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30/05/2008

Extension du domaine du mouvement

De retour d'Europe, je regardais autour de moi au Dulles Airport à Washington DC l'autre jour. Dans les aéroports (et dans les malls ou les voitures aussi bien), les Américains passent leur temps à boire, sodas pour les enfants, jus de fruit pour les femmes, bières pour les hommes, parfois vin ou champagne pour les adultes dans les business lounges.

Quand ils ne boivent pas, ils mangent : burgers, hot dogs, nourriture mexicaine, glaces et sucreries diverses, tout y passe. Il est pourtant possible de les voir ni manger, ni boire : c'est qu'alors, ils téléphonent avec un appareil dernier cri, pianotent sur leur ordinateur, visionnent une video ou manipulent avec dextérité leur blackberry. A moins qu'ils ne se bornent à regarder les infos ou le dernier match de baseball sur les écrans disséminés un peu partout, maintenant même dans les taxis new yorkais ou les toilettes publiques.

Même impression lorsque nous logions à Easton, il y a un peu plus d'un an maintenant, au retour des beaux jours, ou même encore au coeur de German Village, de temps à autre, lorsque l'on sort le soir profiter de la fraîcheur du jardin ou des parcs (et, il me faut le reconnaître également, aujourd'hui aussi de la riviera de Toronto, entre le lac et le centre) : toujours, le bruit sourd et lointain, de la circulation sur les grandes artères qui quadrillent le pays en tous sens, un bruit qui ne s'estompe jamais totalement, même au coeur de la nuit. Quand ce ne sont pas voitures ou camions d'ailleurs, ce sont les avions qui relient toutes les grandes villes, les hélicoptères qui surveillent les quartiers black - ou même les grands trains de marchandises qui klaxonnent puissamment au milieu de la nuit comme pour mieux scander ce mouvement permanent.

Et ainsi de suite, le mouvement s'étend à toutes les sphères de la vie - voyez encore le rôle joué dans l'économie américaine par le ressort de la consommation et de l'endettement, qui produit la même impression que la machine ne peut s'arrêter. Ainsi, ce qui me semble le mieux définir l'Amérique, c'est ce mouvement perpétuel, cette impression mécanique qui ne disparaît jamais complètement, qu'ici, ça ne s'arrête jamais. A la folie de la révolution permanente il y a un siècle, répond aujourd'hui la vanité du mouvement incessant. On redoute, on redoutait naguère dans les milieux progressistes la marchandisation du monde et de la personne ; on dirait qu'aujourd'hui c'est cette satellisation tous azimuts qui lui confère sa forme la plus achevée et, à proprement parler, vertigineuse par la distance qu'elle introduit entre la condition humaine et, aurait dit Hannah Arendt, la terre comme habitat, comme lieu vivable.

Oui mais, si le mouvement c'est la folie, l'arrêt c'est la mort. Sans s'arrêter encore alors, lever de temps en temps la tête au ciel et, au milieu du vacarme, se souvenir du Pacifique Sud.

03/12/2007

Chris Marker place de la République : un pays romantique comme le nôtre

C'est devenu soudain évident en parcourant au débotté l'exposition consacrée au photographe Chris Marker par le Wexner Center for the Arts - le centre d'art multidisciplinaire et très actif de Columbus, situé au coeur de l'Université, juste à côté du Hagerty Hall, un ensemble de départements consacrés à l'étude des cultures et à la communication.

Le Centre a été, soit dit en passant, la première réalisation de Peter Eisenman, avec le concours de Richard Trott et Laurie Olin. Plébiscité pour ce succès, Eisenman réalisera d'ailleurs, dans la foulée, le Columbus Convention Center. "C'est un morceau d'espace qui se serait crashé dans les prairies..." a dit l'auteur Spalding Gray à propos de ce bâtiment futuriste qui relève à la fois du fort, de l'usine et de l'échaffaudage.

Cette impression à la fois futuriste et léchée se prolonge à l'intérieur du bâtiment. Tout au long de panneaux blancs convergeant vers la pointe d'une pièce en triangle qui en renforçait l'intensité dramatique, les manifestations anti-FN de 2002 étaient ainsi récemment mises en parallèle avec de plus anciens clichés de Mai 68 (et aussi de vieilles photos de manifestations américaines des années 60/70).

Clichés en noir et blanc, le plus souvent floutés, desquels surgit soudain la figure de Cohn-Bendit ou celle de Besancenot en vis-à-vis, entassement de voitures, amassements de barricades, visages illuminés des premières manifestations, baisers adolescents ou graves solitudes au milieu de la foule, marches épiques, poings levés, tee-shirts à l'effigie du Che, banderolles tendues et porte-voix brandis.

