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31/01/2010

American Stories (2) La séparation

Tout au long de ce siècle et demi d'histoire américaine, on reste frappé par l'image d'une société non seulement homogène mais aussi mêlée et soudée. Une grande solidarité organique traverse ces scènes de la vie quotidienne. Il n'en va pas de même de toute la période qui marque l'accélération de la modernité (1877-1915) sur le thème : "Cosmopolitan and Candid Stories" qui signe la quatrième et dernière partie de l'exposition.

La représentation ou la dissociation de certains corps de métiers étaient déjà annoncée dans des oeuvres comme The American School de Pratt (1765), affirmation d'une distinction naissante entre artisans voués à l'utile et artistes en charge de l'esthétique - un tableau qui souligne aussi, au passage, la primauté américaine du travail comme processus sur l'oeuvre comme résultat (il ne suffit pas de montrer une belle réalisation, il faut aussi rendre visible, comme c'est notamment le cas dans l'école impressionniste américaine, le labeur qu'elle incorpore). L'art porte ici en germe les fondamentaux de la valeur.

Un début de différence s'insinue ensuite progressivement dans les attitudes sociales. Dans Post Office de Gilmour (1859), le peuple se rue au guichet tandis que les notables de la scène font montre d'un peu plus de dignité. Dans The Family of Robert Gordon in Their New York Dining-Room (Guy, 1866) comme dans Not at Home, An Interior of the Artist's House (Johnson, 1873), les intérieurs accentuent les signes d'un monde séparé, marqué par une certaine lourdeur décorative, des tapis épais et des boiseries massives (on retrouve, là aussi, une certaine tension dans l'art américain du design ordinaire entre l'esthétique et le confort, les signes du luxe et le caractère massif des formes).

Les rituels d'éducation s'installent comme dans Story of Golden Locks (Guy, 1870) : les enfants font l'objet d'une attention particulière à travers l'histoire qui précède le coucher dans une mise en scène qui montre l'effacement de la mère à travers les rôles quotidiens au profit de la fille aînée (ce pourrait être aussi la nanny) comme si l'organisation domestique primait sur l'attachement filial, le processus sur la présence, l'efficacité sur l'amour. Un ancrage possible de l'hypothèse développée par Pascal Baudry selon laquelle le sevrage précoce des enfants américains créerait une tension entre la confiance à explorer le monde et un doute sur l'amour maternel (tandis qu'un maternage plus poussé, en France, produirait l'effet inverse dans lequel la certitude d'être aimé se construirait au détriment de la capacité à s'aventurer dans le monde avec assurance).

Un genre de vie se développe dans lequel, comme c'est le cas en France sous le Second Empire avec l'émergence de stations balnéaires luxueuses à Deauville ou Biarritz, on vient se reposer de la fatigue des villes entre Happy Few. La middle-class new yorkaise s'empare des côtes de la Nouvelle-Angleterre comme dans Eagle Head, Massachussetts (Homer, 1870) ou, dans un style plus impressionniste, dans Idle Hours (Merritt, 1894). En se doublant d'une oisiveté affichée sur le mode du jeu, de la promenade, de la sieste ou encore de la croisière (The Gallery of HMS calcutta, Tissot - 1876 ; The Transtlantic Steamship "Péreire", Bacon - 1877), l'écart ne signe pas seulement une séparation géographique avec la ville, mais aussi une distinction sociale avec les masses laborieuses.

Au-delà des horizons marins et du luxe des voyages, le fantasme européen s'affirme comme une fascination double à la fois pour l'échappée romantique (In the Luxembourg Gardens, 1879 ; A Street in Venice, 1880 de Sargent) et pour un mode de vie plus aristocratique (An Interior in Venice, Sargent -1899). De retour au pays, une sexualisation croissante des rôles s'affiche parallèlement dans les toiles de Paxton (Tea Leaves, 1909) avec son corollaire, le pouvoir et l'ennui (The Breakfast, 1911).

Cette distinction naissante, puis revendiquée notamment dans les toiles de Mary Cassatt au début des années 80, traverse les espaces (Little Girl in a Blue Armchair, une toile qui ressemble à un exercice de style inspiré de Bonnard ; A Woman and a Girl Driving) autant qu'elle rythme les jours à travers la toilette (Mother About to Wash Her Sleepy Child), la couture (Young Mother Sewing), la visite au musée (Interior View of the Metropolitan Museum of Art... Walker, 1881), le thé (The Cup of Tea) ou encore le chant (Singing a Pathetic Song, Eakins - 1881). On notera au passage la sublime scène de lecture que l'on doit à Dewing, A reading (1897), dont le dépouillement, l'intensité retenue, la paleur, la sobriété froide tranchent avec une netteté presque morbide avec la double tentation du mouvement et du confort.

