25/11/2017
Vadim et le coiffeur kurde (Sartre à Tokyo)
Je me souviens de ce petit livre vert peu connu que je lus comme l'essentiel de son oeuvre pour un exposé universitaire sur Les mots autour de la question de l'autobiographie qui intégrait aussi Gide et Leiris : dans une série de conférences données à Tokyo dans les années 60 et publiées en 1972 sous le titre Plaidoyer pour les intellectuels, Sartre avance l'idée que nous sommes tous instinctivement racistes et qu'il faut donc faire un travail sur soi pour lutter contre ce sentiment spontané. Il y a deux façons de prendre cette hypothèse philosophique : 1°) mal ; 2°) en entrant chez un coiffeur kurde sur un coup de tête à l'occasion d'un passage à Marseille dans le quartier Thiers, entre Saint-Charles, Noailles et Belsunce - un quartier que fréquentent peu habituellement les Européens, à l'exception notable du cours Julien un peu plus haut.
J'entre donc chez ce coiffeur avec mon petit garçon. On s'y installe en attendant notre tour, ici, il n'y a pas de rendez-vous. Les deux coiffeurs parlent peu et mal français et les habitués qui tentent de traduire ne font guère mieux. Qu'importe le coiffeur pourvu qu'on ait la coupe. Très vite, je sens cependant une réticence chez mon fils (qui avait spontanément beaucoup mieux pris l'escapade chez un vieux coiffeur de Ravenne cet été, l'italien était déjà une musique). Je crois que c'est un peu dû à l'environnement - la pièce est assez pauvrement décorée, presque froide - mais surtout à la langue qui nous paraît étrangère.
Après une assez longue attente vient notre tour, je passe le premier pour montrer la voie. Le coiffeur secoue la blouse, me la fait passer, m'installe sur le fauteuil, essaie vaguement de comprendre ce que je lui explique, me sourit et se met aussi sec à l'ouvrage (je ne fais pas non plus partie des configurations capillaires les plus difficiles). La suite montre une dextérité remarquable, le ciseau cliquette en tous sens sans interruption avec une concentration qui semble extrême sur chaque cheveu, puis sur chaque poil quand vient le moment 1°) de faire brûler les poils surnuméraires à l'aide d'un coton imbibé d'alcool fixé sur l'extrémité d'un ciseau... 2°) de me plonger pour finir la tête dans le lavabo en face du fauteuil pour me laver entièrement la tête, visage inclus, à grand renfort d'eau et de savon. A peine le temps d'échapper à la noyade que je suis emballé dans une serviette et pris dans un mouvement frénétique de séchage.
Heureusement, le coiffeur a eu la présence d'esprit de mettre Gulli pendant cette phase de combat sur le front kurde si bien que c'est littéralement hypnotisé par Oggy et les cafards que mon fils va s'installer à son tour sur le fauteuil sans la moindre compassion pour ce que vient de subir son père ; il en ressortira avec une coupe courte (qu'il faudra assumer au retour à la maison) qui lui va bien sans avoir réalisé ce qui lui arrivait, je crois aussi qu'à côté de l'attraction toujours puissante des images, il s'est familiarisé très vite avec ce nouvel environnement. Quant à moi, je sors en réalité ravi de cette séance bien plus riche d'attentions que je ne l'ai laissé entendre. Je suis aussi frappé par le sentiment d'amitié bienveillante qui se dégage avec force et naturel des relations entre ces hommes, très éloigné des clichés - je repense à ce propos d'un camarade de retour d'Iran il y a quelques années selon lequel la société iranienne, toute de libertés et de tolérance, est à mille lieux des caricatures qu'en font les médias à longueur de temps. Qu'importe que nous le sachions ou que nous le devinions, cela finit par prendre le dessus comme toute foule un peu échauffée finit par écrabouiller assez rapidement tout fantasme d'intelligence collective.
Et voici que nous nous prenons à avoir peur alors que nous devrions avec sérénité aller au contact. Voyez encore le témoignage des habitants de ces villages éloignés qui ont accueilli chez nous des migrants quand tant d'autres brillaient par leur lâcheté - ah, quelle leçon allemande nous avons reçue tout de même ! il faut le redire à un moment où toute notre littérature officielle n'en finit plus de s'époumoner contre le IIIe Reich -, autant de récits de contacts qui se sont révélés autant d'histoires de rencontres. Faites donc l'expérience de demander votre chemin à des inconnus dans ces quartiers (quelle audace, bravo) ; la réalité est que Marseille n'est pas seulement la capitale de la culture, elle est aussi celle de la gentillesse, d'une forme d'humanisme aussi cosmopolite que tranquille.
J'eus le même genre de révélation en Sicile, à Catania, il y a une vingtaine d'années (les sicaires étaient des esthètes) et à Chicago encore au temps d'Obama (les communautés coexistaient paisiblement) comme une sorte d'évidence. Et il me semble que l'on peut dire cela sans naïveté sur la violence ou les trafics - ici et ailleurs -, comme pour remettre à l'heure les pendules de la vie quotidienne des gens.
