, moins amoureuse et plus sociale si l'on peut dire, qui ferait primer l'institution sur la relation. On notera au passage dans la même série les portraits de Ginevra de' Benci de Leonard de Vinci qui préfigure celui de Mona Lisa, et celui de Lorenzo II de' Medici par Raphaël, une représentation du pouvoir étonnament empreinte d'humanité.

Aux yeux de l'amateur de peinture, les arts décoratifs sont un art mineur, une sorte de discipline domestique, un passage obligé dont la fonction ne serait guère que de récréation entre deux toiles. Il n'en est rien ici et la variété des objets présentés - coffres de mariage, vaisselle ornée, coupes nuptiales, bijoux incrustés, amphores ou encriers - apporte une réelle valeur à l'ensemble, au-delà de la diversité des formes, par l'évocation souvent plus libre, sinon plus libertine qu'autorise le détail de leurs motifs.

Gravures et dessins sont un support privilégié pour ces variations érotiques, que la peinture ne parvient que rarement à égaler en puissance d'évocation comme c'est par exemple le cas avec les Deux amants de Giulio Romano, une scène érotique étonnante par son réalisme autant que par son esthétique. L'approche, rarement savante comme avec la coupe transversale du coït que propose Leonard, est très expressive et plus souvent fougueuse que contenue. Clou et clôture de ces variations, l'inénarrable Triomphe du phallus, une procession païenne et festive en hommage au sexe masculin, dit assez la liberté de l'époque en marge des imageries officielles (encore semble-t-elle le dire avec une pointe de dérision dont ferait bien de s'inspirer la pornographie contemporaine).

Mais l'institution précisément reprend vite ses droits. C'est le mariage qui est célébré avant tout, sa fuite donnant d'ailleurs lieu aux plus effrayantes menaces comme dans Le banquet de la pinède de Botticelli. Cela va souvent de pair avec des scènes d'offrandes et de présentations de dots, et s'épanouit naturellement autour du thème de la naissance de l'enfant. Celui-ci donne alors lieu soit à des scènes d'adoration quasi bibliques - auxquelles les assiettes prêtent à merveille leurs formes circulaires -, soit au contraire à des approches plus ludiques dans lesquelles l'avènement du nouveau-né désorganise le soigneux ordonnancement des choses et l'harmonie sociale ambiante, par exemple à travers des scènes de batailles fraternelles. A moins qu'il ne soit représenté comme un jeune adulte, comme dans le Portrait d'un bébé attribué à Bronzino.

L'on ne sait finalement quelle dimension, profane ou sacrée, l'emporte de ces représentations de l'amour. Les Dieux eux-mêmes ne s'abandonnent-ils pas au dérèglement produit par l'inclination amoureuse ? Qu'ils l'assument, à l'instar de la Venus et du musicien du Titien, et voilà qui légitime tous les abandons ; qu'ils le fuient, telle Daphné résistant aux assauts d'Apollon, et c'est un hommage à la sublimation. Ce pourrait être l'une des finalités inavouées de cette promenade amoureuse que de ne pas nous obliger à trancher en cette matière délicate. Subtile tension - le contraire, en somme, du puritanisme.

25/11/2008

Pékin (3) Pang Jiun, l'ère du vide (This is the Original)

On arrive au musée d'art national de la Chine en bifurquant, au bout de Wangfujing, vers Wusi Dajie. De petits toits de tuiles orangées s'y étagent au-dessus d'une entrée en forme de temple, se prolongeant de part et d'autre en un long corps de bâtiment. C'est un endroit un peu en retrait que l'on pourrait manquer aisément à ce carrefour très animé du centre de Pékin. Point de hasard ici : on dirait le musée lui-même en dehors du temps, témoin décadent d'une splendeur perdue. Il faut bien quelques rayons de ce soleil d'hiver pour insuffler un peu de vie à ces murs quasi déserts.

Au rez-de-chaussée, au-delà d'une série de variations chromatiques dans la salle qui mène vers la petite librairie artistique qui clôt l'aile occidentale du musée, ce ne sont que de grandes salles quasi vides, pour l'heure fermées au public pour cause de travaux et de préparation. L'étage central est dédié au peintre Pang Jiun, la partie de loin la plus intéressante d'une visite qui, sinon, échoue au cinquième étage au milieu de scènes de genre assez pâles.