Le jeu-même des enfants se distingue : il se situe à l'intérieur sur un mode à la fois paisible et recherché dans les familles aisées (Ring Toss, Chase - 1896) ; il est, pour les plus pauvres, le domaine de la rue et de l'apprentissage des mauvais tours (The Card Trick, Brown - 1889). Dans ce monde-là, les pauses à la campagne sont écrasées par l'angoise ou le chagrin (Peines de coeur, Pearce - 1884) et les scènes de bord de mer font de la vie une lutte dure, menacée par l'abandon, contre des éléments hostiles, notamment dans la très belle toile de Holmer, The Gale (1893). Au-delà des tavernes et des lieux domestiques, les moments de répit sont privés de leur lieux spécifiques ; ils sont aussi arrachés au labeur (Sunday, Women Dying Their Hair, Sloan -1912). Le peuple du Lower East Side s'étale, débraillé, chahutant, s'affaissant parfois même (Cliff Dwellers, Bellows - 1913), le même artiste s'interrogeant : Why Don't They Go to the Country for Vacation ? dans une lithographie graphique de la même année dans laquelle, de façon très frappante, l'entassement devient ghetto et l'entassement tourne au macabre.

Parallèlement, le travail quitte les échoppes artisanales fières et tranquilles de l'intérieur pour, d'un même mouvement, s'agglutiner et s'industrialiser (The Glass Blowers, Ulrich - 1883). La nouvelle subordination en masse du salariat prend l'allure, non plus d'un éloge du travail, mais d'une glorification de la force physique (The Ironworkers'Noontime, Anshutz - 1880). Dans un tel univers, c'est sans doute par une sorte d'exotisme-témoin que s'insère, chez Koehler, une scène de conflit du travail avec The Strike (1886), au reste plus désordonnée que massive.

A de rares moments, la société semble s'unir de nouveau, mais cela n'est guère le cas qu'à l'occasion de diverstissements sportifs (Between Rounds, Eakins -1899) au sein d'une configuration qui, à y regarder d'un peu plus près, reproduit la différence des statuts dans la hiérarchie des places. Le melting pot tourne à plein régime lui aussi (In the Land of Promise, Castle Garden, Ulrich - 1884) mais au lieu d'unir, il sépare en donnant à voir la misère plus que l'espérance.

Singulière ambivalence : c'est une épopée unie que l'on veut célébrer, c'est une séparation presque inéluctable que l'on donne à voir. Ainsi vont les grandes aventures collectives. Ainsi va l'Amérique, au fond, à la fois lucide et volontaire.

31/12/2009

American Stories (1) L'épopée

Il faut saluer la très belle exposition organisée ces jours-ci par le Metropolitan Museum (dont il faut rappeler qu'il est, avant le Louvre, le plus grand musée encyclopédique au monde), sur le thème : American Stories : Paintings of Everyday Life, 1765-1915 qui veut, à sa manière, célébrer le mythe d'une Amérique solidaire et conquérante à travers les infortunes de son histoire.

Inventing American Stories, qui constitue la première partie d'une exposition de six ou sept salles remarquablement documentée et illustrée, couvre la période épique des années 1765 à1830. Comme dans le tableau de Bingham, Fur Traders Descending the Missouri (1845), le monde peut y apparaître relativement paisible, mais c'est là l'exception plutôt que la règle. L'Amérique des commencements, c'est d'abord un monde dans lequel il faut se battre contre des forces hostiles dont le requin demeure, sur mer, un symbole constant comme l'atteste l'oeuvre de Copley, Watson and the Shark (1778). Au vrai, l'affrontement pur y reste rare comme si l'essentiel consistait moins à faire le tableau des massacres que charrie toute conquête que de traduire, à travers une tension omniprésente, la nécessité de rester sur ses gardes comme dans la toile de Homer, Breezing Up (1873).

