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16/04/2010

Survivre aux crises ? (2) L'empathie chaleureuse de la fraternité ordinaire

Un deuxième motif d'interrogation à l'égard des sept principes de survie proposés par Attali réside dans la caractérisation du rapport aux autres. "Etre capable de résister à des attaques" et "transformer une attaque en moyen de résistance" : cela définit un rapport aux autres essentiellement défensif et centré sur soi, dans lequel la capacité de résilience se combinerait en quelque sorte aux techniques du judo.

Que le monde soit marqué par la violence et les relations par le conflit et qu'il nous faille prendre position au milieu de l'arène, cela ne sera nié que par les sots ou les saints. Mais si le conflit est structurant, pourquoi serait-il premier dans un contexte où, de surcroît, l'autre n'est réintroduit plus positivement dans le système que comme objet de connaissance (cinquième principe : "comprendre les autres") ?

On préfère là-dessus les leçons de Rapaport, philosophe ayant formalisé au plan de la psychologie les résultats des recherches menées par le mathématicien Robert Axelrod dans les années soixante-dix sur la manière la plus efficace de se comporter. Ces principes sont au nombre de trois et associent : coopération (toujours coopérer a priori avec autrui), réciprocité (donner en fonction de ce que l'on reçoit) et pardon (remettre les pendules à l'heure pour donner une chance à la relation de repartir sur de nouvelles bases).

Par rapport à une approche centrée sur la compréhension faisant de l'autre un pur objet de connaissance, cette philosophie pratique a aussi le mérite d'intégrer le rapport à l'autre dans un "faire ensemble", dans la dynamique d'une relation mue par une action commune. C'est aussi pour cette raison que les spécialistes de la négociation à Cambridge (Andy Wasynczuk, David Lax, James Sebenius) s'appuient sur cette trilogie dans le but d'optimiser toute négociation (ils y ajoutent la nécessité de clarifier ses intentions, qui présente l'intérêt de définir le cadre plutôt que de le subir).

Il reste le problème de l'action et de la vitesse. Que signifie donc "avoir un projet à long terme" dans un contexte où il est souhaitable de "changer radicalement d'activité" et de "bouger à très grande vitesse" ? La réalité est qu'accoucher d'un tel projet prend du temps et que c'est, le plus souvent, la fin qui donne son sens à l'ensemble - c'est le biais habituel des biographies. Il serait plus juste d'évoquer l'identification d'une vocation, du type : créer, aider, transmettre, etc, qui formerait l'inspiration générale du projet en question, un "méta-projet" en quelque sorte, qui pourrait en effet se traduire par une multitude d'actions complémentaires au gré des circonstances et des opportunités.

Quant à la philosophie de la vitesse proposée par l'auteur, elle est au fond, pour l'essentiel, celle du prospectiviste. Les autres savent bien que la vitesse n'est pas un atout en soi mais par la capacité qu'elle confère : 1) d'anticiper sur les problèmes, 2) de se connecter aux groupes. "La démocratie est un partage de la vitesse" dit à juste titre Virilio. Cela vaut pour l'essentiel des groupes et des organisations et c'est en quoi cet ensemble de principes apparaît aussi visionnaire que solitaire.

On dirait en fin de compte que que dans cette philosophie de la blessure, la blessure l'emporte sur la philosohie. Identité, altérité, action, vitesse : sur ces quatre points clés, la thérie pratique proposée par Attali est aussi séduisante en apparence que limitée dans sa portée. Confrontée à d'autres approches de sources culturelles différentes, elle apparaît en réalité ici comme porteuse de ce qu'elle pourfend ailleurs : l'individualisme au sein de la tribu et le conflit comme mode de relation dominant. En somme, une pensée française s'est substituée ici à l'intelligence du monde.