A l'entrée, un petit cercle de vieilles personnes suivent une vidéo pédagogique sur la technique du peintre. Ses oeuvres festives - La revue du Moulin Rouge, Christmas Eve in Shanghaï - présentent un intérêt réel : par l'écart bancale et surtout le vif contraste des couleurs qu'il établit au centre de la toile, Moulin Rouge affiche une vision indéniable ; quant à Christmas Eve, elle s'impose par l'explosion baroque d'une palette tranchée et par la condensation harmonieuse de formes disparates unies dans une sorte de coupe anatomique du coeur de la ville.

Mais ce que Pang Jiun réussit le mieux, ce sont les compositions florales. Non pas tant dans celles pour ainsi débordées par la matière - bouquet de lys blancs et roses sur un fond orangé, mare recouverte de fleurs de lotus au pied de pagodes rustiques (The Pond of a Million Lotuses) : ces peintures occupent l'espace par un singulier déploiement de leurs ramifications, mais elles restent pour ainsi dire prisonnières de leur objet. L'art de Pang Jiun s'impose davantage dans ses compositions plus épurées, notamment dans This is the Original (Phalaenopsises), où le trait, fragile - une tige qui s'efface dans la blancheur de l'espace, une fleur d'orchidée qui surgit par sa couleur plus que par sa ligne - s'impose davantage par le vide qu'il suggère que par le réel qu'il donne à voir.

C'est dans Lines - sur une petite table ocre, un vase noir portant de longues tiges arbustives, un vase gris plus petit et droit d'où surgissent une touffe de pavots grisés - et, plus encore, dans Big Tree and Small Tree - deux arbres, un noir, un gris, entrecoupent leur feuillage dans une convergence où l'un pourrait n'être que l'ombre de l'autre - que cet art touche à sa perfection. Un vide ? Presque - un dépouillement. En Occident, l'ère du vide désigne la déréliction torturée de l'hyperindividualisme dans la société ; ici, le vide est la transmutation apaisée de l'être dans la nature.

27/10/2008

Au Moma (1) Kirchner, la violence sublimée ?

"Kirchner: les rues de Berlin" est l'une des expositions temporaires du moment au Moma - que l'on retrouve avec le plaisir conjugué de la fin des travaux et du retour de l'hiver. Dans la salle presque recluse au fond du 1er étage qui accueille l'exposition, l'hiver est là en effet (on le sent à travers une infime atténuation de la lumière au long des transversales qui dominent le jardin), mais cette peinture l'enflamme.

De hautes silhouettes colorées peuplent les rues ; elles jaillissent - les dessins préparatoires l'attestent assez, ils rappellent parfois l'inspiration d'un Ucello -, fusent même selon des verticales en entonnoir qui explosent dans de hauts chapeaux improbables, entre le dédain des mâles et l'air de cocotes qu'affichent les passantes, à l'occasion prostituées.

La perspective se tord et le décor grossit, ou bien s'amenuise à l'excès selon la position au long de ces lignes diformes. Qu'ils s'affichent, s'enlacent, qu'ils nous soient montrés au bordel ou à la rue, les corps eux-mêmes sont pris dans la dureté de ces recompositions. "Street, Dresden", une toile de 1908, marque sans doute l'apothéose de cet univers tout à la fois vivant et macabre, comme porteur de la violence insoutenable que serait la vie, tension permanente entre l'apparence faussement civilisée de la société et une sorte d'aspiration douloureuse à la destruction.

Les nus n'échappent guère à ces tiraillements ("Seated Female Nude" - 1912, "Standing Nude in Front of Tent" - 1912-14), sauf peut-être lorsqu'ils s'abandonnent aux influences japonaises du moment ("Nude Washing Herself" - 1909, "Bathing Girl in Tub with Hand Mirror" - 1911). Et, plus loin, des groupes de baigneurs nus, là, alignés au bord de la plage, ces quasi amoncellements de chair, plus qu'une mise à nu, c'est une déshumanisation de la societé qu'ils portent.

Mon Dieu, tout serait dejà là ? Malgré l'illusion rétrospective, je le crois. Ce qui traverse l'exposition et ce qui, au-delà, constitue l'énigme intenable de l'expressionnisme allemand, c'est cela, la puissance visionnaire et saisissante de cette sorte de scannérisation de la société, ce macabre presque sublime - cette grimace fondamentale qui, en portant à la vérité bien au-delà des années quarante, nous rappelle inlassablement combien, à tout instant, les choses peuvent mal finir.