Des notabilités naissantes s'y affirment certes dans des scènes de genre assez typées - divertissements de plein air ou scènes galantes, encore très empreintes de l'influence britannique comme dans The Cricketers de West (1764) ou, plus encore, dans Benjamin and Eleanore Ridgely Laming de Peale (1788). Pourtant, malgré des rôles qui s'affirment (on dirait plus exactement qu'ils s'héritent) et des distinctions embryonnaires, c'est une société qui fait bloc. The Exhumation of the Mastodon de Peale (1805) ne dit pas seulement le mélange d'ingénierie et d'audace qui caractérise la construction du Nouveau Monde, il montre aussi une première société du spectacle qui fait corps.

La question de la race n'est pas absente, mais elle est traitée sur le mode de la coexistence pacifique. Dans Sea Captains Carousing in Surinam (1752), Greenwood ne représente pas l'esclave comme un autre menaçant, mais comme une sorte de figure d'un exotisme apprivoisé qui, à l'occasion, reproduirait les comportements du maître. Comme toujours, le contact le plus authentique, le plus chaleureux, le plus dénué de préjugés, est celui qui met en relation l'autochtone avec le nouvel arrivant (A German Immigrant Inquiring His Way, Blauvelt, 1855).

A l'instar de The Quilting Frolic de Krimmel (1813), les deux mondes sont parfois plus harmonieusement mêlés. Mais il s'agit plutôt, dans l'ensemble, d'une sorte de tolérance pacifiée comme le souligne The Power of Music de Mount (1847), une toile en demi-teinte qui marque, sous la gaité apparente, la tristesse de la séparation ou plutôt de son mouvement progressif. Cette séparation devient bientôt la règle dans Kitchen Ball at White Sulphur Springs, Virginia de Mayr (1838) - un bal nègre -, dans Negro Life at the South (Johnson, 1859), figuration sur un mode champêtre d'un habitat séparé et davantage encore dans On to Liberty (Kaufmann, 1867) qui montre une vulnérabilité d'autant plus marquée qu'elle marque la promesse d'une libération aussi fraîchement acquise qu'en pratique, très fragile.

Stories for the Public perpétue une semblable représentation de l'aventure collective dans la période qui va des années 1830 aux années 1860. Les scènes d'intérieur y peignent la fierté des métiers, la glorification de l'effort (Neagle, Pat Lyon at the Forge, 1829) ainsi qu'une certaine harmonie domestique (Edmonds, The Image Pedlar, 1844). Les enfants eux-mêmes y apparaissent moins comme un groupe ou comme un âge à part entière que comme une mini société adulte, qu'il s'agisse du monde du travail (Smith Jr., The Young Mechanic, 1848) ou de l'univers de la vie publique (Le Clear, Young America, 1863). Ce n'est pas que l'abandon à l'enfance y soit impossible (Homer, Snap the Whip, 1872), mais il reste rare.

Un début de gentrification se fait jour, il demeure bon enfant (Edmonds, The City and Country Beaux, 1838). Les différenciations s'affirment davantage à travers les moeurs et les âges qu'à travers les conditions sociales. Les rôles féminins voués à la bonne tenue des affaires domestiques s'établissent ainsi sans ambages (Spencer, Young Wife : First Stew, 1854), sans s'interdire toutefois une pointe d'ironie (Spencer, Young Husband : First Marketing, 1854) ou d'humour comme dans Kiss Me and You'll Kiss the Lasses (Spencer) ou encore dans Young Baby : First Exhibition (Anaubey).

Dans un monde encore porté par la conquête, l'extérieur prime cependant naturellement l'intérieur - c'est d'ailleurs l'une de ces images tirée de The Jolly Flatboatmen (Bingham, 1846) qui a été retenue comme l'emblème de cette exposition, en vertu sans doute de l'ancrage profond dans la culture américaine d'un genre de vie aurait dit Vidal de La Blache mêlant l'aventure à la communauté dans le mouvement d'une liberté qui vaudrait soudain, le temps d'un fantasme culturel, pour elle-même davantage que pour ses buts. Cette scène de danse sur une barge souligne, au reste, aussi bien la fête que son absence. La fête ici, c'est d'abord le non-travail, un intervalle entre deux tâches. Il y a bien des paysages, que l'on doit principalement à Thompson, mais ce sont d'abord des paysages que l'on domine (The Belated Party on Mansfield Mountain, 1858) ou que l'on apprivoise (Apple Gathering, 1856). La nature est moins un thème de contemplation qu'un espace à investir : on tire (Bingham, Shooting for the Beef, 1850), on campe (Ranney, Advice on the Prairie, 1853), on chasse (Tait, The Life of a Hunter : A Tight Fix, 1856) et, bien sûr, on bataille contre les Indiens (Deas, The Death Struggle, 1845).

