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28/02/2008

Notes sur le débat de Cleveland

Un nouveau débat, le dernier avant le scrutin du 4 mars, opposait mardi soir à Cleveland (Ohio) Hilary Clinton et Barack Obama. En resterait-on aux politesses d'usage ? Quel était l'enjeu véritable de ce débat ? Comment Obama le sage pourrait-il résister à Hilary la combattante ? Et d'ailleurs, débat ou spectacle : de quoi s'agissait-il au juste, aux confins de la démocratie et du marché ? Eclairages...

Petites politesses entre amis

Un internaute, qui suit les affaires américaines avec autant d'intérêt que d'esprit critique, m'interpelle : comment pouvez-vous dire que le débat politique est, aux Etats-Unis, plus civilisé que dans notre pays ? Je maintiens qu'il s'agit ici souvent moins d'écraser l'adversaire que de faire triompher ses qualités propres et que cela, me semble-t-il, civilise les formes de l'échange (il est d'ailleurs difficile d'exprimer une critique aux Etats-Unis). En regardant le débat d'hier soir, et après l'échauffement d'usage, on n'en ressentait pas moins une sorte de violence froide, à la fois parfaitement policée et lourdement critique. Il est vrai que pour ce dernier round avant la bataille décisive de la semaine prochaine, Hilary Clinton n'avait guère le choix et était acculée à l'attaque ("I am a fighter" ne cessait-elle de répéter). Du coup, inversement, il me semble que c'est le respect et la hauteur qu'imposent Obama qui ont fait la différence.

Soundless political machine

Cela vient au fur et à mesure et finit par s'imposer. Crise du crédit hypothécaire, libre-échangisme, guerre en Irak, assurance santé... On se rend compte que, sur le fond, le débat ne changera pas grand-chose et même, contrairement à ce qu'invoque les citoyens et les challengers (c'est-à-dire, aujourd'hui, Hilary), il n'est en réalité pas fait pour ça. D'ailleurs, tout le monde ou presque s'en moque ; il n'y a guère que les journalistes qui tentent de rationaliser la lutte a posteriori par des dizaines d'analyses associées à autant de "focus groups" - et on notera au passage que ceux de MSNBC, qui avaient ce soir-là la charge d'animer les débats, ont montré bien plus de précision et de pugnacité que ce n'est généralement le cas avec ceux de CNN. Non, le véritable objet du débat, c'est la joute oratoire et ce qui est en jeu ce sont les qualités démontrées par le champion de chaque camp dans l'arène sur un plan émotionnel et symbolique. A la fin d'ailleurs, que se demande-t-on : quels étaient les meilleurs arguments ou qui a gagné ?

La gestuelle d'Obama

Deux postures d'Obama étaient particulièrement frappantes, et même étonnantes à ce niveau, dans le débat d'Austin. Première attitude caractéristique : ne cesser de prendre des notes pendant que l'adversaire parle, surtout quand il attaque. Cela permet sans nul doute de prendre une contenance et de préparer la riposte, mais peut aussi donner l'impression d'une attitude appliquée, presque scolaire (que renforce d'ailleurs, gestuellement, son identité de gaucher). Un courant d'air très localisé l'obligeait de plus à caler en permanence les pages de son bloc-notes avec son stylo, à tel point qu'il aurait pu, avec le sourire, rebondir sur "le souffle" supposé l'inspirer tout au long de cette campagne et faire déjà de lui le candidat désigné. A l'inverse, Hilary Clinton fixait Obama chaque fois que celui-ci prenait la parole - et plus encore à Cleveland qu'à Austin. Seconde attitude caractéristique : lever la main de façon très explicite et répétée pour demander la parole. On pousse là encore plus loin le syndrôme scolaire. Or, Obama a été manifestement briefé de près entre les deux débats par ses conseillers. A Cleveland, ses prises de notes se sont raréfiées. Surtout, à l'attitude de la main levée s'est substituée la main dirigée vers l'avant (direction à prendre) ou martelant le propos en frappant la table du doigt (puissance de l'argument). Il y avait quelque chose de presque touchant dans ces attitudes d'Austin, mais c'était plus percutant comme ça à Cleveland.