14/03/2008

"Vive la France !" (In Monet's Garden)

C'est sur cette exclamation enthousiaste que le Met présente sur une pleine page d'un supplément culturel du New York Times les expositions qu'il programme au printemps et qui mettent la France à l'honneur en effet, avec Poussin d'abord, puis Courbet, tandis que de nouvelles galeries consacrées au XIXe siècle et faisant la part belle à l'impressionnisme ont déjà ouvert au public. Est-ce un effet collatéral de la tête d'affiche que se disputent les démocrates de primaires en primaires depuis plusieurs mois ? Ce vent de francophilie s'étend en tout cas à travers tout le pays et atteint même le Midwest.

Après l'expo Degas qui tint l'affiche au Columbus Museum of Art il y a un an, celui-ci récidive aujourd'hui avec une exposition consacrée à Monet intitulée : "In Monet's Garden - Artists and the Lure of Giverny", et montée par Joe Houston et Dominique Vasseur avec Melissa Wolfe. Aucun doute en parcourant l'exposition pourtant : c'est tout autant Giverny que Monet qui sont mis à l'honneur, et presque davantage ses élèves américains que le maître français. L'impressionnisme en général et Monet en particulier ont en effet exercé une attraction considérable sur toute une jeune école américaine qui finit par s'expatrier en masse en Normandie ; avec Butler, de nouvelles accointances familiales y furent même nouées avec le clan Monet.

Les Iris sont bien sûr particulièrement mis en valeur, avec en particulier un très beau "Champ d'iris jaunes à Giverny" de 1887 qui dessinent une sorte de géologie contrariée et cependant harmonieuse du paysage. Mais c'est sans conteste "La Seine près de Giverny, brumes matinales" (1897) qui constitue le clou de l'exposition. Les tons - verts, mauves, gris - très pâles s'y mêlent au point d'estomper le contour propre des formes qu'ils désignent en une fusion qui oscille entre l'estampe et l'aquarelle. Une petite merveille d'alchimie et de retenue, dont se dégage une grande sérénité.

On avait oublié ce Monet-là : les tableaux postérieurs, surtout ceux des années 1915-20, sont beaucoup plus vifs, colorés, désarticulés - agressifs. C'est un nouveau monde qui surgit et qui s'émancipe, sur le tard, plus franchement du réel. Quelques Nymphéas de cette époque en témoignent avec vigueur et, plus encore, les variations étonnantes sur le Pont japonais (1918) qui confinent au fantastique. Les travaux autour de l'Allée des rosiers aux environs de 1920, en perdant un peu de violence, prennent une coloration plus initiatique.

Les impressionnistes américains cherchent leur voie autour de ce point névralgique de leur apprentissage. Monet est même saisi en train de peindre par Sargent (à la fin, sans les refouler pour autant, il s'efforcera de maintenir à distance ces hordes de Yankees dévôts). Metcalf s'inspire de l'Epte en une toile qui, pour un peu, préfigurerait le pointillisme, comme dans les études de nu de Ritman. Breck, Wendel prennent le large dans d'honnêtes vues de plein champ - les "Poppies" de Breck, immergés dans une floraison de coquelicots sous un ciel blanchâtre, ont une indéniable densité propre.

Les paysages de Butler, ses vues du jardin et même ses scènes familiales ainsi que les scènes d'eau d'Anderson ("The Idlers") s'aventurent davantage dans un frémissement impressionniste, que Theodore Robinson approche sans conteste le mieux dans "Afternoon Shadows", "By the Brook", et "La débâcle" qui fait une scène champêtre juste et contrastée autour du livre de Zola. Un galeriste américain de German Village le faisait cependant remarquer à juste titre : il était difficile pour les admirateurs américains de Monet de peindre avec le souci, non d'estomper, mais au contraire de valoriser la technique. Le labeur l'emporte du coup, logiquement, sur le rendu dans la plupart de ces toiles qui conservent, quoi qu'il en soit, un intérêt que l'on pourrait qualifier de focalisation et d'essaimage.

L'histoire se prolonge d'ailleurs à travers le Modern Art tout au long du XXe siècle, avec notamment les oeuvres torturées de Dibenedetto, les obsessions linéaires de Dan Hays ("Deterioration", "Reflection Transmission") et celles de Yeardley Leonard ("In the Garden") ou encore les calligraphies mathématiques d'Ellsworth Kelly ("Study for Seine") - toutes librement dérivées de l'univers de Monet.