Cette période marque aussi la naissance d'une opinion publique à travers des toiles telles que The County Election (Bingham, 1852) ou War News from Mexico (Woodville, 1848). A travers les guerres qui ont marqué les années 1860-1877, la société, là encore, fait corps quand parvient dans les bourgs l'écho des batailles lointaines. Troisième partie de l'exposition, Stories of War and Reconciliation raconte cette émergence d'un espace public encore homogène bien plus qu'elle ne peint les faits d'armes ou ne tient la comptabilité des morts.

La guerre existe, mais elle est montrée pour ainsi dire par la bande comme si, des affrontements sanglants de l'époque, l'on ne donnait à voir en creux que la peinture champêtre d'une société qui continuerait tant bien que mal de fonctionner (Johnson, Sugaring Off, 1865 ; Homer, The Veteran in a New Field, 1865). Quelques altercations de camp (Homer, Pitching Quoits, 1865) n'y font rien : au-delà des travaux et des jours, cette époque reste marquée par le parti pris de la vie civile - les honneurs chez Lamdin (The Consecration, 1861), les retrouvailles chez Currier and Ives (Off for the War, 1861) - traduisant ainsi l'obsession d'une sorte d'évitement du conflit.

Si le combat revient comme sujet plus tard, c'est sur le mode du mythe, non sur celui du reportage, sur le thème épique de la charge de la cavalerie et de la défense du point d'eau (Schreyvogel, My Bunkie, 1899 ; Remington, Fight for the Water Hole, 1903). Hollywood saura s'en souvenir.

18/11/2009

Maison des morts, mort de l'opéra ?

Avec De la maison des morts (From the House of the Dead), l'opéra de Janacek, Chéreau avait triomphé il y a deux ans à Aix dans une oeuvre qui fut finalement désignée comme le meilleur opéra de l'année. Qu'en serait-il pour sa première au Met ? L'histoire, inspirée de Crimes et châtiments et de l'expérience concentrationnaire de Dostoïevski, raconte la vie dans un camp en Sibérie.

Une histoire ? Plutôt une intrication d'épisodes et de récits en masse dans lesquels se mêlent, entre la cour et le dortoir, l'avidité et l'amour, la violence et le jeu, l'humiliation et l'espoir, la vérité et le délire, la solidarité et la mise à mort. On passe de la dureté de la cour dans laquelle triomphe la loi du plus fort à l'explosion de liberté subversive à laquelle donne lieu le spectacle joué par les détenus, jusqu'à la déréliction mélancolique du dortoir. Les bouffées d'obscénité joyeuse y côtoient une pureté dépouillée.

Il y a bien de l'ennui aussi, mais c'est celui des spectateurs. Le Financial Times a parlé à propos de la mise en scène de Chéreau de "cent minutes d'absolue perfection". Ce doit être de l'humour britannique. A-t-on déjà vu un silence absolu accompagner un rideau tomber à l'entracte ? Bondy, qui revenait sur les huées qui ont accompagné sa mise en scène de Tosca il y a peu, a raison de souligner, dans une conversation récente avec Chéreau, Peter Gelb (le directeur général du Met) et Barlett Scher (le metteur en scène de théâtre), qu'il vaut mieux le tollé au silence : celui-là témoigne, à sa manière, d'une appropriation du spectacle par le public quand celui-ci confine à la mise à mort.

Si le sujet de Chéreau était bien de montrer une sorte de concentré de vie dans un univers carcéral faisant  écho à la vie en société, la mise en scène ne manquait pourtant pas d'atouts. Un décor magnifiquement épuré de blocs de béton brut (que l'on doit une fois encore à Richard Peduzzi), un jeu d'ombres et de lumière remarquable signé Bertrand Couderc, des costumes sobres (Caroline de Vivaise) marquant à la fois l'intemporalité et l'universalité du sujet, ainsi qu'une porosité revendiquée entre la société et le camp.

Surtout, non seulement le sujet en lui-même ne manquait pas de puissance sur le thème de l'aliénation et de la douleur, mais Chéreau a su aussi lui donner une dimension audacieuse à travers une orchestration marquée par une grande liberté de ton et de mouvement. En ce sens, De la maison des morts est moins une invitation aux réjouissances ordinaires qu'un appel à participer à une exploration. Après tout, c'est la force des avant-guardes que de savoir simultanément explorer et subvertir en bousculant les marqueurs familiers de la représentation - tralalas attendus, place du spectateur et statut de la notion même de spectacle, sinon de celle de plaisir.