Au-delà de la trajectoire de l'auteur - dont témoigne, à quarante ans d'intervalle, le même cliché, pris sous le même arbre, Place de la République -, pourquoi ce parallèle emmêlé ? S'agit-il d'une comparaison sociologique, d'un rapprochement politique ? D'un simple vagabondage poétique ?

En fait, ce que ces images ou, plus encore, ce que ce parallèle donne à voir, c'est la force d'une formidable projection romantique de l'Amérique sur la France. Et ce n'est pas tant d'un romantisme privé dont il s'agit ici que d'un romantisme public, d'un romantisme politique. En forçant le trait, on distinguerait entre le romantisme républicain de l'escapade amoureuse à Montmartre et celui, démocrate, de la manif à République, la zone allant de Saint-Germain à Montparnasse faisant office de terrain neutre, celui en quelque sorte du consensus touristique.

Romantisme politique : ce que nous représentons pour ce pays aux attroupements chétifs, c'est la patrie de la lutte pour les droits, de l'opinion mobilisée, du pays dans la rue, de cette démocratie de tous les instants engagée et joyeuse. Voyez encore, en mettant de côté le tragique de l'affaire, l'incroyable folklore auquel nous invite le dernier film de Michael Moore.

Romantisme ? Sans doute, mais un romantisme qui opèrerait alors comme une nostalgie des combats disparus et qui est à deux doigts, pour tout dire, de basculer dans le parc de loisirs, tel un Jurrasic Park de l'épopée perdue.

30/08/2007

America could do better (un dîner avec Carlo)

Il fait à nouveau doux sur Columbus. Les gens d'ici disent qu'avec la fin du mois d'août, c'est une autre belle saison qui commence, probablement jusqu'à la fin octobre. Du coup, les dîners prennent plus volontiers le chemin des jardins comme l'autre soir, à l'angle de Jaeger et Sycamore. J'en profite pour discuter à bâtons rompus avec Carlo, un quinquagénaire italien, entrepreneur de son métier, installé dans la région de longue date. Un type intelligent, Carlo - vif, de l'allure, un rire qui fuse volontiers, masquant alors une pointe de tristesse, à la fois critique et sage.

Carlo est arrivé ici jeune adolescent, de la région de Rome, plutôt côté Abruzzes, en 1969, avec une famille à la recherche d'un travail qui manquait singulièrement dans le sud de la Péninsule. L'Amérique, c'était le pays de tous les possibles. A l'époque, la FIAT déployait un ambitieux investissement dans le Midwest, dans la grande région industrielle fermée au nord par Chicago, Detroit et Cleveland. Deux usines devaient démarrer à Columbus. L'aventure, comme pour beaucoup de constructeurs européens, tourna pourtant court rapidement : les usines fermèrent un an plus tard.

Mais le pays continuait de se développer à pas de géant. Il fallait construire et c'est là que se concentrèrent les efforts de la communauté italienne, principalement localisée, dans la région de Columbus, sur Westerville, plus au nord. Aujourd'hui encore, fût-ce aux antipodes de participations italiennes dans les hôtels de Vegas, le bâtiment reste une des plateformes les plus solides de la mafia italo-américaine, du moins dans ses plus grandes familles, et sa face la plus sombre (on repense, à cette évocation, aux relations complices entre la famille Corleone et le sénateur Geary dans la trilogie de Coppola).

L'entrée en matière a été rude : il fallut changer de travail rapidement. L'intégration était aussi filtrée par la communauté d'appartenance ; pour jouer au calcio, impossible de rejoindre les équipes locales, principalement constituées de Yougoslaves et de Grecs. Il fallait pousser jusqu'à Dayton, à soixante-dix miles vers l'ouest. Petit à petit pourtant, on pose des jalons, on se fait sa place, on avance. Les liens avec le pays d'origine se distendent : le dernier voyage de Carlo en Italie remonte au milieu des années 80 - une éternité, qui lui ferait presque perdre le sens de sa langue maternelle devenue ici, au sein de la communauté italienne, un charabia d'anglais et de campanien.

Est-ce méfiance, confort, inertie - ou protection, dans une région qui, aux marges de la rust belt, a souffert elle aussi de la concurrence des pays émergents ? Le pays est ouvert à tous les vents sur ses côtes et ses grandes cités, mais il se ferme davantage sur l'intérieur. Le changement ici, on n'aimerait guère selon Carlo, qui en profite pour prendre à revers la vision ordinairement bien installée que nous avons de l'Amérique. Peut-être est-ce simplement le reflet de la difficulté à développer ses affaires ?