L'art de la contre-offensive

Au-delà de ses corrections, que faire face à une Hilary Clinton déchaînée, dont les images en cours de débat rappelait comment elle avait, dans un meeting récent, singé un Obama inspiré regardant vers le ciel et demandant à tous de s'unir pour changer les choses par le miracle d'on-ne-sait quelle bénédiction ?... Obama en a d'ailleurs ri, pour le coup, de bon coeur sur le plateau et félicité son adversaire pour ses talents de scène. Son positionnement n'en est pas moins resté très efficace : ne pas se laisser emporter par la polémique, mais répondre avec clarté et fermeté lorsque les attaques vont un peu loin, en n'abattant quelques coups lourds que soigneusement choisis - le principal sur l'Irak (et c'est d'ailleurs le vote qu'a déclaré le plus regretter Hilary à la fin du débat). Le plus frappant est l'impresson de hauteur et, plus encore, presque de douceur, qui se dégage de lui, beaucoup plus d'ailleurs dans les débats télévisés que dans les meetings. C'est là un fait très surprenant, atypique en tout cas en politique, presque féminin ; c'est comme si face à une Hilary Clinton agressive, il avait en effet inversé les postures. Redoutable, car alors les attaques glissent et ne semblent pas avoir prise. Simultanément, l'adversaire est renvoyé vers le bas tandis que sa cible, par gravitation relative, renforce encore la hauteur de son positionnement.

L'élection comme business

Dernier point, de portée plus générale, en suivant depuis maintenant six mois, jour après jour, semaine après semaine, la couverture médiatique de l'élection, en particulier à travers CNN, le New York Times et les blogs. Voilà une élection qui, depuis le début, se déploie comme un feuilleton, un méta-récit, une véritable "machine à fabriquer des histoires et à formater des esprits" aurait dit Christian Salmon dans "Storytelling" (on reviendra sur ce petit livre passionnant). Plus encore, l'élection apparaît soudain comme un des business clés de l'économie américaine. Dès lors en effet que l'on agrège impact direct, indirect et induit notamment dans le secteur de la communication au sens le plus large du terme (fund-raising, medias, équipes, publicité, produits dérivés, lobbies, événements...), on aboutit, selon toute vraisemblance, à des montants de plusieurs milliards de dollars sur quelques mois. Jamais la démocratie et le marché n'ont été aussi organiquement liées qu'ici dans un système qui est, fondamentalement, un marché.


Le marché, pour autant, n'est pas conclu. La cause semble certes entendue selon les sondages : grâce à la poursuite de sa dynamique de victoire, à une meilleure prise en compte des difficultés de la "working class" dans le Midwest et à ses progrès au sein de la communauté latino initialement plus favorable à Hilary Clinton, Obama devancerait aujourd'hui largement sa concurrente et, contrairement à elle, serait donné vainqueur contre Mac Cain. Mais les mêmes estimations ne donnaient-elles pas, il y a à peine trois mois, une finale Giuliani-Clinton courue d'avance ?

22/02/2007

Prospective (2) L'âge de l'hyperempire

Un scénario proche des thèses de "la fin de l'histoire", déjà évoquée par Francis Fukuyama au début des années 90 sur la base du triomphe conjoint de la démocratie et du marché après l'effondrement de l'ex-URSS, pourrait bien avoir lieu aux alentours de 2030, lorsque la neuvième forme du capitalisme moderne s'effacera au profit d'un Ordre marchand polycentrique - un marché devenu planétaire, sans Etat. C'est ce que Jacques Attali nomme l'hyperempire.

Une telle expansion de la démocratie de marché passera notamment par la généralisation de la démocratie partout où ce n'est pas encore le cas, principalement en Chine et dans le monde musulman, sous l'effet du développement des classes moyennes. Les Etats artificiellement créés par la colonisation en Afrique et en Asie voleront alors en éclat ; ce mouvement pourrait donner lieu à la création d'une centaine de nations nouvelles d'ici à la fin du siècle - l'ensemble se trouvant vaguement coordonné sur un mode informel par les puissances de l'Ordre polycentrique (Etats-Unis, Brésil, Mexique, Chine, Inde, Egypte, Russie, Union européenne).

Mais par nature, rappelle Attali, le marché est conquérant ; il videra ainsi progressivement les gouvernements de leurs prérogatives qui constituent aujourd'hui le domaine des services publics, et même de leurs fonctions de souveraineté. Cette évolution passera notamment, sous l'influence des compagnies d'assurance, par le remplacement progressif de ces fonctions par différents objets de surveillance, les surveilleurs, qui permettront de diminuer considérablement le coût de fonctionnement et d'organisation des démocraties sur la base de nouvelles normes, de portée planétaire, édictées par les compagnies d'assurance pour améliorer la maîtrise des informations et des risques de toute nature ; cela pourrait d'ailleurs aller dans le sens d'une meilleure prise en compte des risques environnemetaux et sociaux lorsque ceux-ci ne pourront plus être pris en charge par les Etats.