07/04/2010

Survivre aux crises ? (1) L'exploration de soi

Voilà une idée ancienne que la précarité du monde aura pu, un temps, paraître disqualifier quand elle la rend, au contraire, plus nécessaire. Nous gagnerions sans doute, entre l'adolescence et le premier état adulte, quelque part entre vingt et trente ans, dans cette première confrontation entre la formation et le réel que représente le premier "cycle septennaire" de la vie (*), à formuler quelques uns des principes et des règles de conduite qui nous semblent essentiels à une existence honorable.

C'est à un semblable exercice que se livre Jacques Attali, au milieu de la tempête, dans "Survivre aux crises" autour de sept principes de survie. Ces principes, quels sont-ils ? 1) Etre soi-même ; 2) avoir un projet à long terme ; 3) être capable de résister à des attaques ; 4) transformer une attaque en moyen de résistance ; 5) comprendre les autres ; 6) changer radicalement d'activité ; et enfin, 7) bouger à très grande vitesse, y compris si cela doit conduire à ne pas respecter les codes.

Voilà une proposition qui mérite commentaire.

Sur l'identité d'abord. Le second principe vient là-dessus heureusement mettre en perspective le premier. Avant de se respecter, il faut se connaître un peu, faute de quoi il s'agit moins de se respecter que de se préserver : c'est le défi terrible des adolescences. Cela prend un  peu de temps (il faudrait faire l'éloge de ce point de vue des psychanalyses de la quarantaine, même lorsqu'on ne les a pas faites, par principe en somme), mais passe surtout par le mouvement davantage que par l'introspection.

Il reste qu'une fois cette connaissance acquise ou du moins un peu mieux cernée, être soi-même d'une façon qui serait, au long des années, moins "politique" et plus spirituelle, plus concentrée, plus humaine si l'on veut, ne va pas sans capacité de remise en cause ni sans courage. Ceux qui changent de bord politique ou religieux, les homosexuels qui font leur coming out, ou ceux qui remettent en cause leur carrière en savent quelque chose. Un mix en somme de Sartre et de Leiris remis au goût du jour, où le courage de devenir soi se conjuguerait au risque du dévoilement.

C'est le syndrôme du traître, du pédé ou du raté, et il faut manifestement un peu d'estomac pour se coltiner alors l'empathie chaleureuse de la fraternité ordinaire. C'est sans doute là un propos un peu court, et d'une portée plus intimiste que ne le suggérait l'auteur : l'avantage avec les problèmes de survie, c'est qu'ils ne laissent guère le loisir de s'étendre trop longuement.

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(*) J'emprunte cette notion de cycle à Bernard Werber, auteur à mon avis injustement considéré, dans son "Encyclopédie du savoir relatif et absolu" (Albin Michel, 2000).

 

02/02/2009

Un dîner à New York autour de Strauss-Kahn (la crise, le monde, l'éducation)

Trois titres principaux à la une du New York Times hier : les problèmes posés par les bonus du secteur bancaire, les difficultés rencontrées par les professions juridiques - et l'intervention annoncée de Dominique Strauss-Kahn, à New York, devant les alumni de Sciences-Po.

Le directeur général du FMI n'y est pas allé par quatre chemins : la crise actuelle est grave et sera sans doute plus longue et plus profonde que prévu. Un an ? C'est un délai qui paraît court pour en sortir et les scenarii qui avaient laissé entrevoir une sortie de crise aidée par des économies émergentes présumées plus florissantes ont fait long feu dans ce qui s'impose, au moins depuis six mois, comme la première crise véritablement globale du capitalisme.

Deux, trois ans ne sont pas impossibles : le secteur financier est loin d'être sorti des problèmes; et les effets des plans d'aide tardent à se faire sentir dans toutes les grandes zones économiques. Impossible pourtant de sauter cette étape, aussi économiquement nécessaire que politiquement impopulaire, de soutien au secteur bancaire et financier sans laquelle l'économie ne saurait repartir.

