Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

06/05/2007

768, City Park Avenue (tout apprentissage est un temps de closing)

Depuis bientôt trois mois, j'ai arpenté bien des recoins de Columbus à la recherche d'une maison qui nous permettrait, enfin, de quitter l'appartement transitoire d'Easton et de nous poser quelque part pour démarrer plus entièrement l'aventure.

Incarnation du rêve américain ?

C'est la thèse qu'a soutenue avec passion devant moi, Jenny, la mère de notre agent immobilier, venue en renfort un matin chez Cup O Joe, un coffee shop historique du quartier, alors que, sous l'effet de multiples difficultés juridiques et financières, nous étions à deux doigts de renoncer à cette acquisition, il y a deux semaines de cela, à quelques jours du "closing" - cette cérémonie légale qui matérialise, aux Etats-Unis, l'achat d'un bien immobilier.

Je crois bien que je me souviendrai longtemps de cette conversation. C'est que ce qui est en cause dans un acte de cette nature, ce n'est pas tant le projet d'achat lui-même (même s'il s'agit bien aussi d'un investissement, et qu'il faut donc traiter en tant que tel), c'est le projet de vie qui le sous-tend.

Au fond, il y a deux façons de courir le monde : le traverser, ou s'y arrêter, le travelling ou le stop. Longtemps, les murs m'ont semblé un obstacle à la mobilité - et, aujourd'hui encore, je considère que ce que nous devons en premier lieu à nos enfants, c'est moins l'héritage d'un patrimoine matériel que la transmission d'une conception de la vie, moins un droit de propriété que le goût de l'exploration, et davantage le sens du mouvement que celui de la rente.

Un peu plus de confiance, un peu moins de suffisance.

Et c'est en quoi, pour une part, je ne me sens pas "conservateur" au sens politique du terme. Je veux dire par là que je ne me sens propriétaire d'à peu près rien, d'un territoire pas plus que d'un statut. Je ne sais si, comme l'énonce la formule célèbre de Proudhon, "la propriété, c'est le vol", mais il me semble que c'est souvent la fatuité et l'ennui.

Une autre dimension, paradoxale, et politique aussi au sens philosophique du rapport à la Cité, de cette acquisition, est que, si elle est un acte individualiste par excellence, elle ne va pas non plus, aux Etats-Unis, sans l'entrée dans une communauté. Aller jusqu'à opposer pour autant la France des propriétaires à l'Amérique de l'accueil serait aussi politiquement excessif que socialement aveugle (il y a malgré tout ici matière à un éclairage anthropologique comparé du rapport à l'immigration qui me semble riche d'enseignement, et sur lequel je reviendrai).

Il n'en reste pas moins que la qualité de l'accueil que nous réservent les gens de German Village - et qui a bien peu à voir aussi bien avec la froideur des villes qu'avec la méfiance des campagnes qui tient souvent lieu chez nous de cérémonie de bienvenue -, est proprement remarquable.

Depuis notre installation en début de semaine au 768 City Park Avenue, dans la maison qu'ont habitée plus de vingt ans Jack et Carolee, c'est à qui vient se présenter, échanger quelques mots, glisser un conseil, proposer ses services dans une relation qui, dépassant à l'évidence les règles élémentaires du bon voisinage, s'inscrit d'emblée dans l'intégration à une communauté, et tisse déjà un réseau de sociabilité et d'entraide.

Cet individualisme-là, qui associe la responsabilité individuelle et le sens de la collectivité et cultive simultanément le goût du progrès personnel et le sens de la relation, me semble une alternative intéressante au débat qui oppose encore bien souvent la France des kolkhose et celle des gentilhommières.

C'est aussi en quoi notre installation à German me semble déjà potentiellement plus riche d'apprentissage que ne l'aurait été la traversée de l'Amérique dans tous les sens.

Je confirme, en passant, que cette phase exploratoire n'aura pas été sans difficultés. C'est l'épreuve obligée de l'immigrant et la ténacité imposée au nomade. S'il m'est arrivé de manquer de ténacité par le passé - par impatience plus que par mollesse -, il y aura dans cette aventure de quoi soigner ce défaut de patience. Les voyages forment peut-être la jeunesse, mais on dirait qu'ils affermissent aussi la maturité.