Progressivement, vers 2050, ces instruments de contrôle se transformeront en outils d'autosurveillance, sur la base d'objets industriels produits en série à partir du développement des biotechnologies ; des autoréparateurs leur seront associés afin d'amender les défaillances détectées.

L'on assistera alors à la déconstruction progressive des Etats sous l'influence des grandes entreprises et de leurs relais médiatiques, mouvement porté par les individus plus riches de la classe créative, soit 100 millions d'individus sur les deux milliards de détenteurs d'actifs de toute nature. La concurrence croissante entre les Etats, notamment au plan fiscal, conduira à une baisse de leurs ressources et à l'extension de la précarité au détriment des classes moyennes. La politique ne sera plus guère qu'un spectacle qui retiendra autant l'intérêt qu'aujourd'hui les derniers monarques européens. "Les nations ne seront plus que des oasis en compétition pour attirer les caravanes de passage". Et elles ne compteront plus pour habitants durables que les sédentaires restés là en raison de leur aversion au risque - souvent les plus vieux, les plus fragiles, les plus faibles.

Ce mouvement n'ira pourtant pas sans résistance ; des dictatures, racistes, théocratiques ou laïques, tenteront de reprendre le pouvoir dans certains pays pour s'opposer à la marchandisation du monde. Dans un tel contexte, plutôt que le cheminement inverse, l'Occident de demain ressemblera à l'Afrique d'aujourd'hui.

Sous l'influence et l'autonomisation croissantes d'internet - comme l'imprimerie joua naguère contre les pouvoirs en place -, le mouvement s'effectuera aussi contre les Etats-Unis, peu à peu privés de leurs ressources et dépouillés de leurs prérogatives. Les entreprises américaines délocaliseront en effet à leur tour leurs centres de recherches et leurs sièges sociaux. L'on assistera aussi au retour des Cités-Etats, sur un mode qui rappellera les débuts du capitalisme marchand.

Le monde sera alors devenu un immense marché. "Tout temps passé à autre chose que consommer - ou accumuler des objets à consommer de manière différée - sera considéré comme perdu ; on en viendra à dissoudre les sièges sociaux, les usines, les ateliers pour que les gens puissent consommer depuis chez eux tout en travaillant, en jouant, en s'informant, en apprenant, en se surveillant ; l'âge limite de la retraite disparaîtra". Les deux industries dominantes resteront l'assurance et la distraction ; les industries du divertissement utiliseront les technologies de la surveillance pour proposer des spectacles sans cesse adaptés aux réactions des spectateurs. Chacun ne se sentira plus guère responsable que de sa sphère privée, à l'exclusion de toute relation altruiste, d'attachement ou de solidarité ; le monde ne sera plus alors, souligne Attali, qu'une "juxtaposition de solitudes et de masturbations".

Dans cet univers d'un nouveau type, les entreprises elles-mêmes deviendront nomades, organisées sur le modèle des troupes de théâtre, rassemblant des compétences et des capitaux pour accomplir une tâche déterminée ; beaucoup seront d'ailleurs de petites multinationales composés de quelques associés basés en tout lieu de la planète. D'autres, plus rares, seront encore organisées sur le modèle des cirques ou des studios de cinéma, autour d'un nom, d'une histoire, d'un projet.

Elles seront pour l'essentiel des ensembliers de sous-traitants spécialisés offrant seulement à ceux de leurs collaborateurs qu'elles souhaiteront conserver tout ce qu'un Etat procurait (sécurité, assurance, formation, etc). Ces premiers cirques seront principalement d'origine américaine, tels Dysney pour la distraction, Bechtel pour l'ingénierie, Exxon pour l'énergie, Microsoft, Boeing, Nike ou Coca-Cola. En Europe, des multinationales comme Nokia, L'Oréal, Nestlé, Danone, Mercedes, Vuitton, HSBC tireront également leur épingle de ce nouveau jeu planétaire. Certaines entreprises pourraient être tentées de créer leur propre monnaie à travers des systèmes de points liant leurs principaux partenaires. La gouvernance, sous l'influence toujours des sociétés d'assurance, y deviendra une profession spécialisée et influente.