Bref, on aurait aimé aimer. En dépit de l'art maîtrisé de Salonen, le chef d'orchestre finlandais dont c'était aussi une première, si brillant à appréhender les multiples transitions d'une partition dont les variations entre élans et grincements s'apparentent à une recherche de sens mouvante et incertaine, cette tentative manque cruellement de charpente. Que l'explosion de violence qui marque l'acte I et le déchaînement d'obscénités cathartiques qui commandent l'acte II mènent à l'essouflement et au désespoir qui font le troisième et dernier acte, cela peut s'entendre. Mais l'affaire se suit avec beaucoup de difficulté dans un parti pris organique qui, au milieu d'une centaine d'acteurs, affirme le primat du collectif sur l'individu dans un mélange prémédité de cacophonie et de désordre.

In fine, la représentation fut malgré tout acclamée. Mais c'était là sans doute moins le signe d'un quelconque bonheur de la représentation que d'une sorte de rattrapage de la mésentente qu'avait suscitée Tosca et qui avait mis le public new yorkais dans la position peu enviable d'une arrière-garde de l'internationale culturelle. Il y a peu de peuples qui se soucient avec autant d'ardeur de se faire aimer des autres nations et c'est d'ailleurs en quoi nombre d'Américains ont été si malheureux au cours des années Bush. En somme, ce que le public new yorkais aura exprimé dans ce contexte, c'est peut-être moins l'appréciation de la performance de Chéreau que son désir de rehausser sa posture.

21/10/2009

Watteau, un badinage sur fond de monde

Qui l'ignorerait encore ? On badine joyeusement chez Watteau, et c'est d'abord ce que donne à voir, entre les clichés rococo et la première impression, la jolie exposition que consacre le Met ces jours-ci au peintre des Fêtes galantes sur le thème de la musique et du théâtre (Watteau, Music and Theater).

C'est bien sûr un sujet majeur dans les scènes pastotales (La foire à Bezons, Une danse à la campagne), mondaines (Les plaisirs du bal) ou encore inspirées de la Commedia dell'Arte (Un bal masqué en Bohême, Comédiens italiens). Mais c'est aussi le cas, à la marge ou, pour ainsi dire, à la dérobée, dans les scènes militaires (Troupes en marche, Troupes au repos).

Tantôt les scènes galantes y sont davantage suggérées que montrées, avec élégance, presque avec discrétion (Danse à la fontaine), tantôt elle sont dépeintes avec une emphase pleine d'expressions pénétrées et de mouvements grandiloquents (La surprise), qui n'exclue pourtant pas une grâce inspirée (Mezetin).

Ce qui finit par frapper davantage pourtant, au-delà de la douceur pastel de ces variations intimistes, c'est la noirceur du monde dans lesquelles elles s'insèrent : gros blocs de végétation brune, comme dans Pierrot content, buissons opaques de L'enchanteur ou de L'aventurière, ou encore bosquets imposants de La perspective.

Deux éléments nuancent et dominent à la fois cette opposition des plans. D'abord, les personnages s'y ordonnent le plus souvent selon une circularité qui semble délimiter l'espace propre de la société (L'amour au théâtre français, La Camargue). Au-delà des relations de séduction, ou peut-être en vertu-même de la promesse qu'elles recèlent, c'est un espace connu et ordonné qu'elles circonscrivent, comme si le mouvement des couples ne figurait que le détail pittoresque d'un ensemble plus fondamental.

Tantôt le cercle est concave et c'est la société qui impose à la nature l'espace rayonnant et rassurant de ses rites, comme dans La foire à Bezons. Tantôt, plus rarement, comme dans Récréation italienne, il est convexe : la nature se fait alors plus pressante et instille dans un jeu social resserré au premier plan un soupçon d'angoisse diffuse au milieu des troubles amoureux. Dans les deux cas, qu'elle soit réduite à la compagnie de quelques uns ou qu'elle s'étende à de plus vastes assemblées, dans le monde Watteau, la société fait corps.