Parallèlement, le principe d'un soutien volontariste de l'économie par une dépense publique active ("fiscal stimulus"), mis en avant par le FMI il y a un an déjà, s'est diffusé désormais à tous les grands pays - temps nécessaire de la pédagogie, de même peut-être qu'un certain temps sera nécessaire avant une nationalisation, au moins partielle, du secteur bancaire, si l'on en croit du moins les dernières analyses de Krugman, d'ailleurs récemment relayées par les ouvertures de Timothy Geithner.

Il reste que, plus qu'une crise financière, la crise actuelle apparaît comme une crise plus générale de gouvernance. Elle pose la question d'une avancée souhaitable vers une régulation plus globale qui pourrait se faire, de façon pragmatique, au niveau du G20. Elle suggère aussi d'élargir le rôle du FMI en matière de prévention des crises - des analyses sans doute menées de concert avec celles développées par Attali dans "La crise, et après?".

A moyen terme, au-delà des soubresauts économiques et financiers de la crise actuelle, les pays qui s'en sortiront le mieux sont-ils ceux qui ont le plus investi dans l'éducation ? Le directeur général du FMI fait ainsi le lien entre la situation économique générale et l'ambition de Sciences-Po de développer un modèle de financement plus anglo-saxon. Car si la dépense publique pour l'éducation est similaire en France et aux Etats-Unis, aux environs de 6% du PIB dans les deux pays, celle-ci n'est qu'une partie de l'investissement en Amérique quand elle en représente, en France, la quasi totalité - un fait à intégrer dans l'analyse plus globale que propose Frédéric Martel du modèle culturel américain.

Différence ? Un soutien privé via dons individuels et mécénat extrêmement vivace aux Etats-Unis, à quoi s'ajoute une bien moins grande ouverture à la compétition internationale en France, et ce en dépit de talents incontestables. Ainsi, sur les cinquante postes d'économistes ouverts par le FMI au cours des derniers mois, seule une portion infime a pu être disputée par des candidats français.

D'où l'objectif de Sciences-Po avec ce premier fund raising dinner à New York : lancer aux Etats-Unis une vaste campagne de levée de fonds pour permettre à l'Institut de la rue Saint-Guillaume de poursuivre ses projets de développement - un engagement international renforcé et une ouverture accrue à la diversité - au-delà des limites du financement public.

Rien moins, résume Richard Descoings, le directeur de l'IEP, que "d'ouvrir les portes et les fenêtres d'une société de castes". Un des rares moments d'applaudissements spontanés de la salle, qui valide aussi sec la différence de dynamisme et, plus encore, de mentalité existant entre les deux modèles.

19/01/2009

Inauguration Day, au bar (1) A l'Ouest (l'erreur de Sartre)

En Amérique, dîner au bar est assez courant et donne généralement la possibilité de repas moins formels et plus conviviaux. Cela peut commencer au bar de Ouest, sur Broadway, un des restaurants gastronomiques de l'Upper West Side. Entre une porte glaciale (New York oscille autour des -10 ° ces temps-ci) et un restaurant bondé qui domine une cuisine largement ouverte sur la salle principale, le dîner s'engage, avec un peu de chance, avec des bouchées au fromage que vous offriront bien volontiers vos voisins au moment de l'apéritif, ou le barman si votre tête lui revient - ici comme ailleurs, un personnage clé et davantage pour la générosité du service que pour l'étude de la mauvaise foi - il fallait quand même avoir l'esprit tordu, "l'oeil torve et le regard perçant" comme dit tel commentateur, pour perdre de vue l'essentiel dans l'existence.

Après les mises en bouche, le Gravlax, servi sur un blini léger, fait un appetizer délicieux et frais, qui s'accommodera parfaitement de la vivacité d'un Pinot grigio (Kris, Veneto - 2005). La suite peut permettre de s'aventurer dans des options disons plus consistantes, tel ce risotto aux artichauts associant filets de caille et magrets de canard dans une sauce au vin très concentrée, à l'instar de celles qui vont avec les venaisons. Savoureux, pas si lourd - ce qui souligne au passage le talent de Tom Valenti pour les audaces inattendues de cette nouvelle cuisine américaine - et remarquablement servi par un Zinfandel (Peter Franus, Nappa Valley - 2005) que l'on préfèrera même, avec une indéniable longueur d'avance, et un brin de malice, au Saint-Estèphe de la carte, aussi prometteur en bouche que plat en finale.