Tout apprentissage est un temps de clôture, dit Rilke (j'ai longtemps crû que le mot était de Proust, mais ce devait être lié au souvenir de l'attente désespérée de la conclusion de la Recherche). Il est ici, pour l'heure, un temps de closing.

19/04/2007

Le Paradis et l'Eldorado (aux sources du rêve américain)

Les crispations que suscite, en Europe, l'exacerbation du géo-nationalisme américain, comme l'obsession de la richesse à laquelle l'allergie française au libéralisme réduit le plus souvent le modèle américain, nous donnent une vision pour le moins caricaturale des ressorts fondateurs de l'Amérique.

Russel Banks montre qu'en réalité le rêve américain est le résultat complexe d'au moins trois quêtes distinctes. Il y a d'abord la quête de liberté religieuse des colons anglais venus s'installer en Nouvelle-Angleterre. Une seconde origine, clairement identifiée, est celle portée par les colons hollandais dans la région de New York et la vallée de l'Hudson, qui s'étendra par la suite aux colonies du milieu - Virginie, Maryland, Pennsylvanie : elle obéit, autour de l'exploitation de la pêche et du commerce du bois, à une visée commerciale. Une troisième source, enfin, est incarnée par la quête espagnole de l'or dans le sud des Etats-Unis - Caraïbles, Floride, Golfe du Mexique.

C'est dire que, dès l'origine, l'essor de l'Amérique s'appuie sur des ressorts contradictoires entre d'un côté, des ambitions éthiques et religieuses affirmées, une intention que l'on peut qualifier de spirituelle, souvent de nature fondamentaliste ; de l'autre, une visée matérialiste faisant du continent américain un lieu à piller. Ce n'est que progressivement que ces ambitions se sont fondues les une dans les autres, au début du XVIIIe siècle, quand les colons ont cessé de se considérer comme des Européens.

Cette émancipation s'est d'abord réalisée parmi les colons anglais, du fait d'un modèle de gouvernement plus décentralisé établissant assez tôt, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, entre 1680 et 1690, des assemblées législatives et une administration qui disposaient déjà d'un réel degré d'indépendance vis-à-vis de la mère patrie. Elle a été plus lente chez les colons d'origine française, espagnole ou hollandaise, en raison d'un modèle de colonisation plus directement rattaché à la métropole. Un contraste qui se retrouve culturellement aujourd'hui au Québec par exemple, où les liens avec la France sont demeurés vivaces.

Ainsi, de la Cité d'Or que cherchaient Cortés et Pizarro, au rêve puritain de la Nouvelle Jerusalem, conçu par opposition à une Europe perçue comme corrompue, l'Amérique a été, dès l'origine, travaillée par plusieurs quêtes. Ces deux ambitions, spirituelle et matérialiste, se sont également doublées d'une troisième dimension, qui a fini par imposer la puissance de ses ressorts propres : celle de la fontaine de Jouvence, dont rêvait Ponce de Leon, et qui s'est traduit par le souhait de pouvoir recommencer, de connaître une Vie nouvelle.

Vertu, richesse et renaissance s'entrelacent ainsi aux origines de l'Amérique, dans un modèle qui, du fait de l'influence intellectuelle et spirituelle de la Nouvelle-Angleterre sur l'ensemble du territoire, a tôt réservé une place prépondérante au fondamentalisme religieux. Les sectes protestantes venues s'établir en Nouvelle-Angleterre ont en effet, et de façon plus puissante qu'aucun autre modèle colonial, qu'il s'agisse des Français au Québec ou des Espagnols en Floride, ont placé Dieu au centre de la vie politique et sociale. Et c'est sur ce modèle que s'est développée, par la suite, dans l'ensemble des treize colonies, la conception américaine de la démocratie et du gouvernement représentatif.

Si cette conception éminemment religieuse a perdu peu à peu de sa vigueur en Louisiane ou dans le Sud-Ouest des Etats-Unis, elle est en revanche restée vivace dans les Etats peu à peu colonisés par les habitants de la Nouvelle-Angleterre - l'Ohio, le Wisconsin, ou encore les territoires plus lointains du Nord-Ouest -, s'y attachant toujours à faire de Dieu la pièce centrale de l'identité de la communauté.