Contre la Nature ? On pourrait le croire tant celle-ci passe brutalement, à quelques pas seulement de profondeur, du statut d'ornement vaporeux, comme dans La surprise, à celui d'univers menaçant, notamment dans La perspective. Les trouées de lumière qui orientent le regard vers l'arrière-plan vaudraient alors moins en elles-mêmes que comme le faire-valoir de ce péril diffus.

Mais la force de Watteau ici, c'est de ne pas choisir entre la perspective radieuse et les dangers du monde. On peut voir là l'ombre portée de la fin du Grand Siècle, et l'expression festive et grave, joyeuse mais incertaine, dans laquelle s'engage alors la Régence, dont Watteau est d'ailleurs généralement considéré comme le premier peintre. Mais c'est aussi la marque de ce maître, injustement ravalé au rang de peintre de frivolités un peu fades, que d'inscrire entre le réel et son double un peu de l'inquiétude indéterminée qui s'insinue dans la pantomime des plaisirs.

25/05/2009

Smoke, sans modération (Toussaint, Coleman et le sens de la vie)

A deux ou trois soirs d'intervalle, on pouvait voir Allen Toussaint & the Bright Mississipi Band au Village Vanguard et le George Coleman Quintet au Smoke. Deux institutions new yorkaises du jazz, l'une au sud, du côté de Greenwich, l'autre nord, au-delà de la 100ème, aux confins de Columbia et de Harlem. 

Dans les deux cas, un décor sobre : une cave triangulaire au Vanguard, un café tout en longueur au Smoke - deux lieux qui, en convergeant vers une scène où se focalisent les feux, laissent le reste de la salle, sobrement aménagée d'une succession de petites tables et de longues banquettes, dans une quasi obscurité.

Ce n'est pas l'atmosphère ludique des clubs de Chicago, quand Nick Russo se prend à faire swinguer la salle autour du bard du Jilly's sur l'air de My kind of town ? Les New Yorkais n'en ont cure ; ils rétorquent, avec un brin de condescendance que, ce qui compte ici, c'est la musique. Quand Christian Scott fait chuinter sa trompette sur la scène du Vanguard ou quand Harold Mabern laisse divaguer son piano au Smoke, c'est le silence, presque un recueillement, qui s'impose - du moins jusqu'à la fin des solos quand applaudissements et sifflets admiratifs jaillissent alors à l'envi.

Une affaire de prière, dans de nouveaux temples laïques ? Bien sûr, aux mimiques possédées des musiciens répond l'air le plus souvent inspiré de l'assistance, tantôt intense et figée, tantôt accompagnant, qui d'un dodelinement de la tête, qui d'un tapotement du pied, un air enlevé ou une inspiration plus magique. Le rite est bien réglé, les Alléluia scandent la célébration et les amen s'élèvent des choeurs.

Mais, précisément : si c'est une messe, c'est dans les faubourgs de la Nouvelle-Orléans, du South Side ou de Harlem qu'elle prend sa source. Si c'est une messe, c'est une messe black, festive, enjouée. Le mouvement l'emporte sur le recueillement, la profusion de la fête submerge l'ordonnancement du rite. Ici, la tiédeur n'est pas de mise.

Ecoutez Allen Toussaint prendre, avec ses contretemps et ses fausses pistes, David Pilch, son contrebassiste, à contrepied ; ou bien les minauderies amusées entre la trompette de Scott et la clarinette de Don Byron. Regardez les gueules cassées de la bande de Coleman, avec leur look sorti de nulle part - costumes trop larges et cravates flashy -, vous sortir un boeuf de derrière les fagots.

Ecoutez les guitaristes, Ribot au Vanguard ou Bernstein au Smoke, rajouter à tout ça un air de complainte. Voyez comment les crosssticks de Coleman Junior ou les sons de tôle de Jay Bellerose ryhtment la fête ou comment, à l'inverse, Pilch ou Drummond font cracher à leur contrebasse des accords rebondissants dans l'intervalle qui sépare le son du silence.

Le jazz, c'est la vie. S'il en prend parfois la tonalité dramatique, c'est pour mieux revenir à ce qui, au-delà de ce qui passe, au-delà de vous et de moi, perdure dans le parti pris d'un jeu, c'est-à-dire à la fois d'un écart, d'une représentation et d'une mélodie. Adieu salles compassées, convocations grandiloquentes, bigoteries ésotériques : au Vanguard ou au Smoke, la vie ne se prend pas au sérieux et, si elle a un sens, c'est d'abord celui de l'humour.