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29/08/2007

Autour de Babel (A l'autre bout du monde, juste à côté de nous)

Richard et Susan Jones (Brad Pitt et Cate Blanchett), un couple américain, en crise, traverse le Maroc dans un voyage organisé en autocar. La femme est accidentellement blessée par la balle d'un fusil, tirée depuis la montagne par deux adolescents qui ne voulaient que tester la portée de l'arme. Il n'y a pas de structure médicale dans le village le plus proche, seulement un vétérinaire pour stopper l'hémorragie. Les autres touristes prennent peur d'un isolement au milieu de l'Atlas, peut-être propice à des actes terroristes et, bien que Susan perde beaucoup de sang, veulent repartir au plus vite sans attendre l'arrivée des secours diligentés par l'ambassade.

L'arme, une Winchester 270, avait été cédée auparavant par un chasseur japonais à son guide marocain, Hassan Ibrahim, qui la vendit lui-même à un voisin pasteur afin que celui-ci puisse, avec ses deux garçons, Yussef et Ahmed (Boubker Ait El Caid et Saïd Tarchani), protéger ses chèvres contres les chacals. L'homme d'affaires sera interrogé par la police japonaise, qui le connaissait déjà pour avoir enquêté sur la mort de sa femme par suicide. Une disparition qui laisse seule avec son père Chieko, une jeune adolescente sourde et muette (Rinko Kikuchi), en proie à la difficulté de vivre l'éveil brûlant de sa sexualité, du fait de son handicap.

Pendant ce temps, les enfants du couple américain continuent d'être gardés par leur gouvernante mexicaine, Amelia (Adriana Barraza) en Californie. Dans l'impossibilité de se trouver une remplaçante en l'absence prolongée des parents au Maroc, celle-ci décide de les emmener avec elle au mariage de son fils, de l'autre côté de la frontière, en compagnie de son neveu Santiago (Gael Garcia Bernal). En oubliant la difficulté qu'il y aura à repasser la frontière dans l'autre sens, de nuit, au retour.

Ainsi le film d'Alejandro Gonzalez Inarritu fait-il s'entrecroiser la violence et loi, le désir et l'abandon, dans ce récit au parti-pris à la fois microscopique et universel, sous les auspices de la fortune. Un coup de fusil tiré quelque part dans l'Atlas par deux adolescents inconscients se met à relier, à l'instant-même où il détonne, les quatre coins du monde - quatre lieux, quatre familles, quatre communautés, quatre langues. Effet papillon ? Mais l'événement, en soi, ne porte pas de conséquences démesurées. Non, il s'agirait plutôt d'un effet de liaison, au sens à la fois religieux et matériel du terme. L'arme lie certes dans la douleur - c'est d'ailleurs l'offrande du fusil qui ouvre le film-, mais elle relie en même temps l'humanité.

Lien fragile en vérité. Car Babel est un film sur le chaos du monde, un chaos qui échapperait à toute tentative de mise en ordre ou de construction, plein d'une violence tapie entre les êtres, prête à éclater à tout instant, dont la musique de Santaolalla porte constamment la tension. C'est, plus encore, un film sur les épreuves qui marquent, en tous temps, toutes les cultures, à tous les âges : la souffrance adolescente du désir, le surgissement foudroyant de la violence, le sentiment d'abandon absolu d'un enfant ; le paradoxe de la loi encore qui, pour protéger, menace, et détruit ici pour apaiser ailleurs.

Des épreuves brutes, dénuées de la protection des structures et des rites, laissant les individus trouver en eux les ressources d'un dépassement incertain, à travers lequel on peut guérir, grandir, mais aussi fuir ou mourir.

Ce chaos se révèle-t-il par excellence dans le charabia de la rencontre désordonnée des langues - jusqu'au monde de silence et de signes des sourds et muets ? C'est bien sûr ce que suggère le film. Et sans doute les personnages se heurtent-ils aux barrières linguistiques qui les empêchent de communiquer au-delà de leur communauté : les Américains avec les villageois maghrébins, des Mexicains en fraude face à la police américaine des frontières, un adolescent marocain avec la sexualité qu'incarne la nubilité de sa soeur, des enfants livrés à eux-mêmes, des adolescentes japonaises coupées d'un univers trépidant de pulsions et de rythmes.