De fait, le premier édifice construit était l'église, le deuxième, l'hôtel de ville, le troisième l'école, et le quatrième, la banque. Et, quoi qu'en laisse à penser notre culture ordinaire du western, ce n'est que longtemps après que s'y établissaient les saloons.

14/03/2007

Qui veut lire un roman ? (A propos de La théorie des nuages de Stéphane Audéguy)

"A crowd is a visible aggregate of minute particles of water or ice, or both, in the free air" énonce l'International Cloud Atlas. " Pas de bonheur sans nuages" lui répond en écho Roger-Pol Droit dans une chronique littéraire consacrée au Guide du chasseur de nuages de Gavin Pretor Pinney, soulignant le caractère injustement dénigré de ces "formes floues, aux frontières à la fois sinueuses et imprécises", de ces "agencements suspects" qui vont tellement au rebours de nos évidences philosophiques les mieux ancrées, de "la valorisation, dans notre histoire culturelle, de l'immuable, du permanent, de l'éternellement fixe, de l'identique à soi".

Si, comme le note Roger-Pol Droit, la littérature sur les nuages est des plus minces, elle n'en recèle pas moins un petit joyau. Est-le temps extraordinairement changeant de l'Ohio capable, chaque jour, de basculer d'une saison l'autre, d'un hiver rigoureux à la plus rayonnante des journées d'été ? Dans les cieux de Columbus, les grands nuages venus du Nord font la loi. Ils m'incitent à réouvrir le beau livre de Stéphane Audéguy.

"La théorie des nuages" conte l'histoire d'Akira Kumo, un grand couturier japonais, qui collectionne les livres consacrés aux nuages. Pour classer sa bibliothèque, Akira engage une jeune documentaliste, Virginie Latour. De Luke Howard à Richard Abercrombie, se succèdent alors les récits des grands explorateurs méconnus, autour d'une singulière connivence. Et tente de s'élucider le mystère d'Akira pour les nuages, travail d'élucidation dont lui-même sent bien qu'il ne sortira pas indemme, "que la réponse à cette question-là l'attend, tapie comme une bête inconnue dans la jungle opaque de sa mémoire ".

Pour cela, il en faudra passer par le croisement intimement mêlé de l'épopée des premiers météorologues et des plus lointains souvenirs de soi - ceux que l'on a enfui parce qu'ils n'auraient pas permis, sinon, de continuer à vivre -, balancer entre l'épopée des temps anciens et les contingences de l'époque. Assister à la création des premières stations météorologiques sous Napoléon III par Augustin Verrier, - par laquelle "s'achève le temps des hommes et commence celui des réseaux"-, ou aux rivalités de congrès des grands chercheurs suédois de l'époque, au prix parfois des plus cyniques faits d'armes. Suivre à la trace les conséquences diaboliques de l'explosion du Krakatoa l'été 1883, "la plus puissante bombe naturelle que le monde ait jamais connue depuis plusieurs milliers d'années", qui fera grêler à Paris en plein mois d'août - et dont le récit fait étonnamment écho à la peur contemporaine du dérèglement du climat.

Suivre encore la trajectoire de ce petit point brillant qui descend lentement vers Hiroshima, le matin du 5 août, dans le silence d'un ciel sans nuages, au-dessus d'habitants qui se réjouissaient pourtant d'avoir été épargnés tout au long des mois précédents par les bombardements américains ? Mais pourquoi Akiro a-t-il survécu alors qu'il se trouvait à cet instant précis en zone 2, celle de la mort à court terme après le déclenchement d'une multiplicité de cancers simultanés?

Participer surtout à la recherche du fameux "Protocole Abercrombie" - et aux aventures de Richard Abercrombie lui-même, d'un voyage autour du monde entrepris dans l'idée de décrire le ciel. Lorsqu'il démarre son périple, Abercrombie est un homme de science. Il en reparaît, au retour, profondément changé, ayant "entrevu, derrière la pittoresque diversité des cultures, autre chose de plus profond, quelque chose d'humain encore, le noyau minuscule et indestructible de l'humanité".