13:08 Publié dans Variations | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sartre, racisme, kurdes, marseille, bienveillance, medias, obama
12/08/2008
Un été américain (2) Vous connaissez le Ravinia Festival ? (Week-end a Chicago)
Bien sûr, il y aura toujours, là, se dressant face à l'avion qui s'affaisse au-delà du loop en venant du sud ou de l'est, l'éblouissement de cette cathédrale de pierre que forme la barrière architecturale qui borde Michigan Avenue. Chicago est notre cité américaine favorite. Elle est, elle aussi, une cité monde, comme Los Angeles, s'élevant au gré des migrations successives mais là où celle-là, dépourvue de centre, se dissout dans un espace sans bornes, celle-ci s'enracine dans les terres et vient se ficher au faîte du Midwest, symbole simultanément de puissance et de tolérance à l'image, cette fois, de San Francisco.
Pour une fois, on pourrait délaisser l'avion et traverser tout l'arc nord-est en voiture - dix heures de route, huit ou neuf en poussant après la frontière entre Kalamazoo et Sarnia - en s'engouffrant entre les Grands Lacs, reliant ainsi les confins de l'Algonquin à ceux du Wisconsin par l'Indiana et le Michigan. Pour une fois, à l'opposé des quartiers du Southern side où Barack fit ses classes, et où ça continue de flinguer au milieu des ghettos, l'on peut aussi esquiver la ville par l'ouest en remontant la I-294 vers le Nord.
Là, entre Northbrook et Waukegan, en bordure de la route de Milwaukee, le long du jardin botanique, s'étend, paisible et cossu, le quartier de Highland Park, entre le parc de Ravinia et le lac Michigan. Des villas splendides aux styles éclectiques, du sud profond à la côte normande en passant par le Mexique, s'y enracinent entre les grands arbres de l'Illinois et les plages du Michigan, certaines se lovant même au-dessus du long talus qui surplombe la côte à laquelle elles accèdent par des accès privatifs qui mènent à des recoins quasi déserts au-delà des zones de baignade. L'une d'elle, sur Oakland Drive, juchée juste au bord de la ravine aujourd'hui asséchée qui traverse le quartier, est une ancienne maison coloniale britannique que la famille Pearlman a recyclé en un confortable Bed & breakfast.
Depuis plus d'un siècle maintenant, de l'autre côté de la rue, Ravinia a donné son nom à un festival musical de renommée internationale qui, chaque année, tous les soirs entre juin et août, réunit une foule de plusieurs milliers de personnes, plus de trois mille dans la salle de concert ouverte, plus de dix dans le parc où d'innombrables petits groupes, le plus souvent familiaux, recouvrent la pelouse autour de délicieux pique-niques. Il y a quelques années encore, de richissimes familles y faisaient mettre le couvert par une domesticité abondante aux lueurs de grands chandeliers à côté de familles modestes qui se nourrissaient, elles, de Kentucky fried chicken.
Aujourd'hui encore, on chercherait souvent en vain des familles noires ; elles sont quasi complètement absentes du parc, on n'en voit guère que quelques unes en bordure de la limite nord. Les Afro-Américains font en revanche l'essentiel du personnel de service dans les multiples stands de restauration. C'est comme si, à la société esclavagiste du XIXe, puis à celle, séparée, du XXème siècles, avait succédé une société de service chariant des salaires de misère qui assurent tout juste le nécessaire, derrière des regards souvent lourds de fatigue. On voudrait qu'avec Obama cette page se refermât enfin en ouvrant davantage de perspectives derrière les planches pourries des baraques de bric et de broc.
Ici, on ne se déhanche pas sur Rick Ross ou Alicia Keys, on joue du Malher. En deux ou trois soirs, cela commence par la Symphony of a Thousand par l'orchestre national de Chicago dirigé par James Colon, se poursuit par un hommage aux musiques de film de John Williams (l'auteur des musiques de Star Wars, Jurrassik Park, Superman, Schnider's List... un vrai festival hollywoodien) par Eric Kunzel, cela se paye même le luxe d'une variation gitane, à l'occasion arabisante, inattendue et enchanteresse en plein Midwest, avec des Gipsy King qui ont épuré avec l'âge ce que le succès avait généré de folklore, avant de revenir aux airs fameux des comédies musicales de Broadway, les mélodies de Weill, Rogers & Hammerstein, Gershwin ou Cole Porter dans Threepenny Opera, Oklahoma ou South Pacific.
- La musique, là, en plein milieu de ce festival découvert par hasard, malgré tout, on dirait un miracle.
14:50 Publié dans On the Road | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : voyages, Amérique, musique, festival, Chicago, Barack Obama, racisme