12/11/2007
Guerre et paix : le (mauvais) procès de la repentance
Michael Kimmelman y revenait récemment dans un récent reportage du New York Times consacré à la toute nouvelle Cité de l'immigration (on pourra en trouver les principaux extraits dans la dernière livraison du Courrier international, n°887, dans ses deux versions anglaise et française). Bonne idée, dit en substance Kimmelman, mais qui, à trop vouloir esquiver les questions historiques lourdes que sont l'esclavage et, plus près de nous, la colonisation, rate l'essentiel. "That sounded to an American like devising a museum for African-American cultures but skipping gingerly (en faisant prudemment l'impasse) over slavery and segregation" commente l'auteur. Et Kimmelman de rappeler que pour le président de la République, comme pour tant d'autres avec lui, l'idée de repentance (c'est un équivalent ici, "atonement" se rendant plutôt par "contrition") est inacceptable.
Voilà déjà un moment à présent que le débat nous travaille. C'est un sujet qui a pris le relais du thème du déclin et qui s'est taillé une place de choix au cours de la dernière campagne présidentielle. D'un côté, il y a ceux pour lesquels ce mouvement de compassion naturel devait s'imposer rétrospectivement à à peu près tous les actes historiques qui s'étaient, vis-à-vis de tiers plus faibles, appuyés sur la violence ; de l'autre, ceux qui refusaient toute posture de culpabilité à l'égard du passé et, refusant de se retourner, arguaient que ce qui est fait est fait et que c'est vers l'avenir qu'il faut se tourner.
Il y a pourtant de beaux exemples. On pense à Chirac, puis à l'Eglise catholique entre 1995 et 1997 sur la Shoah. Puis, un an plus tard - souvenez-vous - il y eut aussi ce texte introduisant à une évolution différente des rapports entre la métropole et ses anciennes colonies :
"Lorsque la France prend possession de la Grande Terre, que James Cook avait dénommée "Nouvelle-Calédonie", le 24 septembre 1853, elle s’approprie un territoire selon les conditions du droit international alors reconnu par les nations d’Europe et d’Amérique, elle n’établit pas des relations de droit avec la population autochtone. Les traités passés, au cours de l’année 1854 et les années suivantes, avec les autorités coutumières, ne constituent pas des accords équilibrés mais, de fait, des actes unilatéraux. Or, ce territoire n’était pas vide" commence ainsi le Préambule de l'Accord de Nouméa".
Plus loin : " Parmi (les hommes et les femmes venus nombreux habiter l'île aux XIXe et XXe siècles), certains, notamment des hommes de culture, des prêtres ou des pasteurs, des médecins et des ingénieurs, des administrateurs, des militaires, des responsables politiques ont porté sur le peuple d’origine un regard différent, marqué par une plus grande compréhension ou une réelle compassion".
Puis, cette formule fameuse suivie d'une reconnaissance forte et simple : "Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière. Le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la population d’origine (...) La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu’elle a privé de son identité. Des hommes et des femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie ou leurs raisons de vivre. De grandes souffrances en sont résultées. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée".
Pour les personnes, dans les noeuds relationnels qui s'emmêlent à travers les histoires, au sein des familles même, une approche psychothérapeutique pouvant conduire à la reconnaissance d'une faute, voire à une demande de pardon n'est pas une bêtise. C'est au contraire souvent un préalable qui ouvre une chance d'aller de l'avant sans se sentir trop alourdi des douleurs du passé.
Peter Sloterdijk ledit clairement dans la dernière interview qu'il a donnée au Point (n°1832) à propos de son dernier ouvrage : "Zorn und Zeit" ("Colère et temps"). "Avouons, dit-il, qu'il existe un ressentiment justifié et qu'il serait moralement et psychologiquement absurde de demander à ceux qui ont souffert d'une injustice d'adopter immédiatement une position sereine. Le ressentiment, ajoute-t-il, peut aller jusqu'à la haine généralisée de tous et de tout".
Reconnaître ou assumer : cette opposition a été largement construite puis instrumentalisée, au plan idéologique, pour mieux faire ressortir un rapport différent au monde (contemplation vs action) et au temps (passé vs futur). La réalité est qu'en ces matières, la morale rejoint l'efficacité : reconnaître une faute, cela répond certes à une obligation morale - la réponse à la demande que nous fait l'autre de mettre fin à une forme de déséquilibre ; mais c'est aussi la condition pour tâcher, à travers un lien retrouvé, de passer à autre chose. En Océanie, cela s'appelle une "coutume de pardon" - un acte social très ritualisé et, pour tout dire, indispensable au maintien, à travers les conflits inévitables, de la cohésion de la société.