C'est qu'au lieu d'explorer les nuages, des forêts indonésiennes aux rivages d'Hokkaido, Abercrombie commence à s'intéresser de près au genre humain - de très près. Ou, plus exactement, il établit dans cet incessant balancement entre le monde des nuages et celui des hommes, le "principe d'isomorphie" selon lequel tout, dans l'univers, revient au même ; le monde ne lui apparaît bientôt que comme la résultante de formes toujours identiques - un secret qui lui est livré, dans un rouleau d'estampes, par la divinité chinoise qui préside aux jeux du ciel et de l'eau, un secret qui commande d'épouser les formes du monde.

Dans son périple, Abercrombie pressent pourtant l'invention d'un nouveau Moyen-Age, "un temps d'invasions barbares, de mélange des races et des cultures, d'inventions extraordinaires, dans une évolution inéluctable qui ouvre également la possibilité de maladies affreusement meurtrières, comme le Moyen-Age lui-même connut la peste venue de si loin par les rats des navires". Un temps - on est alors à la fin du XIXe siècle -, qui verra les Etats-Unis d'Amérique, "le pays le plus profondément disharmonique qui soit" devenir les nouveaux maîtres du monde, que c'est cela, "cette civilisation rigide, formidablement efficace et spirituellement démente, militaire et marchande" qui va triompher.

C'est en lisant une critique sur son dernier roman, Fils unique, consacré au frère de Rousseau, que j'ai vu mentionné pour la première fois La théorie des nuages. C'est que la critique littéraire a ses raisons, dont la raison du lecteur se joue. On devrait toujours se fier aux titres, y compris lorsqu'ils sont tapageurs, pour mieux alors s'en détourner. Celui-là avait une résonnance particulière, une musique bien à lui, il laissait entrevoir à lui seul un espace d'exploration propre - et il en va ainsi du roman.

Il y a, de fait, bien plus dans La théorie des nuages qu'une invitation à la contemplation, ou une réhabilitation de la rêverie qu'appelait de ses voeux Roger-Pol Droit - et l'essentiel, dans ce livre, n'est naturellement pas dans ces fulgurances contre la mécanique des temps modernes. Il y a dans ces pages, diraient les phénoménologues, une étonnante présence au monde, un regard à la fois poétique et tranchant, immanent et éthéré, porté sur le monde et sur l'alchimie à la fois dérisoire et mystérieuse de nos trajectoires - et ce qu'elles comptent de ruptures insondables, qui fonde, précisément, l'espace de la littérature.

Freud soulignait un potentiel d'exploration dans la littérature et la poésie qu'il estimait supérieur aux investigations de la science. A travers notamment la métamorphose d'Abercrombie, Audéguy réunit les deux dimensions - et réussit, pour le coup, une épopée contemporaine qui nous parle du monde en épousant l'intimité de destins singuliers. Un vrai roman, en somme.

23/02/2007

Prospective (3) Vers un hyperconflit ?

" Quand le marché se généralise, les différences se nivellent, chacun devient le rival de tous. Quand l'Etat s'affaiblit, disparaît la possibilité de canaliser la violence et de la maîtriser. Les conflits locaux se multiplient, les identités se crispent, les ambitions s'affrontent" rappelle Attali en prélude à l'analyse de la deuxième vague de l'avenir.

De fait, d'ici à 2025, dans un ordre géopolitique devenu polycentrique, de nouvelles puissances régionales s'affirmeront et feront entrechoquer leurs ambitions de puissance. L'Amérique latine, dominée par le Brésil, pourrait se révolter contre l'influence américaine ; le monde arabe rêvera toujours d'éliminer Israël ; l'Iran, retrouvant avec une population nombreuse, beaucoup d'argent et de pétrole et une position géostratégique clé les ambitions de la puissance perse, cherchera à bousculer le monde arabe ; la Russie sera à nouveau tentée de dominer une partie de l'Europe et à se protéger tout à la fois de la Chine et de l'Islam ; l'Inde et le Pakistan tenteront de se contrecarrer l'une l'autre en Asie centrale et du Sud ; la Chine et la Russie convoiteront les mêmes régions frontalières ; l'Indonésie tentera d'assurer la direction de l'Islam dans son ensemble et de dominer l'Asie du Sud-Est ; le Japon, les Etats-Unis et la Chine, enfin, rivaliseront pour dominer l'est de l'Asie.

