06/05/2007
768, City Park Avenue (tout apprentissage est un temps de closing)
Depuis bientôt trois mois, j'ai arpenté bien des recoins de Columbus à la recherche d'une maison qui nous permettrait, enfin, de quitter l'appartement transitoire d'Easton et de nous poser quelque part pour démarrer plus entièrement l'aventure.
Incarnation du rêve américain ?
C'est la thèse qu'a soutenue avec passion devant moi, Jenny, la mère de notre agent immobilier, venue en renfort un matin chez Cup O Joe, un coffee shop historique du quartier, alors que, sous l'effet de multiples difficultés juridiques et financières, nous étions à deux doigts de renoncer à cette acquisition, il y a deux semaines de cela, à quelques jours du "closing" - cette cérémonie légale qui matérialise, aux Etats-Unis, l'achat d'un bien immobilier.
Je crois bien que je me souviendrai longtemps de cette conversation. C'est que ce qui est en cause dans un acte de cette nature, ce n'est pas tant le projet d'achat lui-même (même s'il s'agit bien aussi d'un investissement, et qu'il faut donc traiter en tant que tel), c'est le projet de vie qui le sous-tend.
Au fond, il y a deux façons de courir le monde : le traverser, ou s'y arrêter, le travelling ou le stop. Longtemps, les murs m'ont semblé un obstacle à la mobilité - et, aujourd'hui encore, je considère que ce que nous devons en premier lieu à nos enfants, c'est moins l'héritage d'un patrimoine matériel que la transmission d'une conception de la vie, moins un droit de propriété que le goût de l'exploration, et davantage le sens du mouvement que celui de la rente.
Un peu plus de confiance, un peu moins de suffisance.
Et c'est en quoi, pour une part, je ne me sens pas "conservateur" au sens politique du terme. Je veux dire par là que je ne me sens propriétaire d'à peu près rien, d'un territoire pas plus que d'un statut. Je ne sais si, comme l'énonce la formule célèbre de Proudhon, "la propriété, c'est le vol", mais il me semble que c'est souvent la fatuité et l'ennui.
Une autre dimension, paradoxale, et politique aussi au sens philosophique du rapport à la Cité, de cette acquisition, est que, si elle est un acte individualiste par excellence, elle ne va pas non plus, aux Etats-Unis, sans l'entrée dans une communauté. Aller jusqu'à opposer pour autant la France des propriétaires à l'Amérique de l'accueil serait aussi politiquement excessif que socialement aveugle (il y a malgré tout ici matière à un éclairage anthropologique comparé du rapport à l'immigration qui me semble riche d'enseignement, et sur lequel je reviendrai).
Il n'en reste pas moins que la qualité de l'accueil que nous réservent les gens de German Village - et qui a bien peu à voir aussi bien avec la froideur des villes qu'avec la méfiance des campagnes qui tient souvent lieu chez nous de cérémonie de bienvenue -, est proprement remarquable.
Depuis notre installation en début de semaine au 768 City Park Avenue, dans la maison qu'ont habitée plus de vingt ans Jack et Carolee, c'est à qui vient se présenter, échanger quelques mots, glisser un conseil, proposer ses services dans une relation qui, dépassant à l'évidence les règles élémentaires du bon voisinage, s'inscrit d'emblée dans l'intégration à une communauté, et tisse déjà un réseau de sociabilité et d'entraide.
Cet individualisme-là, qui associe la responsabilité individuelle et le sens de la collectivité et cultive simultanément le goût du progrès personnel et le sens de la relation, me semble une alternative intéressante au débat qui oppose encore bien souvent la France des kolkhose et celle des gentilhommières.
C'est aussi en quoi notre installation à German me semble déjà potentiellement plus riche d'apprentissage que ne l'aurait été la traversée de l'Amérique dans tous les sens.
Je confirme, en passant, que cette phase exploratoire n'aura pas été sans difficultés. C'est l'épreuve obligée de l'immigrant et la ténacité imposée au nomade. S'il m'est arrivé de manquer de ténacité par le passé - par impatience plus que par mollesse -, il y aura dans cette aventure de quoi soigner ce défaut de patience. Les voyages forment peut-être la jeunesse, mais on dirait qu'ils affermissent aussi la maturité.
Tout apprentissage est un temps de clôture, dit Rilke (j'ai longtemps crû que le mot était de Proust, mais ce devait être lié au souvenir de l'attente désespérée de la conclusion de la Recherche). Il est ici, pour l'heure, un temps de closing.
