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19/12/2007

Hopper à la National Gallery (2) La transparence et l'obstacle

Commence la descente en solitude - "Automat" - et le désert dans la ville - "The City", tous deux de 1927. Sur les toits, au bord des quais, le regard cherche encore une perspective lointaine. Mais il revient aux intérieurs, à la solitude faite société ("New York Restaurant"). Une solitude jamais aussi puissante que lorsqu'elle réduit cette société à deux personnes qui se côtoient ("Room in New York", "Office at Night") - non pas en s'ignorant, en tout cas pas du côté des femmes, mais en se manquant. Ces moments suspendus, ce sont ceux où le manque se résigne, mais avec peine.

Solitude ? Mais n'y a-t-il pas une sensualité à l'oeuvre aussi chez Hopper ? Des corps, des corps de femmes, se dévoilent, à l'heure de se coucher dans "Night Windows", ou bien au petit matin dans "Eleven A.M." et encore, plus tard, dans "Morning Sun"- qui font d'ailleurs du peintre plus un voyeur distant qu'un chantre de l'amour. Mais elles semblent si perdues, et les chairs, les corps semblent si lourds... C'est comme si certaines toiles, sitôt après avoir suggéré la possibilité du désir par la représentation de la nudité, travaillaient à le plomber. Sauf peut-être, plus tard, dans "Ground Swell", qui figurerait une rêverie et, sans doute, une icône de l'homosexualité masculine. Ou encore dans "Second Story Sunlight", qui ne peut pourtant s'empêcher de balancer le désir par la loi, la jeune femme qui bronze par la mère qui veille.

"Hotel Room", "Morning in a City" : femmes seules, perdues, modelées par les années et comme effacées par la modernité. Dans "Summer Evening", les corps sont bien disposés, mais ce sont alors les visages qui se ferment ; et la lumière du porche, ce n'est pas une alcôve qu'elle délimite, c'est une prison. "Summertime" ferait-il exception ? Voyez les seins lourds de la jeune femme, la transparence légère de la robe, les cheveux roux qui tombent sur les épaules, la main placée derrière le dos qui découvre le corps, ce chapeau estival, la chaleur écrasante à l'heure de la sieste, la fenêtre même, entrouverte, juste à côté et ses rideaux qui frémissent sous un courant d'air... Mais, là encore, c'est tout sauf une invitation que suggère un regard perdu dans le lointain.

Solitude ? Au vrai, ce n'est pas le plus tragique. Le vrai sujet, c'est l'impossibilité de se rencontrer ou de communiquer. Dans "Nighthawks", les lignes des regards se croisent sans se rencontrer. Le triangle formé par le bar et redoublé par les trois groupes de personnages, il pourrait être un centre, un foyer - un temple -, quelque chose qui unit, qui relie. Mais non : ce serait presque une prison (suggérée par le poteau qui clôt la scène), et c'est en fait un désert. Le même, au fond, que celui dans lequel est plongé le pompiste de "Gas", happé dans la campagne par la masse poisseuse de l'obscurité.

C'est cela qui, poussé à l'extrême, permet de retrouver une perspective - celle du sacré, d'une absence qui nous manquerait tant qu'elle deviendrait présence. Présence de cette peinture - là, face à nous -, présence de cette absence manifestée par Hopper. En se focalisant sur les êtres, on avait manqué la lumière. Alors, face à "Sun in a empty Room", qui clôt l'exposition avant de nous livrer à nouveau à la ville, en repensant peut-être à ce que l'on avait, ici ou là, pris pour autant de prisons, eh bien, cette oeuvre, on se dit soudain que c'est un temple.

01/09/2007

La fin de la sexualité ? (Bill, Anna, Larry et les autres)

Il y a six mois, l'Amérique s'attardait, fascinée, sur les derniers jours d'Anna Nicole Smith, mannequin et actrice décédée le 8 février à l'âge de 39 ans d'une overdose dans un hôtel de Floride. Anna Nicole s'était mariée à un riche milliardaire, très âgé, dont elle avait hérité une large partie de la fortune. Une procédure judiciaire commençait par ailleurs pour déterminer qui, des trois demandeurs, était le véritable père de sa petite fille, Dannielynn, qui vit le jour alors qu'Anna Nicole Smith perdait son fils, Daniel, âgé de 20 ans.