Mafias, gangs et mouvements terroristes de toutes sortes seront également de la partie dans un mouvement qui verra se développer l'économie pirate dans une plus ample mesure, sous l'effet de la déconstruction avancée des Etats, comme on le voit déjà à la périphérie de l'ex-URSS ou dans certaines régions d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique latine. Ces mafias renforceront leur influence ou leur contrôle sur des régions entières, des ports, des pipelines, des routes ou des zones riches en matière premières. Des mouvements politiques ou religieux sans assise territoriale déterminée, tel Al-Qaïda aujourd'hui, participeront à cette conflictualité sans loi qui sera décuplée.

Face à ce risque croissant, et dans un contexte marqué par l'abandon progressif des fonctions de souveraineté, de nouveaux corsaires, entreprises de mercenariat, se mettront en place à l'initiative des principales puissances pour lutter contre ces forces pirates. Le décret du 4 juillet 2002, qui accélère la naturalisation des étrangers s'engageant dans l'armée américaine, est à cet égard la copie presque à l'identique, rappelle l'auteur, d'un décret de l'Empereur Hadrien en l'an 138 de notre ère, quand commençait de s'amorcer le déclin de l'Empire romain d'Occident.

Les villes, vastes rassemblement de foules paupérisées et zones par excellence de concentration des "infranomades", seront des foyers de révolte, offrant à toutes les dictatures les forces nécessaires à la résistance à la marchandisation accélérée du monde. Une marchandisation contre laquelle s'élèveront d'ailleurs la plupart des religions. L'Eglise catholique, première puissance nomade, retrouvera les sources de son combat contre la raison, la science et le progrès constitutifs de l'Ordre marchand. Les Eglises protestantes seront elles aussi à l'avant-garde de ces luttes, sous l'égide d'un évangélisme conquérant qui regroupe d'ores et déjà aujourd'hui 70 millions d'américains, dont plusieurs centaines de milliers de pasteurs-propagandistes. Sous l'influence de ce mouvement de plus en plus présent politiquement, les Etats-Unis, seuls parmi les grandes démocraties à n'avoir pas connu un passé de dictature, pourraient même basculer dans la tentation d'un isolationnisme théocratique.

Dans le monde musulman, fort de plus d'un milliard d'habitants - et de près du double en 2020 -, cette vocation théocratique est déjà une réalité à l'exception de quelques démocratries en devenir telles que la Turquie, l'Algérie, le Maroc, le Koweït ou le Sénégal. On traduit dans l'ensemble des pays musulmans moins de livres étrangers que dans la seule Grèce. Cette persistance de la fermeture au monde moderne se nourrira alors des excès du capitalisme pour retrouver la vigueur combattante de la révolution islamique déjà théorisée par Sayyid Qotb, leader des Frères musulmans, il y a une vingtaine d'années.

De nouvelles armes feront leur apparition, notamment des systèmes électroniques (e-bombs) capables de détruire des réseaux de communication et de rendre aveugle et sourde une armée (on pourra, dans un avenir proche, en fabriquer pour un coût de 400 dollars en associant un condensateur, une bobine de cuivre et un explosif). Parmi les puissances nucléaires actuelles, certaines seront tentées d'utiliser les armes tactiques, de courte portée, comme armes d'opérations et non plus seulement de dissuasion.

Une quinzaine de pays pourrait d'ailleurs, d'ici à trente ans, accéder au statut de puissance nucléaire. Les risques de prolifération, à travers par exemple la fabrication d'armes radiologiques associant déchets nucléaires et explosifs conventionnels, en seront accrus. Sans compter de nouvelles armes liées à des moyens chimiques ou génétiques (par exemple des nanorobots capables d'attaquer les cellules du corps de l'ennemi), permettant le développement d'épidémies à grande échelle. Les principales armes resteront cependant les moyens de propagande, de communication et d'intimidation.

Le coût de ces nouveaux équipement sera considérable : les Etats-Unis pourraient y consacrer 500 milliards de dollars, et la défense pourrait continuer de représenter dans ce pays le quart du budget fédéral - tandis que les Européens dépensent ensemble aujourd'hui cinq fois moins pour leur défense. Vers 2035-2040, lorsque les moyens à mettre en oeuvre paraîtront trop lourds financièrement, les principales puissances, après avoir regroupé leurs forces au sein d'une alliance internationale, renonceront au maintien de leur influence sur l'Ordre marchand ; elles se replieront alors sur elles-mêmes selon la stratégie des chariots en cercle.

