02/05/2009
Le sexe ou l'amour ? Ontologie de l'intime sur la plage de Chesnil
"Ces questions défiaient les mots et les définitions. Le jargon et les protocoles des thérapies, l'habitude de partager ses sentiments, de les analyser mutuellement n'étaient pas encore entrés dans les moeurs. On avait beau entendre parler de gens riches qui entreprenaient une psychanalyse, on ne se considérait pas encore soi-même au quotidien comme une énigme, un récit autobiographique ou un problème à résoudre". Sur la plage de Chesnil, le dernier roman de Ian McEwan, s'apparenterait presque à une plongée dans les parades de l'amour courtois, mais dont la maladresse se serait substituée à la poésie.
C'est juste avant la libération sexuelle, au début des années 60, que se rencontrent Edward Mayhew et Florence Ponting, à l'époque où, présidant à un Empire qui rétrécissait chaque année un peu plus, Macmillan déclenchait la hire des conservateurs, à commencer par le père de Florence, un entrepreneur, pour qui le Premier ministre "n'était qu'un imbécile de brader l'Empire sans conditions, un salaud de ne pas imposer un gel des salaires aux syndicats, et un imbécile doublé d'un salaud d'aller mendier auprès des Européens une entrée dans leur sinistre club". L'Angleterre, en somme, d'avant les années rock et Thatcher.
Elle est une musicienne de talent, à la tête d'un quatuor à cordes promis à un grand avenir, lui étudie l'histoire à Oxford. S'ils surmontent aisément leur différence de conditions - elle est issue d'une famille bourgeoise, un peu froide, il vient d'une région rurale, un peu perdue -, et s'accommodent d'un léger écart de QI (" Etait-elle vraiment si vulnérable ? Un jour, il avait jeté un coup d'oeil sur son dossier scolaire et vu les résultats de ses tests de QI : cent cinquante-deux, soit dix-sept points de plus que lui "), il n'en va pas de même de leurs pulsions.
Plus encore, sans qu'Edward n'en prenne vraiment conscience, Florence éprouve à l'égard du sexe, un mélange secret de dégoût et de joie, qui les emmène tous deux dans une pantomine infernale. " Le jour d'octobre où il entrevit pour la première fois ses seins nus précéda de plusieurs semaines le moment où il put les toucher - le 19 décembre. Il les embrassa en février, mais pas les pointes, que ses lèvres n'effleurèrent qu'une seule fois, en mai. Elle-même ne s'autorisait à explorer son corps à lui qu'avec une prudence plus grande encore. Une initiative improvisée, une suggestion osée pouvaient ruiner des mois d'efforts "...
Du coup, à la veille de leur nuit de noce, ils sont encore tous les deux vierges. Edward attend ce moment avec un peu d'appréhension et beaucoup d'un désir longtemps refoulé du fait de la distance imposée par Florence. Elle s'attend au pire, elle qui a tout mis en oeuvre pour l'éviter jusque là.
Parce qu'il ne peut réprimer davantage son désir pour elle et parce que, acculée, elle ne peut plus masquer son dégoût hystérique pour la sexualité, la nuit de noces est un fiasco magistral et violent qui conduit les protagonistes de l'intimité de la chambre d'hôtel à la fuite sur la plage. La plage de Chesnil devient alors le lieu d'un contrat improbable où vient soudain à Florence l'illumination sublime et désespérée que le sexe pourrait le céder à l'amour. Inacceptable pour Edward, qui se sent trahi et ne peut, avec l'époque, penser cette dichotomie révolutionnaire. "On n'est pas deux vieux pédés qui partagent en secret le même appartement sur Beaumont Street. On est mari et femme !".
Ils rompent dans la foulée, vite, sans éclat supplémentaire, ce contrat embryonnaire qui n'a pas été consommé et qui ne peut intégrer les nouveaux termes qu'en propose la jeune femme. Edward peut alors s'adonner, dans les années qui viennent, aux joies d'une sexualité sans entraves ; elle est, de son côté, bientôt reconnue comme l'une des plus brillantes musiciennes de sa génération. S'ils se sont manqués, ils portent pourtant encore, bien des années plus tard, le poids de cet amour gâché et perdu.
Sans la vendeuse de la librairie Filigranes sur l'Avenue des Arts à Bruxelles, je n'aurais probablement pas acheté ce roman - de McEwan, je n'avais que distraitement feuilleté Samedi et voilà tout. D'autant que presque toutes ses recommendantions se terminaient par un : " Oh, c'est sûr, celui-là est un livre plutôt "féminin", qui me laissait songeur.
A moins qu'il ne s'agisse d'une sorte de récit en creux des Particules élémentaires - qui serait, celui-là, aussi masculin que l'autre serait féminin - vieille histoire : le sentiment contre le sexe, l'intériorité contre la conquête, la poésie contre la pulsion - et peut-être, tant qu'à faire, aussi français que l'autre serait anglais.