Quelques dizaines de millions cde personnes - les hypernomades - règneront sur la planète. Il s'agira principalement de stratèges financiers, patrons des grandes compagnies d'assurance, architectes de logiciels, créateurs, juristes, artistes, pour beaucoup employés d'eux-mêmes, vaquant de théâtres en cirques, impitoyables compétiteurs, ni employés ni employeurs mais occupant parfois plusieurs emplois à la fois, gérant leur vie comme un portefeuille d'actions. Une nouvelle classe créative (une hyperclasse) dirigera l'hyperempire. Pour eux, "l'apprentissage sera une nécessité vitale ; la curiosité, une exigence absolue ; la manipulation, une pratique courante (...) Leur culture sera plus que jamais labyrinthique ; leur besoin de modeler et d'inventer les conduira à faire disparaître pour eux-mêmes les frontières entre travailler, consommer, créer, se distancer. Ils inventeront ainsi le meilleur aussi bien que le pire d'une société planétaire volatile, insouciante, égoïste et précaire. Arbitres des élégances, maîtres des richesses et des medias, ils ne se reconnaîtront aucune allégeance, ni nationale, ni politique, ni culturelle (...) Le couple ne sera plus leur principale base de vie et de sexualité ; ils choisiront plutôt, dans la transparence, les amours simultanées".

Dans cet univers, la sexualité sera le règne du plaisir, et la reproduction celui des machines. Après avoir réparé les organes malades, on voudra les produire puis créer des corps de remplacement. Se développeront ainsi la thérapie génique, puis le clonage thérapeutique et enfin le clonage reproductif. Chacun pourra, grâce aux progrès des nanosciences, transférer la conscience de soi dans un autre corps, se procurer son double ou des copies de personnes aimées. Ainsi, l'homme fabriqué comme un artefact, ne connaîtra plus la mort.

En dessous de de ces hypernomades évolueront quelque quatre milliards de sédentaires salariés, astreint à la surveillance permanente de leur employabilité, c'est-à-dire à la double nécessité d'être en forme et d'apprendre. Ces nouvelles classes moyennes revendiqueront le droit à l'enracinement et à la lenteur. Certains se cloîtront dans l'autisme, d'autres dans l'obésité - c'est-à-dire le refus du mouvement - qui concerne déjà un quart des adultes américains et un conquième des Européens.

On pourra s'assurer contre le chagrin d'amour, l'impuissance, l'insuffisance intellectuelle ou même le manque d'amour maternel. On y vivra principalement par procuration, spectateurs ou reproducteurs des sports de la classe dirigeante : équitation, voile, golf et danse - tous sports nécessitant la mise en oeuvre des qualités du voyageur : habileté, intuition, tolérance, grâce, ténacité, courage, lucidité, prudence, sens du partage, équilibre. D'un autre côté, les sports de masse deviendront de plus en plus violents. Les drogues, chimiques, biologiques ou électroniques, distribuées par des autoréparateurs, deviendront des produits de consommation de masse.

De cet univers, les infranomades seront les principales victimes. Représentant plus de 3,5 milliards contre 2,5 milliards aujourd'hui, ils vivront avec l'équivalent actuel de moins de deux dollars par jour. Ils seront disponibles pour toutes les révoltes.

Au total, vers 2050, l'hyperempire sera un monde de déséquilibres extrêmes et de grandes contradictions. Après la violence de l'argent viendra alors celle des armes.

20/02/2007

Prospective (1) La fin de l'empire américain ?

Passons ici sur les considérations préhistoriques et antiques de plus longue durée qui président à l'histoire de notre temps, et qui ont vu, dans un ample mouvement vers l'Ouest, les premiers coeurs du monde passer de la Chine à la Mésopotamie et de la Mésopotamie à la Méditerranée. Depuis le XIIe siècle, note Jacques Attali dans sa Brève histoire de l'avenir, les forces du marché et, progressivement, celles de la démocratie, se sont incarnées dans des formes successives qui ont assuré au capitalisme son hégémonie actuelle.

A Bruges tout d'abord où se posent entre 1200 et 1350 les bases de l'échange marchand, puis à Venise partie à la conquête de l'Orient jusqu'à la fin du XVe siècle, Anvers où se développe l'imprimerie (1500-1560), Gênes qui met au point l'art de spéculer (1560-1620), Amsterdam qui part à son tour à la conquête de nouveaux horizons (1620-1788), l'Ordre marchand affirme peu à peu sa prééminence sur les Ordres religieux et militaire. Il poursuit son essor à Londres (1788-1890) en s'appuyant sur l'industrialisation de la machine à vapeur.