Soyons fous, à l'approche de la passation des pouvoirs à la Maison Blanche, et à deux pas de la ruine qui suivra (ne lisez pas le dernier Attali, les fins insouciantes au bord du gouffre ont toujours fait les chapitres les plus profonds des manuels d'histoire), le dîner peut s'achever autour d'une plus qu'honorable Panna cotta à la mangue, succulente bien que la base de crème fraîche y soit un peu trop marquée. Autour de voisins qui évoquent, pêle-mêle, les bonheurs du quartier, les blackberrys en vogue, le 11 septembre et les amerrissages impeccables sur l'Hudson, on peut alors s'offrir un vin de dessert. Ce sera un Torcato (Maculan, Veneto - 2001), un poil trop sucré mais qui l'emporte, là encore, sur son concurrent direct à la dégustation (voir plus haut, sur la largesse d'esprit du barman), un Rivesaltes plus féminin, aux notes florales bien plus prononcées.

Allons, un verre aux brillants reflets d'or quand la conversation finit par naviguer entre Wall Street, Obama et les atterrissages en douceur, entre le bûcher des vanités et Inauguration Day, c'était bien le moins que la France se jetât à l'eau, ce soir-là, pour encourager l'Amérique.

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Ouest - W80s, 2315 Broadway (entre 83 et 84 St.) est un restaurant chic et cher. Compter de $ 150 à 200 pour un dîner à deux (après 18h30 et une formule à $ 34 hors boissons). On dînera aussi avec plaisir dans la salle principale vers l'arrière du restaurant, en profitant de ses larges banquettes rondes de cuir rouge et de son ambiance grande brasserie (un peu moins bruyante dans les deux mezzanines que compte le restaurant). Note globale pour ce dîner : 13,5.

20/02/2007

Prospective (1) La fin de l'empire américain ?

Passons ici sur les considérations préhistoriques et antiques de plus longue durée qui président à l'histoire de notre temps, et qui ont vu, dans un ample mouvement vers l'Ouest, les premiers coeurs du monde passer de la Chine à la Mésopotamie et de la Mésopotamie à la Méditerranée. Depuis le XIIe siècle, note Jacques Attali dans sa Brève histoire de l'avenir, les forces du marché et, progressivement, celles de la démocratie, se sont incarnées dans des formes successives qui ont assuré au capitalisme son hégémonie actuelle.

A Bruges tout d'abord où se posent entre 1200 et 1350 les bases de l'échange marchand, puis à Venise partie à la conquête de l'Orient jusqu'à la fin du XVe siècle, Anvers où se développe l'imprimerie (1500-1560), Gênes qui met au point l'art de spéculer (1560-1620), Amsterdam qui part à son tour à la conquête de nouveaux horizons (1620-1788), l'Ordre marchand affirme peu à peu sa prééminence sur les Ordres religieux et militaire. Il poursuit son essor à Londres (1788-1890) en s'appuyant sur l'industrialisation de la machine à vapeur.

Le cheval, rappelle Attali, a donné le pouvoir à l'Asie centrale sur la Mésopotamie ; le gouvernail d'étambot l'a ramené en Europe ; la galère a permis à Venise de l'emporter sur Bruges ; l'imprimerie a fait triompher Anvers ; la caravelle a rendu possible la découverte de l'Amérique ; la machine à vapeur a fait triompher Londres. Une nouvelle source d'énergie (le pétrole), un nouveau moteur (à explosion) et un nouvel objet industriel (l'automobile, qu'invente d'ailleurs un Français, Alphonse Beau de Rochas, en 1862) vont conférer le pouvoir à la côté est de l'Amérique. De fait, l'essor du capitalisme marchand traverse alors l'Atlantique et s'installe, à l'ère de la machine, à Boston (1890-1929), puis à New York (1929-1980) où triomphe la civilisation de l'électricité.