Au-delà du drame et des rebondissements d'une enquête aux allures de série grand public, c'est bien la sensualité débordante d'Anna Nicole Smith qui explosait à l'écran et fascinait, chacun dans son coin, le public, en un déluge de formes généreuses et de robes échancrées, de sourires ravageurs et d'interviews suggestives, de regards provocateurs et d'abandons lascifs. Cette femme, aurait dit Céline, semblait pouvoir jouir à des profondeurs infinies. Telle une Marilyn, contemporaine et décadente, qui aurait brisé l'icône, Anna Nicole suggérait la sexualité dans une dimension presqu'animale, dont l'interview qu'elle donna à Larry King sur CNN, et que celui-ci finit par interrompre dans l'un de ses récits les plus trash, reste un point d'orgue. Il y avait pourtant, au détour d'une de ces images publiques, entre la fuite d'un regard ou une pointe fugitive de candeur, quelque chose encore d'une petite fille chez elle.

Dans un registre différent, le sénateur de l'Idaho Larry Craig est accusé, ces derniers jours, d'avoir sollicité une relation homosexuelle dans les toilettes pour hommes de l'aéroport de Minneapolis. Problème : c'est à un policier en civil chargé de démasquer les "comportements obscènes" qu'il fit des appels du pied. Erreur ou tentative d'en finir rapidement ? Craig a plaidé coupable (pour "conduite inappropriée"), avant de le regretter publiquement, en déniant catégoriquement tout penchant homosexuel. Craig s'était fait connaître pour s'être opposé à la législation contre la discrimination à l'emploi en raison de l'orientation sexuelle. Il avait aussi voté la loi "Don't act, don't tell" qui prévoit qu'un membre des forces armées en sera exclu s'il est impliqué dans une relation homosexuelle. Il est aujourd'hui au ban des cercles républicains après en avoir été un des principaux animateurs. Ces derniers jours, l'enregistrement de l'interrogatoire qui eut lieu après son arrestation était redonné in extenso sur MSNBC, donnant à nouveau l'impression, assez pénible au cours de sa diffusion, d'une rechute morbide de l'opinion dans une fascination tout hypocrite pour le moindre écart sexuel.

On repense également aux mésaventures au sommet de Bill Clinton. Connu pour ses aventures extra-conjugales de longue date (qui, semble-t-il, auraient fait hésiter Hilary à consentir au mariage), Clinton finit par se faire attrapper : on s'en souvient, ses relations avec Monica Lewinsky occupèrent le devant de la scène politico-médiatique pendant des mois, à travers ce qui apparaît comme le même mélange malsain de dureté puritaine et de fascination pathologique. Aux côtés des Démocrates et contre l'hypocrisie, notamment républicaine, qui associe des attitudes publiques aussi dures que les conduites privées sont parfois licensieuses, Larry Flint, le célèbre pornographe américain, éditeur du magazine Hustler, invite le public, forte récompense à l'appui, à lui apporter les preuves de relations coupables qu'auraient pu entretenir par le passé les élus du pays, pour tâcher d'en finir avec cette hypocrisie collective.

Condamnation publique, fascination privée. On excècre le stupre sur la place publique, mais on s'en gave à la première occasion dans l'ombre des alcôves. Mais qu'exorcise-t-on au juste à travers ces explosions médiatiques : les fantasmes enfouis de libidos endormies, ou bien, précisément - le fantasme n'est pas la réalité -, les derniers sursauts de la sexualité à laquelle, ultime perversion, il faudrait les atours de la scénarisation pour vibrer encore un peu ? Tout cela ressemble à un immense cirque, sans doute prétexte à sévère déstabilisation pour les plus cyniques, mais aussi puissant révélateur, ici, de l'état des désirs.

Si le sexe (la pulsion, l'immédiateté) est partout, la sexualité (la relation, la construction), elle, semble disparaître. Des écrans certes, d'où l'essor symétrique de la pornographie. Mais aussi de la vie paisible des banlieues résidentielles d'où, sans doute aussi, une part de ce consumérisme compulsif propre à la société américaine. On peut également se demander si une autre grande fascination de l'Amérique ne traduit pas non plus l'achèvement de cette déconstruction comme si - Make war, don't make love - à la fin de la sexualité, répondait aussi la libération de la violence.

22/02/2007

Prospective (2) L'âge de l'hyperempire

Un scénario proche des thèses de "la fin de l'histoire", déjà évoquée par Francis Fukuyama au début des années 90 sur la base du triomphe conjoint de la démocratie et du marché après l'effondrement de l'ex-URSS, pourrait bien avoir lieu aux alentours de 2030, lorsque la neuvième forme du capitalisme moderne s'effacera au profit d'un Ordre marchand polycentrique - un marché devenu planétaire, sans Etat. C'est ce que Jacques Attali nomme l'hyperempire.