Le cheval, rappelle Attali, a donné le pouvoir à l'Asie centrale sur la Mésopotamie ; le gouvernail d'étambot l'a ramené en Europe ; la galère a permis à Venise de l'emporter sur Bruges ; l'imprimerie a fait triompher Anvers ; la caravelle a rendu possible la découverte de l'Amérique ; la machine à vapeur a fait triompher Londres. Une nouvelle source d'énergie (le pétrole), un nouveau moteur (à explosion) et un nouvel objet industriel (l'automobile, qu'invente d'ailleurs un Français, Alphonse Beau de Rochas, en 1862) vont conférer le pouvoir à la côté est de l'Amérique. De fait, l'essor du capitalisme marchand traverse alors l'Atlantique et s'installe, à l'ère de la machine, à Boston (1890-1929), puis à New York (1929-1980) où triomphe la civilisation de l'électricité.

C'est à Los Angeles que, depuis lors, s'épanouit la neuvième forme de l'Ordre marchand - celle du "nomadisme californien" - dans la dynamique nouvelle qu'apporte au capitalisme mondial l'essor exceptionnel des nouvelles technologies. C'est moins une société post-industrielle de services qui se met alors en place qu'une industrialisation des services eux-mêmes. En 1981, IBM table sur un pronostic de ventes de 2000 exemplaires pour le premier ordinateur portable mis sur le marché ; il s'en vend un million. En 2006, ce sont 250 millions de micro-ordinateurs qui sont vendus et plus d'un milliard qui sont en service dans le monde. L'émergence du téléphone portable (un tiers des humains en sont aujourd'hui dotés) et d'internet (un milliard d'ordinateurs sont connectés à ce jour) amplifie cette évolution et consacre le temps de "l'ubiquité nomade", déjà pronostiquée par Attali en 1985.

Quelques chiffres clés rendent compte de l'hégémonie américaine sur cette phase d'expansion exceptionnelle du capitalisme marchand. En 2006, l'activité sur internet dépasse les 4000 milliards de dollars dans le monde, soit 10% du PIB mondial, dont la moitié aux Etats-Unis. Une évolution qui accélère à son tour le développement des services financiers : les transactions financières internationales représentent 80 fois le volume du commerce mondial, contre 3,5 fois il y a à peine dix ans. Entre 1980 et 2006, le PIB mondial est multiplié par 3, le commerce de biens industriels par 25. La production de la planète dépasse les 40 trillions d'euros et augmente de plus de 4% par an - une vitesse sans précédent dans l'histoire.

Ainsi, de siècles en siècles, la liberté politique se généralise et l'évolution canalise les désirs vers leur expression marchande - une évolution qui, à chaque étape de son développement, s'incarne en un coeur, qui associe un noeud et un moyen de communication majeur à l'existence d'un vaste arrière-pays agricole et industriel, est capable d'attirer et de financer les projets de la classe créative, met en oeuvre des technologies nouvelles et se montre capable de contrôler au plan politique, militaire et culturel les minorités hostiles et les grandes lignes de communication.

Serions-nous pourtant en train d'assister au déclin de cette neuvième forme, s'interroge Jacques Attali ? Explosion de déficits externes dont le financement est de plus en plus dépendant de l'étranger, excès des taux de rentabilité exigés de l'industrie par le système financier, crise d'une large partie de l'industrie américaine sous l'influence du développement d'internet, endettement croissant des ménages, aggravation des inégalités : les facteurs de crises s'accumulent à intérieur, mais aussi à l'extérieur. D'autres puissances s'affirment en effet : le Japon, la Chine, l'Inde, la Russie, l'Indonésie, la Corée, l'Australie, le Canada, l'Afrique du Sud, le Brésil et le Mexique, qui renforceront le rôle majeur de la zone Pacifique, qui représente déjà la moitié du commerce mondial.

Surtout, les déséquilibres de toute nature s'accroissent.

Au plan social, les 50 pays les moins avancés de la planète, qui représentent 10% de la population, ne comptent ainsi que pour 0,5% du PIB mondial, et la moitié de l'humanité survit avec moins de deux dollars par jour. 250 millions d'enfants travaillent illégalement dans le monde, dont le quart a moins de 10 ans.