C'est à Los Angeles que, depuis lors, s'épanouit la neuvième forme de l'Ordre marchand - celle du "nomadisme californien" - dans la dynamique nouvelle qu'apporte au capitalisme mondial l'essor exceptionnel des nouvelles technologies. C'est moins une société post-industrielle de services qui se met alors en place qu'une industrialisation des services eux-mêmes. En 1981, IBM table sur un pronostic de ventes de 2000 exemplaires pour le premier ordinateur portable mis sur le marché ; il s'en vend un million. En 2006, ce sont 250 millions de micro-ordinateurs qui sont vendus et plus d'un milliard qui sont en service dans le monde. L'émergence du téléphone portable (un tiers des humains en sont aujourd'hui dotés) et d'internet (un milliard d'ordinateurs sont connectés à ce jour) amplifie cette évolution et consacre le temps de "l'ubiquité nomade", déjà pronostiquée par Attali en 1985.

Quelques chiffres clés rendent compte de l'hégémonie américaine sur cette phase d'expansion exceptionnelle du capitalisme marchand. En 2006, l'activité sur internet dépasse les 4000 milliards de dollars dans le monde, soit 10% du PIB mondial, dont la moitié aux Etats-Unis. Une évolution qui accélère à son tour le développement des services financiers : les transactions financières internationales représentent 80 fois le volume du commerce mondial, contre 3,5 fois il y a à peine dix ans. Entre 1980 et 2006, le PIB mondial est multiplié par 3, le commerce de biens industriels par 25. La production de la planète dépasse les 40 trillions d'euros et augmente de plus de 4% par an - une vitesse sans précédent dans l'histoire.

Ainsi, de siècles en siècles, la liberté politique se généralise et l'évolution canalise les désirs vers leur expression marchande - une évolution qui, à chaque étape de son développement, s'incarne en un coeur, qui associe un noeud et un moyen de communication majeur à l'existence d'un vaste arrière-pays agricole et industriel, est capable d'attirer et de financer les projets de la classe créative, met en oeuvre des technologies nouvelles et se montre capable de contrôler au plan politique, militaire et culturel les minorités hostiles et les grandes lignes de communication.

Serions-nous pourtant en train d'assister au déclin de cette neuvième forme, s'interroge Jacques Attali ? Explosion de déficits externes dont le financement est de plus en plus dépendant de l'étranger, excès des taux de rentabilité exigés de l'industrie par le système financier, crise d'une large partie de l'industrie américaine sous l'influence du développement d'internet, endettement croissant des ménages, aggravation des inégalités : les facteurs de crises s'accumulent à intérieur, mais aussi à l'extérieur. D'autres puissances s'affirment en effet : le Japon, la Chine, l'Inde, la Russie, l'Indonésie, la Corée, l'Australie, le Canada, l'Afrique du Sud, le Brésil et le Mexique, qui renforceront le rôle majeur de la zone Pacifique, qui représente déjà la moitié du commerce mondial.

Surtout, les déséquilibres de toute nature s'accroissent.

Au plan social, les 50 pays les moins avancés de la planète, qui représentent 10% de la population, ne comptent ainsi que pour 0,5% du PIB mondial, et la moitié de l'humanité survit avec moins de deux dollars par jour. 250 millions d'enfants travaillent illégalement dans le monde, dont le quart a moins de 10 ans.

Au plan environnemental, avec le quasi doublement de la population mondiale avant 2035 et le doublement prévu de la demande en matières premières, l'épuisement des ressources et l'accentuation du réchauffement climatique sont d'ores et déjà programmés. Depuis le XVIIIe siècle, une partie du monde équivalant à la superficie de l'Europe a été dépouillé de ses forêts, et nous avons consommé la moitié de la capacité des plantes à photosynthétiser la lumière solaire. Au rythme actuel, sauf là où elles sont entretenues (en Europe et en Amérique du Nord pour l'essentiel), la forêt aura disparu dans quarante ans. Or, sauf à imaginer une action massive d'ici à 2030, cette expansion économique mondiale sans précédent aura pour effet de doubler à cette date les émissions de gaz carbonique par habitant.