Ici, dit-il, on peut se faire une place, mais c'est comme si cette place restait étroitement dimensionnée, circonscrivant l'activité à ce qui est juste nécessaire, pas davantage. Or, pour un entrepreneur individuel en fin de carrière, dans un métier artisanal où la concurrence est vive, les choses ont l'air plutôt rudes, notamment en matière d'assurance maladie, dont les coûts sont très élevés pour une couverture souvent chichement comptée. "Mon problème, au fond, avec ça, dit carlo, c'est de chiffrer le coût de ma vie"...

Il faut aussi affronter la crise dans l'immobilier, et son explosion récente. Ce qui se révèle aujourd'hui au grand jour sur le devant de la scène était pourtant, pour nombre d'entrepreneurs locaux, perceptible depuis plusieurs années, peut-être même dès les lendemains du 9 septembre. Il faut donc se battre pour maintenir son activité, et d'autant plus dans un environnement qui donne un avantage non négligeable à celui qui, non content d'exercer son métier dans les règles de l'art, sait aussi assurer sa propre promotion. Vieux débat, qui a tout pour s'exprimer dans la patrie de la réussite et de la publicité.

Mais de quelle réussite parle-t-on ? Au fond, dit Carlo déçu et constatant, comme beaucoup, le temps perdu et les ressources gâchées avec les deux mandats successifs de Bush, le système pourrait faire tellement mieux, alors qu'il semble se contenter d'un équilibre fragile.

Républicains contre Démocrates ? Tout cela même ne semble plus guère avoir de sens ici, au-delà des tripes familiales, comme si l'affaire, dans le pays, se résumait au fond à une sorte d'opposition caricaturale entre le pionnier et le shérif, la conquête ou la justice. Avec en sus l'impression que, pour beaucoup, au-delà des symboles engourdis et des réflexes un peu lourds, l'un et l'autre se valent et qu'un Démocrate ne changerait rien à l'affaire. Pour tous ceux en Europe qui, sur la fois du seul sondage qui lui était à l'époque favorable, avaient misé sur Kerry aux dernières présidentielles, voilà qui promet pour 2008. Voyez déjà la remontée des Républicains derrière les déclarations fracassantes de Giuliani. Au dénouement de l'affaire, on trinquera sans doute. Mais peut-être pas à la santé de Carlo.

17/08/2007

Races, intégration et identité aux Etats-Unis

La question raciale travaille la société américaine, à la mesure-même de ses efforts pour tenter, à travers une conjugaison politiquement correcte assidûment déclinée, de n'en rien laisser paraître. Il n'est que de passer un peu de temps avec un agent immobilier ou un policier, ces experts du territoire, pour mettre très vite les pieds dans la marmite bouillonnante de l'american melting-pot. "Dès qu'on soulève le couvercle de la société américaine pour regarder à l'intérieur, dit Russel Banks, c'est la race qu'on aperçoit presque toujours".

Immigration africaine forcée à travers l'esclavage, puis grandes déferlantes européennes à partir du milieu du XIXe siècle venues d'Allemagne et d'Europe du Nord-Ouest : la société américaine s'est bâtie sur ces apports extérieurs. Il y eut encore les Irlandais, les Chinois, puis les Européens de l'Est - Juifs et Polonais notamment - et du Sud - Italiens et Grecs. Or, même ces vagues proches de la culture américaine d'origine étaient pensées en termes de races. C'est ainsi que jusque dans les années 40 et 50 les Italiens étaient appelés les "Guinées". Quelle que soit la nature de la différence, elle est d'abord appréhendée aux Etats-Unis à travers le prisme de la race.

On s'en doute, cela n'a guère facilité l'intégration des nouveaux arrivants, des Irlandais d'hier aux Hispaniques d'aujourd'hui. Pourtant, le mythe proprement américain de la "fontaine de jouvence", du nouveau départ, en encourageant chacun à rompre avec ses attaches passées, a permis une remarquable absorption de ces vagues successives. C'est, semble-t-il, une différence capitale avec les migrations en provenance des pays maghrébins et africains en Europe dans la seconde moitié du XXe siècle. Dans ce dernier cas de figure en effet, les individus se définissent moins comme immigrants que comme émigrants : ils ne pensent le pays d'accueil que comme un passage transitoire, fût-ce pour une longue période, avant un retour au pays d'origine.

Rien de tel aux Etats-Unis où la machine intégratrice s'appuie à plein sur le partage par chacun de l'idée qu'un nouveau départ est possible. On tue alors le passé pour faire naître quelque chose de neuf. Acquisition d'une nouvelle identité, transformation de la vie : voilà bien d'ailleurs des thèmes de prédilection du cinéma américain, terreau de l'épreuve par excellence sur un mode finalement aussi souvent tragique qu'heureux. En faisant le voyage, on change, et le déplacement apparent recouvre une initiation plus profonde.