Une telle expansion de la démocratie de marché passera notamment par la généralisation de la démocratie partout où ce n'est pas encore le cas, principalement en Chine et dans le monde musulman, sous l'effet du développement des classes moyennes. Les Etats artificiellement créés par la colonisation en Afrique et en Asie voleront alors en éclat ; ce mouvement pourrait donner lieu à la création d'une centaine de nations nouvelles d'ici à la fin du siècle - l'ensemble se trouvant vaguement coordonné sur un mode informel par les puissances de l'Ordre polycentrique (Etats-Unis, Brésil, Mexique, Chine, Inde, Egypte, Russie, Union européenne).

Mais par nature, rappelle Attali, le marché est conquérant ; il videra ainsi progressivement les gouvernements de leurs prérogatives qui constituent aujourd'hui le domaine des services publics, et même de leurs fonctions de souveraineté. Cette évolution passera notamment, sous l'influence des compagnies d'assurance, par le remplacement progressif de ces fonctions par différents objets de surveillance, les surveilleurs, qui permettront de diminuer considérablement le coût de fonctionnement et d'organisation des démocraties sur la base de nouvelles normes, de portée planétaire, édictées par les compagnies d'assurance pour améliorer la maîtrise des informations et des risques de toute nature ; cela pourrait d'ailleurs aller dans le sens d'une meilleure prise en compte des risques environnemetaux et sociaux lorsque ceux-ci ne pourront plus être pris en charge par les Etats.

Progressivement, vers 2050, ces instruments de contrôle se transformeront en outils d'autosurveillance, sur la base d'objets industriels produits en série à partir du développement des biotechnologies ; des autoréparateurs leur seront associés afin d'amender les défaillances détectées.

L'on assistera alors à la déconstruction progressive des Etats sous l'influence des grandes entreprises et de leurs relais médiatiques, mouvement porté par les individus plus riches de la classe créative, soit 100 millions d'individus sur les deux milliards de détenteurs d'actifs de toute nature. La concurrence croissante entre les Etats, notamment au plan fiscal, conduira à une baisse de leurs ressources et à l'extension de la précarité au détriment des classes moyennes. La politique ne sera plus guère qu'un spectacle qui retiendra autant l'intérêt qu'aujourd'hui les derniers monarques européens. "Les nations ne seront plus que des oasis en compétition pour attirer les caravanes de passage". Et elles ne compteront plus pour habitants durables que les sédentaires restés là en raison de leur aversion au risque - souvent les plus vieux, les plus fragiles, les plus faibles.

Ce mouvement n'ira pourtant pas sans résistance ; des dictatures, racistes, théocratiques ou laïques, tenteront de reprendre le pouvoir dans certains pays pour s'opposer à la marchandisation du monde. Dans un tel contexte, plutôt que le cheminement inverse, l'Occident de demain ressemblera à l'Afrique d'aujourd'hui.

Sous l'influence et l'autonomisation croissantes d'internet - comme l'imprimerie joua naguère contre les pouvoirs en place -, le mouvement s'effectuera aussi contre les Etats-Unis, peu à peu privés de leurs ressources et dépouillés de leurs prérogatives. Les entreprises américaines délocaliseront en effet à leur tour leurs centres de recherches et leurs sièges sociaux. L'on assistera aussi au retour des Cités-Etats, sur un mode qui rappellera les débuts du capitalisme marchand.

Le monde sera alors devenu un immense marché. "Tout temps passé à autre chose que consommer - ou accumuler des objets à consommer de manière différée - sera considéré comme perdu ; on en viendra à dissoudre les sièges sociaux, les usines, les ateliers pour que les gens puissent consommer depuis chez eux tout en travaillant, en jouant, en s'informant, en apprenant, en se surveillant ; l'âge limite de la retraite disparaîtra". Les deux industries dominantes resteront l'assurance et la distraction ; les industries du divertissement utiliseront les technologies de la surveillance pour proposer des spectacles sans cesse adaptés aux réactions des spectateurs. Chacun ne se sentira plus guère responsable que de sa sphère privée, à l'exclusion de toute relation altruiste, d'attachement ou de solidarité ; le monde ne sera plus alors, souligne Attali, qu'une "juxtaposition de solitudes et de masturbations".