Mais l'incompréhension, au fond, donne l'impression de pouvoir se passer du langage aussi bien. Ultime leçon de deux visages qui se frôlent dans l'ombre d'une cabane marocaine, de deux mains qui se rapprochent en haut d'une tour dominant Tokyo ? Notre capacité, non pas de résilience - car elle ne dépend pas, dans cette histoire, de nous -, mais de connivence, avec les autres et le monde, doit batailler ferme pour demeurer à flots. Et si cette communication-là représente un défi, c'est moins à l'autre bout du monde que juste à côté de nous.

17/08/2007

Races, intégration et identité aux Etats-Unis

La question raciale travaille la société américaine, à la mesure-même de ses efforts pour tenter, à travers une conjugaison politiquement correcte assidûment déclinée, de n'en rien laisser paraître. Il n'est que de passer un peu de temps avec un agent immobilier ou un policier, ces experts du territoire, pour mettre très vite les pieds dans la marmite bouillonnante de l'american melting-pot. "Dès qu'on soulève le couvercle de la société américaine pour regarder à l'intérieur, dit Russel Banks, c'est la race qu'on aperçoit presque toujours".

Immigration africaine forcée à travers l'esclavage, puis grandes déferlantes européennes à partir du milieu du XIXe siècle venues d'Allemagne et d'Europe du Nord-Ouest : la société américaine s'est bâtie sur ces apports extérieurs. Il y eut encore les Irlandais, les Chinois, puis les Européens de l'Est - Juifs et Polonais notamment - et du Sud - Italiens et Grecs. Or, même ces vagues proches de la culture américaine d'origine étaient pensées en termes de races. C'est ainsi que jusque dans les années 40 et 50 les Italiens étaient appelés les "Guinées". Quelle que soit la nature de la différence, elle est d'abord appréhendée aux Etats-Unis à travers le prisme de la race.

On s'en doute, cela n'a guère facilité l'intégration des nouveaux arrivants, des Irlandais d'hier aux Hispaniques d'aujourd'hui. Pourtant, le mythe proprement américain de la "fontaine de jouvence", du nouveau départ, en encourageant chacun à rompre avec ses attaches passées, a permis une remarquable absorption de ces vagues successives. C'est, semble-t-il, une différence capitale avec les migrations en provenance des pays maghrébins et africains en Europe dans la seconde moitié du XXe siècle. Dans ce dernier cas de figure en effet, les individus se définissent moins comme immigrants que comme émigrants : ils ne pensent le pays d'accueil que comme un passage transitoire, fût-ce pour une longue période, avant un retour au pays d'origine.

Rien de tel aux Etats-Unis où la machine intégratrice s'appuie à plein sur le partage par chacun de l'idée qu'un nouveau départ est possible. On tue alors le passé pour faire naître quelque chose de neuf. Acquisition d'une nouvelle identité, transformation de la vie : voilà bien d'ailleurs des thèmes de prédilection du cinéma américain, terreau de l'épreuve par excellence sur un mode finalement aussi souvent tragique qu'heureux. En faisant le voyage, on change, et le déplacement apparent recouvre une initiation plus profonde.

Go West ? Oui, mais cela renvoie encore à la question de la race. L'expansion vers l'Ouest ne va pas sans un relatif déni de la colonisation intérieure, et en particulier de la destruction des Indiens. D'emblée, l'Ouest n'apparaît que comme une extension naturelle de l'Est, et les Indiens sont vus comme les occupants illégitimes d'un territoire qui relève de la fameuse "destinée manifeste" du peuple américain. Tandis que l'Europe colonisait au-delà de ses frontières, l'Amérique, psychologiquement, s'installait dans "son jardin" - un jardin étendu à ses frontières naturelles. Au-delà de quelques exceptions notables, dans le western, le cowboy et sa famille sont rarement illégitimes : ils protègent, cultivent et civilisent un territoire qui, au fond, est le leur, et dont là encore les opposants - l'Indien, le Mexicain - sont pensés, eux, en termes de races.

A la fois repoussoir et défi, grille de lecture simpliste et puissant ressort intégrateur, si la race est au centre de la société américaine, c'est d'abord au coeur de ses contradictions qu'elle agit - des contradictions explosives dont Los Angeles constitue sans doute aujourd'hui le territoire limite, la frontière et peut-être aussi l'identité perdues. "Notre identité est si profondément contradictoire qu'elle s'annule elle-même, dit encore Banks. Nous sommes en guerre contre nous-mêmes, ce qui explique que nous partions si souvent en guerre contre les autres : afin d'éviter de nous en prendre à nous-mêmes".