Miranda Lichtenstein apporte à cet hommage l'étrangeté du regard du photographe avec des extérieurs rendus picturaux par le seul jeu de lumières artificielles, tandis que Joan Mitchell revient, beaucoup plus sagement que les étranges créatures de Ross ou les flots kitsch en diable de Cameron Martin, à l'inspiration du Monet des années 20, mais dans une peinture appuyée qui finit par en annuler la charge expressionniste. Entre un ou deux purs moments de peinture et un paquet de variations erratiques, on finit, pour tout dire, par s'emmêler les pinceaux.

19/12/2007

Hopper à la National Gallery (2) La transparence et l'obstacle

Commence la descente en solitude - "Automat" - et le désert dans la ville - "The City", tous deux de 1927. Sur les toits, au bord des quais, le regard cherche encore une perspective lointaine. Mais il revient aux intérieurs, à la solitude faite société ("New York Restaurant"). Une solitude jamais aussi puissante que lorsqu'elle réduit cette société à deux personnes qui se côtoient ("Room in New York", "Office at Night") - non pas en s'ignorant, en tout cas pas du côté des femmes, mais en se manquant. Ces moments suspendus, ce sont ceux où le manque se résigne, mais avec peine.

Solitude ? Mais n'y a-t-il pas une sensualité à l'oeuvre aussi chez Hopper ? Des corps, des corps de femmes, se dévoilent, à l'heure de se coucher dans "Night Windows", ou bien au petit matin dans "Eleven A.M." et encore, plus tard, dans "Morning Sun"- qui font d'ailleurs du peintre plus un voyeur distant qu'un chantre de l'amour. Mais elles semblent si perdues, et les chairs, les corps semblent si lourds... C'est comme si certaines toiles, sitôt après avoir suggéré la possibilité du désir par la représentation de la nudité, travaillaient à le plomber. Sauf peut-être, plus tard, dans "Ground Swell", qui figurerait une rêverie et, sans doute, une icône de l'homosexualité masculine. Ou encore dans "Second Story Sunlight", qui ne peut pourtant s'empêcher de balancer le désir par la loi, la jeune femme qui bronze par la mère qui veille.

"Hotel Room", "Morning in a City" : femmes seules, perdues, modelées par les années et comme effacées par la modernité. Dans "Summer Evening", les corps sont bien disposés, mais ce sont alors les visages qui se ferment ; et la lumière du porche, ce n'est pas une alcôve qu'elle délimite, c'est une prison. "Summertime" ferait-il exception ? Voyez les seins lourds de la jeune femme, la transparence légère de la robe, les cheveux roux qui tombent sur les épaules, la main placée derrière le dos qui découvre le corps, ce chapeau estival, la chaleur écrasante à l'heure de la sieste, la fenêtre même, entrouverte, juste à côté et ses rideaux qui frémissent sous un courant d'air... Mais, là encore, c'est tout sauf une invitation que suggère un regard perdu dans le lointain.

Solitude ? Au vrai, ce n'est pas le plus tragique. Le vrai sujet, c'est l'impossibilité de se rencontrer ou de communiquer. Dans "Nighthawks", les lignes des regards se croisent sans se rencontrer. Le triangle formé par le bar et redoublé par les trois groupes de personnages, il pourrait être un centre, un foyer - un temple -, quelque chose qui unit, qui relie. Mais non : ce serait presque une prison (suggérée par le poteau qui clôt la scène), et c'est en fait un désert. Le même, au fond, que celui dans lequel est plongé le pompiste de "Gas", happé dans la campagne par la masse poisseuse de l'obscurité.

C'est cela qui, poussé à l'extrême, permet de retrouver une perspective - celle du sacré, d'une absence qui nous manquerait tant qu'elle deviendrait présence. Présence de cette peinture - là, face à nous -, présence de cette absence manifestée par Hopper. En se focalisant sur les êtres, on avait manqué la lumière. Alors, face à "Sun in a empty Room", qui clôt l'exposition avant de nous livrer à nouveau à la ville, en repensant peut-être à ce que l'on avait, ici ou là, pris pour autant de prisons, eh bien, cette oeuvre, on se dit soudain que c'est un temple.