Passons. Au vrai, le livre de McEwan porte en lui la violence intime qui, au-delà de ce tableau, fait la trame tout à la fois du sens, de la littérature et de l'époque. Livre d'une autre génération ? Voire, car c'est aussi une sorte de Cris et chuchotements révélé dans les interstices d'une époque trop bruyante, dans laquelle le médiatique aurait ruiné l'intime. Sur La plage de Chesnil est finalement moins la critique de moeurs d'une autre époque que le procès de ce qui, dans la nôtre, est inaudible. L'échec du récit conjugual masque le succès de l'entreprise littéraire. Tentative ténue de restaurer la fragilité de la parole sur la primauté du bruit, le roman de McEwan esquisse ainsi une écologie masquée ou, plus encore, une ontologie de l'intime qui ne nous laisserait guère le choix qu'entre la conscience ou la violence.
01:38 Publié dans Qu'est-ce que la littérature ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, ian mcewan, sur la plage de chesnil, amour, violence
05/01/2009
L'art et l'amour dans la Renaissance italienne (le Père Noël est une dorure)
Quand l'hiver s'abat, glacial, sur New York, il faut réchauffer les coeurs et réveiller les sensualités endormies. C'est à quoi s'est attelé le Met à l'approche de Noël. L'exposition qu'il consacre aux choses de l'amour à l'époque de la Renaissance italienne commence par le magnifique panneau de Giamberti et di Tomaso, L'histoire d'Esther - une procession florentine à la fois solennelle et festive, dont les incrustations dorées autour de la table du mariage figurent l'harmonie qui vient de se trouver célébrée.
Des portraits des époux promis, comme ceux peints par Raphaël (Agnolo et Maddalena Doni) ou ceux, plus vivants, de Ghirlandaio (Portrait de Giovanna degli Albizzi Tornabuoni), donnent à la célébration de l'union une tonalité plus hiératique, moins amoureuse et plus sociale si l'on peut dire, qui ferait primer l'institution sur la relation. On notera au passage dans la même série les portraits de Ginevra de' Benci de Leonard de Vinci qui préfigure celui de Mona Lisa, et celui de Lorenzo II de' Medici par Raphaël, une représentation du pouvoir étonnament empreinte d'humanité.
Aux yeux de l'amateur de peinture, les arts décoratifs sont un art mineur, une sorte de discipline domestique, un passage obligé dont la fonction ne serait guère que de récréation entre deux toiles. Il n'en est rien ici et la variété des objets présentés - coffres de mariage, vaisselle ornée, coupes nuptiales, bijoux incrustés, amphores ou encriers - apporte une réelle valeur à l'ensemble, au-delà de la diversité des formes, par l'évocation souvent plus libre, sinon plus libertine qu'autorise le détail de leurs motifs.
Gravures et dessins sont un support privilégié pour ces variations érotiques, que la peinture ne parvient que rarement à égaler en puissance d'évocation comme c'est par exemple le cas avec les Deux amants de Giulio Romano, une scène érotique étonnante par son réalisme autant que par son esthétique. L'approche, rarement savante comme avec la coupe transversale du coït que propose Leonard, est très expressive et plus souvent fougueuse que contenue. Clou et clôture de ces variations, l'inénarrable Triomphe du phallus, une procession païenne et festive en hommage au sexe masculin, dit assez la liberté de l'époque en marge des imageries officielles (encore semble-t-elle le dire avec une pointe de dérision dont ferait bien de s'inspirer la pornographie contemporaine).
Mais l'institution précisément reprend vite ses droits. C'est le mariage qui est célébré avant tout, sa fuite donnant d'ailleurs lieu aux plus effrayantes menaces comme dans Le banquet de la pinède de Botticelli. Cela va souvent de pair avec des scènes d'offrandes et de présentations de dots, et s'épanouit naturellement autour du thème de la naissance de l'enfant. Celui-ci donne alors lieu soit à des scènes d'adoration quasi bibliques - auxquelles les assiettes prêtent à merveille leurs formes circulaires -, soit au contraire à des approches plus ludiques dans lesquelles l'avènement du nouveau-né désorganise le soigneux ordonnancement des choses et l'harmonie sociale ambiante, par exemple à travers des scènes de batailles fraternelles. A moins qu'il ne soit représenté comme un jeune adulte, comme dans le Portrait d'un bébé attribué à Bronzino.
L'on ne sait finalement quelle dimension, profane ou sacrée, l'emporte de ces représentations de l'amour. Les Dieux eux-mêmes ne s'abandonnent-ils pas au dérèglement produit par l'inclination amoureuse ? Qu'ils l'assument, à l'instar de la Venus et du musicien du Titien, et voilà qui légitime tous les abandons ; qu'ils le fuient, telle Daphné résistant aux assauts d'Apollon, et c'est un hommage à la sublimation. Ce pourrait être l'une des finalités inavouées de cette promenade amoureuse que de ne pas nous obliger à trancher en cette matière délicate. Subtile tension - le contraire, en somme, du puritanisme.
22:11 Publié dans Représentations | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : peinture, amour, art, renaissance, metropolitan museum new york