Go West ? Oui, mais cela renvoie encore à la question de la race. L'expansion vers l'Ouest ne va pas sans un relatif déni de la colonisation intérieure, et en particulier de la destruction des Indiens. D'emblée, l'Ouest n'apparaît que comme une extension naturelle de l'Est, et les Indiens sont vus comme les occupants illégitimes d'un territoire qui relève de la fameuse "destinée manifeste" du peuple américain. Tandis que l'Europe colonisait au-delà de ses frontières, l'Amérique, psychologiquement, s'installait dans "son jardin" - un jardin étendu à ses frontières naturelles. Au-delà de quelques exceptions notables, dans le western, le cowboy et sa famille sont rarement illégitimes : ils protègent, cultivent et civilisent un territoire qui, au fond, est le leur, et dont là encore les opposants - l'Indien, le Mexicain - sont pensés, eux, en termes de races.

A la fois repoussoir et défi, grille de lecture simpliste et puissant ressort intégrateur, si la race est au centre de la société américaine, c'est d'abord au coeur de ses contradictions qu'elle agit - des contradictions explosives dont Los Angeles constitue sans doute aujourd'hui le territoire limite, la frontière et peut-être aussi l'identité perdues. "Notre identité est si profondément contradictoire qu'elle s'annule elle-même, dit encore Banks. Nous sommes en guerre contre nous-mêmes, ce qui explique que nous partions si souvent en guerre contre les autres : afin d'éviter de nous en prendre à nous-mêmes".

29/05/2007

Ray Anderson a-t-il fumé la moquette ? (l'environnement, de la morale au business)

Combien de fois n'a-t-on condamné les Etats-Unis pour ne pas avoir ratifié le Protocole de Kyoto ? Leur opposition actuelle aux projets à l'étude dans le cadre du prochain G8 va dans le même sens, et continue d'irriter les milieux progressistes.

L'on oublie sans doute l'épisode des CFC qui, dans les années 80, révéla pourtant la puissance de la mécanique américaine en ces matières : abstention prudente, voire opposition forte tant que des solutions claires n'ont pas été identifiées, puis engagement très actif dès que le pays - et ses entreprises - sont en ordre de bataille.

La question du réchauffement du climat, et des moyens de le contrecarrer, pourrait bien donner lieu à la mise en oeuvre d'une stratégie similaire. Elle suscite déjà ses premières success stories, qui commencent à occuper l'espace et à préparer les esprits.

Ainsi de Ray Anderson, patron d'Interface, une compagnie spécialisée dans la fabrication des carrés de moquette, et de sa "conversion" à la cause environnementale. A la question d'un commercial sur la stratégie de l'entreprise en la matière, Anderson fit, il y a une dizaine d'années, la réponse défensive que font toutes les entreprises qui n'ont pas bien pris la mesure du sujet : " Eh bien, respectons la loi !".

Avant de se rendre compte, en réfléchissant plus avant à ce mot d'ordre, que son entreprise en réalité "plombait la terre" et qu'il fallait renverser la vapeur. Il faut dire que cette industrie, dont Interface avec plus d'un milliard de dollars de chiffre d'affaires est le leader mondial, est particulièrement consommatrice d'eau et d'énergie. Une position qui associait un révélateur : mieux motiver son équipe, et un déclencheur : éviter, un jour prochain, de finir par se retrouver en prison.

Tout le comité de direction fut alors mis à contribution pour déterminer la date à partir de laquelle l'entreprise dans son ensemble aura atteint un fonctionnement 100% écologique. C'est finalement l'échéance de 2020 qui est retenue, et Interface est aujourd'hui, après une bonne douzaine d'années de travail, presque à mi-chemin : la consommation d'énergie fossile a baissé de 45%. Et les ventes ont progressé, elles, de près de 50%.

"En fait, cette stratégie ne coûte pas, elle paie" martèle Anderson, en termes de loyauté du consommateur, d'esprit d'entreprise, d'engagement des collaborateurs - et de cash : depuis le lancement de l'opération, ce sont ainsi 336 millions de dollars qui ont été économisés par la société georgienne. Un succès qui a même conduit Interface a créer une branche consulting pour vendre sa méthode à d'autres compagnies, et qui fait de son président une sorte d'évangéliste mondial de la cause écologique avec 115 discours prononcés un peu partout dans le monde l'an dernier sur ce thème.

Une stratégie qui pourrait bien, en tout état de cause, préfigurer un revirement puissant des Etats-Unis dans les toutes prochaines années, dont le film d'Al Gore, "An Inconvenient Truth", constituera, rétrospectivement, le marqueur symbolique.