La dernière fois qu'il a fait aussi chaud rappelle Attali, c'était au milieu du Pliocène, il y a trois millions d'années. La vitesse de la fonte des glaces a augmenté de 250% entre 2004 et 2006 ; de 1990 à 2006, trois millions de mètres cubes de glace sur les huit qui existaient au pôle Nord ont disparu. Et l'on estime que la terre se réchauffera de deux degrés avant 2050, et de cinq degrés avant 2100.

Au plan technologique, les deux progrès contemporains clés qui ont assuré jusque là l'expansion de cette neuvième forme du capitalisme marchand, en permettant l'un l'augmentation continue des capacités de stockage de l'information par des microprocesseurs, et l'autre celle de l'énergie par des batteries, atteindront leurs limites vers 2030, et en particulier la loi dite de Moore (doublement des capacités des microproceseurs tous les dix-huit mois) sa limite physique.

Certes, avec une population estimée de 420 millions d'habitants en 2040 (1,5 millions d'étrangers s'installent chaque année aux Etats-Unis), un dollar qui conservera encore longtemps sa valeur refuge, une capacité exceptionnelle à renouveler ses élites par la force d'attraction qu'ils exercent sur le reste du monde, les Etats-Unis conserveront encore pendant deux ou trois décennies leur suprématie. Los Angeles demeurera le centre culturel, technologique et industriel du pays, Washington la capitale politique et New York la métropole financière. Les déficits continueront de fonctionner comme des machines à développer la consommation aux Etats-Unis et la production ailleurs. En extrapolant même les données actuelles jusqu'en 2025, cette croissance mondiale spectaculaire continuera à tirer les progrès conjoints de la démocratie et du marché, avec un revenu moyen par habitant de la planète qui pourrait avoir crû de moitié d'ici une vingtaine d'années.

L'exacerbation des multiples facteurs de crises mentionnés plus haut (et qui ne sont ici que sommairement évoqués), devrait pourtant conduire le modèle porté par le capitalisme californien à son terme aux environs de 2025-2030 prédit l'auteur, sans qu'aucun nouveau coeur ne paraisse alors en mesure de prendre le relais. C'est le destin des empires dont, des puissances orientales à l'empire soviétique en passant par l'épopée européenne, la durée de vie est de plus en brève ; elle atteint déjà quelque cent vingt ans pour la domination américaine, qui reste encore pleine de ressorts. Comme il y eut auparavant, avec Boston et New York, deux coeurs successifs situés sur la côte est des Etats-Unis, si un dixième coeur devait ainsi voir le jour, ce serait sans doute encore du côté de la Californie, au voisinage des industries de défense, de l'espace, des télécommunications, de la micro-électronique, ainsi que des centres les plus importants en bio et en nanotechnologies.

Il y a pourtant peu de chances qu'un tel schéma voit le jour selon Attali, car les Etats-Unis seront alors "fatigués - fatigués du pouvoir, fatigués de l'ingratitude de ceux dont ils auront assuré la sécurité et qui se considèreront encore comme leurs victimes (...) Ils ne tenteront plus de gérer le monde, devenu hors de portée de leurs finances, de leurs troupes, de leur diplomatie". Du fait de la puissance atteinte par le marché et du faible coût des échanges, il ne sera plus nécessaire alors à l'Ordre marchand et, en particulier aux membres de la classe créative, de se concentrer physiquement au sein d'un même coeur pour y diriger le monde. La forme marchande fonctionnera sans coeur dans un monde en crise ayant renoncé à toute régulation.

Qu'adviendrait-il alors ?