22:55 Publié dans De la démocratie vue d'Amérique | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : colonisation, repentance, Shoah, Nouvelle-Calédonie, Accord de Nouméa, politique, peter Sloterdijk
19/04/2007
Le Paradis et l'Eldorado (aux sources du rêve américain)
Les crispations que suscite, en Europe, l'exacerbation du géo-nationalisme américain, comme l'obsession de la richesse à laquelle l'allergie française au libéralisme réduit le plus souvent le modèle américain, nous donnent une vision pour le moins caricaturale des ressorts fondateurs de l'Amérique.
Russel Banks montre qu'en réalité le rêve américain est le résultat complexe d'au moins trois quêtes distinctes. Il y a d'abord la quête de liberté religieuse des colons anglais venus s'installer en Nouvelle-Angleterre. Une seconde origine, clairement identifiée, est celle portée par les colons hollandais dans la région de New York et la vallée de l'Hudson, qui s'étendra par la suite aux colonies du milieu - Virginie, Maryland, Pennsylvanie : elle obéit, autour de l'exploitation de la pêche et du commerce du bois, à une visée commerciale. Une troisième source, enfin, est incarnée par la quête espagnole de l'or dans le sud des Etats-Unis - Caraïbles, Floride, Golfe du Mexique.
C'est dire que, dès l'origine, l'essor de l'Amérique s'appuie sur des ressorts contradictoires entre d'un côté, des ambitions éthiques et religieuses affirmées, une intention que l'on peut qualifier de spirituelle, souvent de nature fondamentaliste ; de l'autre, une visée matérialiste faisant du continent américain un lieu à piller. Ce n'est que progressivement que ces ambitions se sont fondues les une dans les autres, au début du XVIIIe siècle, quand les colons ont cessé de se considérer comme des Européens.
Cette émancipation s'est d'abord réalisée parmi les colons anglais, du fait d'un modèle de gouvernement plus décentralisé établissant assez tôt, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, entre 1680 et 1690, des assemblées législatives et une administration qui disposaient déjà d'un réel degré d'indépendance vis-à-vis de la mère patrie. Elle a été plus lente chez les colons d'origine française, espagnole ou hollandaise, en raison d'un modèle de colonisation plus directement rattaché à la métropole. Un contraste qui se retrouve culturellement aujourd'hui au Québec par exemple, où les liens avec la France sont demeurés vivaces.
Ainsi, de la Cité d'Or que cherchaient Cortés et Pizarro, au rêve puritain de la Nouvelle Jerusalem, conçu par opposition à une Europe perçue comme corrompue, l'Amérique a été, dès l'origine, travaillée par plusieurs quêtes. Ces deux ambitions, spirituelle et matérialiste, se sont également doublées d'une troisième dimension, qui a fini par imposer la puissance de ses ressorts propres : celle de la fontaine de Jouvence, dont rêvait Ponce de Leon, et qui s'est traduit par le souhait de pouvoir recommencer, de connaître une Vie nouvelle.
Vertu, richesse et renaissance s'entrelacent ainsi aux origines de l'Amérique, dans un modèle qui, du fait de l'influence intellectuelle et spirituelle de la Nouvelle-Angleterre sur l'ensemble du territoire, a tôt réservé une place prépondérante au fondamentalisme religieux. Les sectes protestantes venues s'établir en Nouvelle-Angleterre ont en effet, et de façon plus puissante qu'aucun autre modèle colonial, qu'il s'agisse des Français au Québec ou des Espagnols en Floride, ont placé Dieu au centre de la vie politique et sociale. Et c'est sur ce modèle que s'est développée, par la suite, dans l'ensemble des treize colonies, la conception américaine de la démocratie et du gouvernement représentatif.
Si cette conception éminemment religieuse a perdu peu à peu de sa vigueur en Louisiane ou dans le Sud-Ouest des Etats-Unis, elle est en revanche restée vivace dans les Etats peu à peu colonisés par les habitants de la Nouvelle-Angleterre - l'Ohio, le Wisconsin, ou encore les territoires plus lointains du Nord-Ouest -, s'y attachant toujours à faire de Dieu la pièce centrale de l'identité de la communauté.
De fait, le premier édifice construit était l'église, le deuxième, l'hôtel de ville, le troisième l'école, et le quatrième, la banque. Et, quoi qu'en laisse à penser notre culture ordinaire du western, ce n'est que longtemps après que s'y établissaient les saloons.
23:36 Publié dans Chroniques américaines | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Amérique, Etats-Unis, nationalisme, colonisation, religion, Europe