Certains renonceront même à se défendre face à l'agressivité des dictatures ennemies. Mais, rappelle Attali, en s'appuyant sur les exemples de la remilitarisation de la Ruhr en 1936, l'épisode des fusées de Cuba en 1962 ou, plus récemment, l'installation de fusées américaines en Europe au début des années 80 pour contrebalancer la domination soviétique, "face aux Etats durablement agressifs, la dissuasion sera toujours nécessaire, et son absence toujours désastreuse".

Quatre grands types de conflits éclateront dans ce monde dérégulé. Les guerres de rareté tout d'abord, liées au contrôle du pétrole et de l'eau. Les deux tiers du pétrole consommé par les Etats-Unis viennent de l'extérieur du territoire américain ; cela conduira encore longtemps l'Amérique à chercher à accroître son contrôle au Moyen-Orient et en Asie centrale. Avec l'épuisement progressif de leurs ressources, ces guerres pourraient également toucher des pays comme le Vénézuela, le Nigeria, le Congo ou l'Indonésie.

En ce qui concerne l'eau, on estime aujourd'hui que 1,5 milliard de personnes ont difficilement accès à l'eau potable, et que c'est la moitié de la population mondiale qui connaîtra un tel manque en 2025. 145 nations ont une partie de leur territoire située sur un bassin transfrontalier. Le dérèglement du climat provoquera également des guerres pour occuper des terres restées ou devenues cultivables comme en Sibérie ou au Maghreb.

Les guerres de frontières connaîtront un renouveau spectaculaire sous l'effet de l'éclatement des Etats, en particulier au sein des anciennes nations colonisées, notamment en Afrique et en Asie. Se déclencheront ainsi de nombreuses guerres civiles avec leur lot de bouc-émissaires et de génocides dont le XXe siècle a déjà montré la réalité à travers le massacre des Arméniens, des Juifs et des Hutus. D'autres guerres enfin seront des conflits d'influence, par exemple entre l'Iran et le Pakistan. Ou encore des conflits opposant pirates et sédentaires : on estime d'ores et déjà que les actes de piraterie maritime ont été multipliés par 4 au cours de ces dix dernières années. Des attentats-suicides, motivés par l'idéologie ou la misère, se multiplieront.

A la confluence de l'ensemble de ces forces de déconstruction et de conflictualité, pourrait alors se déclencher - par exemple, à Taïwan, au Mexique ou au Moyen-Orient, qui en associent les principaux ingrédients (eau, pétrole, religions, démographie, écart Nord-Sud, contestations de frontières) -, un hyperconflit, soit la prise en masse, exacerbée, de l'ensemble de ces conflits en une guerre généralisée et dévastatrice pour l'humanité.

Attali parie pourtant sur la capacité des démocraties de marché à éviter la réalisation d'un tel scénario dans une alternative qui fonde la troisième - et ultime - vague de l'avenir.

De quoi s'agit-il ?

20/02/2007

Prospective (1) La fin de l'empire américain ?

Passons ici sur les considérations préhistoriques et antiques de plus longue durée qui président à l'histoire de notre temps, et qui ont vu, dans un ample mouvement vers l'Ouest, les premiers coeurs du monde passer de la Chine à la Mésopotamie et de la Mésopotamie à la Méditerranée. Depuis le XIIe siècle, note Jacques Attali dans sa Brève histoire de l'avenir, les forces du marché et, progressivement, celles de la démocratie, se sont incarnées dans des formes successives qui ont assuré au capitalisme son hégémonie actuelle.

A Bruges tout d'abord où se posent entre 1200 et 1350 les bases de l'échange marchand, puis à Venise partie à la conquête de l'Orient jusqu'à la fin du XVe siècle, Anvers où se développe l'imprimerie (1500-1560), Gênes qui met au point l'art de spéculer (1560-1620), Amsterdam qui part à son tour à la conquête de nouveaux horizons (1620-1788), l'Ordre marchand affirme peu à peu sa prééminence sur les Ordres religieux et militaire. Il poursuit son essor à Londres (1788-1890) en s'appuyant sur l'industrialisation de la machine à vapeur.