Au plan environnemental, avec le quasi doublement de la population mondiale avant 2035 et le doublement prévu de la demande en matières premières, l'épuisement des ressources et l'accentuation du réchauffement climatique sont d'ores et déjà programmés. Depuis le XVIIIe siècle, une partie du monde équivalant à la superficie de l'Europe a été dépouillé de ses forêts, et nous avons consommé la moitié de la capacité des plantes à photosynthétiser la lumière solaire. Au rythme actuel, sauf là où elles sont entretenues (en Europe et en Amérique du Nord pour l'essentiel), la forêt aura disparu dans quarante ans. Or, sauf à imaginer une action massive d'ici à 2030, cette expansion économique mondiale sans précédent aura pour effet de doubler à cette date les émissions de gaz carbonique par habitant.

La dernière fois qu'il a fait aussi chaud rappelle Attali, c'était au milieu du Pliocène, il y a trois millions d'années. La vitesse de la fonte des glaces a augmenté de 250% entre 2004 et 2006 ; de 1990 à 2006, trois millions de mètres cubes de glace sur les huit qui existaient au pôle Nord ont disparu. Et l'on estime que la terre se réchauffera de deux degrés avant 2050, et de cinq degrés avant 2100.

Au plan technologique, les deux progrès contemporains clés qui ont assuré jusque là l'expansion de cette neuvième forme du capitalisme marchand, en permettant l'un l'augmentation continue des capacités de stockage de l'information par des microprocesseurs, et l'autre celle de l'énergie par des batteries, atteindront leurs limites vers 2030, et en particulier la loi dite de Moore (doublement des capacités des microproceseurs tous les dix-huit mois) sa limite physique.

Certes, avec une population estimée de 420 millions d'habitants en 2040 (1,5 millions d'étrangers s'installent chaque année aux Etats-Unis), un dollar qui conservera encore longtemps sa valeur refuge, une capacité exceptionnelle à renouveler ses élites par la force d'attraction qu'ils exercent sur le reste du monde, les Etats-Unis conserveront encore pendant deux ou trois décennies leur suprématie. Los Angeles demeurera le centre culturel, technologique et industriel du pays, Washington la capitale politique et New York la métropole financière. Les déficits continueront de fonctionner comme des machines à développer la consommation aux Etats-Unis et la production ailleurs. En extrapolant même les données actuelles jusqu'en 2025, cette croissance mondiale spectaculaire continuera à tirer les progrès conjoints de la démocratie et du marché, avec un revenu moyen par habitant de la planète qui pourrait avoir crû de moitié d'ici une vingtaine d'années.

L'exacerbation des multiples facteurs de crises mentionnés plus haut (et qui ne sont ici que sommairement évoqués), devrait pourtant conduire le modèle porté par le capitalisme californien à son terme aux environs de 2025-2030 prédit l'auteur, sans qu'aucun nouveau coeur ne paraisse alors en mesure de prendre le relais. C'est le destin des empires dont, des puissances orientales à l'empire soviétique en passant par l'épopée européenne, la durée de vie est de plus en brève ; elle atteint déjà quelque cent vingt ans pour la domination américaine, qui reste encore pleine de ressorts. Comme il y eut auparavant, avec Boston et New York, deux coeurs successifs situés sur la côte est des Etats-Unis, si un dixième coeur devait ainsi voir le jour, ce serait sans doute encore du côté de la Californie, au voisinage des industries de défense, de l'espace, des télécommunications, de la micro-électronique, ainsi que des centres les plus importants en bio et en nanotechnologies.

Il y a pourtant peu de chances qu'un tel schéma voit le jour selon Attali, car les Etats-Unis seront alors "fatigués - fatigués du pouvoir, fatigués de l'ingratitude de ceux dont ils auront assuré la sécurité et qui se considèreront encore comme leurs victimes (...) Ils ne tenteront plus de gérer le monde, devenu hors de portée de leurs finances, de leurs troupes, de leur diplomatie". Du fait de la puissance atteinte par le marché et du faible coût des échanges, il ne sera plus nécessaire alors à l'Ordre marchand et, en particulier aux membres de la classe créative, de se concentrer physiquement au sein d'un même coeur pour y diriger le monde. La forme marchande fonctionnera sans coeur dans un monde en crise ayant renoncé à toute régulation.

Qu'adviendrait-il alors ?