Dans cet univers d'un nouveau type, les entreprises elles-mêmes deviendront nomades, organisées sur le modèle des troupes de théâtre, rassemblant des compétences et des capitaux pour accomplir une tâche déterminée ; beaucoup seront d'ailleurs de petites multinationales composés de quelques associés basés en tout lieu de la planète. D'autres, plus rares, seront encore organisées sur le modèle des cirques ou des studios de cinéma, autour d'un nom, d'une histoire, d'un projet.

Elles seront pour l'essentiel des ensembliers de sous-traitants spécialisés offrant seulement à ceux de leurs collaborateurs qu'elles souhaiteront conserver tout ce qu'un Etat procurait (sécurité, assurance, formation, etc). Ces premiers cirques seront principalement d'origine américaine, tels Dysney pour la distraction, Bechtel pour l'ingénierie, Exxon pour l'énergie, Microsoft, Boeing, Nike ou Coca-Cola. En Europe, des multinationales comme Nokia, L'Oréal, Nestlé, Danone, Mercedes, Vuitton, HSBC tireront également leur épingle de ce nouveau jeu planétaire. Certaines entreprises pourraient être tentées de créer leur propre monnaie à travers des systèmes de points liant leurs principaux partenaires. La gouvernance, sous l'influence toujours des sociétés d'assurance, y deviendra une profession spécialisée et influente.

Quelques dizaines de millions cde personnes - les hypernomades - règneront sur la planète. Il s'agira principalement de stratèges financiers, patrons des grandes compagnies d'assurance, architectes de logiciels, créateurs, juristes, artistes, pour beaucoup employés d'eux-mêmes, vaquant de théâtres en cirques, impitoyables compétiteurs, ni employés ni employeurs mais occupant parfois plusieurs emplois à la fois, gérant leur vie comme un portefeuille d'actions. Une nouvelle classe créative (une hyperclasse) dirigera l'hyperempire. Pour eux, "l'apprentissage sera une nécessité vitale ; la curiosité, une exigence absolue ; la manipulation, une pratique courante (...) Leur culture sera plus que jamais labyrinthique ; leur besoin de modeler et d'inventer les conduira à faire disparaître pour eux-mêmes les frontières entre travailler, consommer, créer, se distancer. Ils inventeront ainsi le meilleur aussi bien que le pire d'une société planétaire volatile, insouciante, égoïste et précaire. Arbitres des élégances, maîtres des richesses et des medias, ils ne se reconnaîtront aucune allégeance, ni nationale, ni politique, ni culturelle (...) Le couple ne sera plus leur principale base de vie et de sexualité ; ils choisiront plutôt, dans la transparence, les amours simultanées".

Dans cet univers, la sexualité sera le règne du plaisir, et la reproduction celui des machines. Après avoir réparé les organes malades, on voudra les produire puis créer des corps de remplacement. Se développeront ainsi la thérapie génique, puis le clonage thérapeutique et enfin le clonage reproductif. Chacun pourra, grâce aux progrès des nanosciences, transférer la conscience de soi dans un autre corps, se procurer son double ou des copies de personnes aimées. Ainsi, l'homme fabriqué comme un artefact, ne connaîtra plus la mort.

En dessous de de ces hypernomades évolueront quelque quatre milliards de sédentaires salariés, astreint à la surveillance permanente de leur employabilité, c'est-à-dire à la double nécessité d'être en forme et d'apprendre. Ces nouvelles classes moyennes revendiqueront le droit à l'enracinement et à la lenteur. Certains se cloîtront dans l'autisme, d'autres dans l'obésité - c'est-à-dire le refus du mouvement - qui concerne déjà un quart des adultes américains et un conquième des Européens.

On pourra s'assurer contre le chagrin d'amour, l'impuissance, l'insuffisance intellectuelle ou même le manque d'amour maternel. On y vivra principalement par procuration, spectateurs ou reproducteurs des sports de la classe dirigeante : équitation, voile, golf et danse - tous sports nécessitant la mise en oeuvre des qualités du voyageur : habileté, intuition, tolérance, grâce, ténacité, courage, lucidité, prudence, sens du partage, équilibre. D'un autre côté, les sports de masse deviendront de plus en plus violents. Les drogues, chimiques, biologiques ou électroniques, distribuées par des autoréparateurs, deviendront des produits de consommation de masse.

De cet univers, les infranomades seront les principales victimes. Représentant plus de 3,5 milliards contre 2,5 milliards aujourd'hui, ils vivront avec l'équivalent actuel de moins de deux dollars par jour. Ils seront disponibles pour toutes les révoltes.

Au total, vers 2050, l'hyperempire sera un monde de déséquilibres extrêmes et de grandes contradictions. Après la violence de l'argent viendra alors celle des armes.