Le cheval, rappelle Attali, a donné le pouvoir à l'Asie centrale sur la Mésopotamie ; le gouvernail d'étambot l'a ramené en Europe ; la galère a permis à Venise de l'emporter sur Bruges ; l'imprimerie a fait triompher Anvers ; la caravelle a rendu possible la découverte de l'Amérique ; la machine à vapeur a fait triompher Londres. Une nouvelle source d'énergie (le pétrole), un nouveau moteur (à explosion) et un nouvel objet industriel (l'automobile, qu'invente d'ailleurs un Français, Alphonse Beau de Rochas, en 1862) vont conférer le pouvoir à la côté est de l'Amérique. De fait, l'essor du capitalisme marchand traverse alors l'Atlantique et s'installe, à l'ère de la machine, à Boston (1890-1929), puis à New York (1929-1980) où triomphe la civilisation de l'électricité.

C'est à Los Angeles que, depuis lors, s'épanouit la neuvième forme de l'Ordre marchand - celle du "nomadisme californien" - dans la dynamique nouvelle qu'apporte au capitalisme mondial l'essor exceptionnel des nouvelles technologies. C'est moins une société post-industrielle de services qui se met alors en place qu'une industrialisation des services eux-mêmes. En 1981, IBM table sur un pronostic de ventes de 2000 exemplaires pour le premier ordinateur portable mis sur le marché ; il s'en vend un million. En 2006, ce sont 250 millions de micro-ordinateurs qui sont vendus et plus d'un milliard qui sont en service dans le monde. L'émergence du téléphone portable (un tiers des humains en sont aujourd'hui dotés) et d'internet (un milliard d'ordinateurs sont connectés à ce jour) amplifie cette évolution et consacre le temps de "l'ubiquité nomade", déjà pronostiquée par Attali en 1985.

Quelques chiffres clés rendent compte de l'hégémonie américaine sur cette phase d'expansion exceptionnelle du capitalisme marchand. En 2006, l'activité sur internet dépasse les 4000 milliards de dollars dans le monde, soit 10% du PIB mondial, dont la moitié aux Etats-Unis. Une évolution qui accélère à son tour le développement des services financiers : les transactions financières internationales représentent 80 fois le volume du commerce mondial, contre 3,5 fois il y a à peine dix ans. Entre 1980 et 2006, le PIB mondial est multiplié par 3, le commerce de biens industriels par 25. La production de la planète dépasse les 40 trillions d'euros et augmente de plus de 4% par an - une vitesse sans précédent dans l'histoire.

Ainsi, de siècles en siècles, la liberté politique se généralise et l'évolution canalise les désirs vers leur expression marchande - une évolution qui, à chaque étape de son développement, s'incarne en un coeur, qui associe un noeud et un moyen de communication majeur à l'existence d'un vaste arrière-pays agricole et industriel, est capable d'attirer et de financer les projets de la classe créative, met en oeuvre des technologies nouvelles et se montre capable de contrôler au plan politique, militaire et culturel les minorités hostiles et les grandes lignes de communication.

Serions-nous pourtant en train d'assister au déclin de cette neuvième forme, s'interroge Jacques Attali ? Explosion de déficits externes dont le financement est de plus en plus dépendant de l'étranger, excès des taux de rentabilité exigés de l'industrie par le système financier, crise d'une large partie de l'industrie américaine sous l'influence du développement d'internet, endettement croissant des ménages, aggravation des inégalités : les facteurs de crises s'accumulent à intérieur, mais aussi à l'extérieur. D'autres puissances s'affirment en effet : le Japon, la Chine, l'Inde, la Russie, l'Indonésie, la Corée, l'Australie, le Canada, l'Afrique du Sud, le Brésil et le Mexique, qui renforceront le rôle majeur de la zone Pacifique, qui représente déjà la moitié du commerce mondial.

Surtout, les déséquilibres de toute nature s'accroissent.

Au plan social, les 50 pays les moins avancés de la planète, qui représentent 10% de la population, ne comptent ainsi que pour 0,5% du PIB mondial, et la moitié de l'humanité survit avec moins de deux dollars par jour. 250 millions d'enfants travaillent illégalement dans le monde, dont le quart a moins de 10 ans.

Au plan environnemental, avec le quasi doublement de la population mondiale avant 2035 et le doublement prévu de la demande en matières premières, l'épuisement des ressources et l'accentuation du réchauffement climatique sont d'ores et déjà programmés. Depuis le XVIIIe siècle, une partie du monde équivalant à la superficie de l'Europe a été dépouillé de ses forêts, et nous avons consommé la moitié de la capacité des plantes à photosynthétiser la lumière solaire. Au rythme actuel, sauf là où elles sont entretenues (en Europe et en Amérique du Nord pour l'essentiel), la forêt aura disparu dans quarante ans. Or, sauf à imaginer une action massive d'ici à 2030, cette expansion économique mondiale sans précédent aura pour effet de doubler à cette date les émissions de gaz carbonique par habitant.

La dernière fois qu'il a fait aussi chaud rappelle Attali, c'était au milieu du Pliocène, il y a trois millions d'années. La vitesse de la fonte des glaces a augmenté de 250% entre 2004 et 2006 ; de 1990 à 2006, trois millions de mètres cubes de glace sur les huit qui existaient au pôle Nord ont disparu. Et l'on estime que la terre se réchauffera de deux degrés avant 2050, et de cinq degrés avant 2100.

Au plan technologique, les deux progrès contemporains clés qui ont assuré jusque là l'expansion de cette neuvième forme du capitalisme marchand, en permettant l'un l'augmentation continue des capacités de stockage de l'information par des microprocesseurs, et l'autre celle de l'énergie par des batteries, atteindront leurs limites vers 2030, et en particulier la loi dite de Moore (doublement des capacités des microproceseurs tous les dix-huit mois) sa limite physique.

Certes, avec une population estimée de 420 millions d'habitants en 2040 (1,5 millions d'étrangers s'installent chaque année aux Etats-Unis), un dollar qui conservera encore longtemps sa valeur refuge, une capacité exceptionnelle à renouveler ses élites par la force d'attraction qu'ils exercent sur le reste du monde, les Etats-Unis conserveront encore pendant deux ou trois décennies leur suprématie. Los Angeles demeurera le centre culturel, technologique et industriel du pays, Washington la capitale politique et New York la métropole financière. Les déficits continueront de fonctionner comme des machines à développer la consommation aux Etats-Unis et la production ailleurs. En extrapolant même les données actuelles jusqu'en 2025, cette croissance mondiale spectaculaire continuera à tirer les progrès conjoints de la démocratie et du marché, avec un revenu moyen par habitant de la planète qui pourrait avoir crû de moitié d'ici une vingtaine d'années.

L'exacerbation des multiples facteurs de crises mentionnés plus haut (et qui ne sont ici que sommairement évoqués), devrait pourtant conduire le modèle porté par le capitalisme californien à son terme aux environs de 2025-2030 prédit l'auteur, sans qu'aucun nouveau coeur ne paraisse alors en mesure de prendre le relais. C'est le destin des empires dont, des puissances orientales à l'empire soviétique en passant par l'épopée européenne, la durée de vie est de plus en brève ; elle atteint déjà quelque cent vingt ans pour la domination américaine, qui reste encore pleine de ressorts. Comme il y eut auparavant, avec Boston et New York, deux coeurs successifs situés sur la côte est des Etats-Unis, si un dixième coeur devait ainsi voir le jour, ce serait sans doute encore du côté de la Californie, au voisinage des industries de défense, de l'espace, des télécommunications, de la micro-électronique, ainsi que des centres les plus importants en bio et en nanotechnologies.

Il y a pourtant peu de chances qu'un tel schéma voit le jour selon Attali, car les Etats-Unis seront alors "fatigués - fatigués du pouvoir, fatigués de l'ingratitude de ceux dont ils auront assuré la sécurité et qui se considèreront encore comme leurs victimes (...) Ils ne tenteront plus de gérer le monde, devenu hors de portée de leurs finances, de leurs troupes, de leur diplomatie". Du fait de la puissance atteinte par le marché et du faible coût des échanges, il ne sera plus nécessaire alors à l'Ordre marchand et, en particulier aux membres de la classe créative, de se concentrer physiquement au sein d'un même coeur pour y diriger le monde. La forme marchande fonctionnera sans coeur dans un monde en crise ayant renoncé à toute régulation.

Qu'adviendrait-il alors ?