23:36 Publié dans Chroniques américaines | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : Etats-Unis, immobilier, rêve américain, politique, voyages
19/04/2007
Le Paradis et l'Eldorado (aux sources du rêve américain)
Les crispations que suscite, en Europe, l'exacerbation du géo-nationalisme américain, comme l'obsession de la richesse à laquelle l'allergie française au libéralisme réduit le plus souvent le modèle américain, nous donnent une vision pour le moins caricaturale des ressorts fondateurs de l'Amérique.
Russel Banks montre qu'en réalité le rêve américain est le résultat complexe d'au moins trois quêtes distinctes. Il y a d'abord la quête de liberté religieuse des colons anglais venus s'installer en Nouvelle-Angleterre. Une seconde origine, clairement identifiée, est celle portée par les colons hollandais dans la région de New York et la vallée de l'Hudson, qui s'étendra par la suite aux colonies du milieu - Virginie, Maryland, Pennsylvanie : elle obéit, autour de l'exploitation de la pêche et du commerce du bois, à une visée commerciale. Une troisième source, enfin, est incarnée par la quête espagnole de l'or dans le sud des Etats-Unis - Caraïbles, Floride, Golfe du Mexique.
C'est dire que, dès l'origine, l'essor de l'Amérique s'appuie sur des ressorts contradictoires entre d'un côté, des ambitions éthiques et religieuses affirmées, une intention que l'on peut qualifier de spirituelle, souvent de nature fondamentaliste ; de l'autre, une visée matérialiste faisant du continent américain un lieu à piller. Ce n'est que progressivement que ces ambitions se sont fondues les une dans les autres, au début du XVIIIe siècle, quand les colons ont cessé de se considérer comme des Européens.
Cette émancipation s'est d'abord réalisée parmi les colons anglais, du fait d'un modèle de gouvernement plus décentralisé établissant assez tôt, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, entre 1680 et 1690, des assemblées législatives et une administration qui disposaient déjà d'un réel degré d'indépendance vis-à-vis de la mère patrie. Elle a été plus lente chez les colons d'origine française, espagnole ou hollandaise, en raison d'un modèle de colonisation plus directement rattaché à la métropole. Un contraste qui se retrouve culturellement aujourd'hui au Québec par exemple, où les liens avec la France sont demeurés vivaces.
Ainsi, de la Cité d'Or que cherchaient Cortés et Pizarro, au rêve puritain de la Nouvelle Jerusalem, conçu par opposition à une Europe perçue comme corrompue, l'Amérique a été, dès l'origine, travaillée par plusieurs quêtes. Ces deux ambitions, spirituelle et matérialiste, se sont également doublées d'une troisième dimension, qui a fini par imposer la puissance de ses ressorts propres : celle de la fontaine de Jouvence, dont rêvait Ponce de Leon, et qui s'est traduit par le souhait de pouvoir recommencer, de connaître une Vie nouvelle.
Vertu, richesse et renaissance s'entrelacent ainsi aux origines de l'Amérique, dans un modèle qui, du fait de l'influence intellectuelle et spirituelle de la Nouvelle-Angleterre sur l'ensemble du territoire, a tôt réservé une place prépondérante au fondamentalisme religieux. Les sectes protestantes venues s'établir en Nouvelle-Angleterre ont en effet, et de façon plus puissante qu'aucun autre modèle colonial, qu'il s'agisse des Français au Québec ou des Espagnols en Floride, ont placé Dieu au centre de la vie politique et sociale. Et c'est sur ce modèle que s'est développée, par la suite, dans l'ensemble des treize colonies, la conception américaine de la démocratie et du gouvernement représentatif.
Si cette conception éminemment religieuse a perdu peu à peu de sa vigueur en Louisiane ou dans le Sud-Ouest des Etats-Unis, elle est en revanche restée vivace dans les Etats peu à peu colonisés par les habitants de la Nouvelle-Angleterre - l'Ohio, le Wisconsin, ou encore les territoires plus lointains du Nord-Ouest -, s'y attachant toujours à faire de Dieu la pièce centrale de l'identité de la communauté.
De fait, le premier édifice construit était l'église, le deuxième, l'hôtel de ville, le troisième l'école, et le quatrième, la banque. Et, quoi qu'en laisse à penser notre culture ordinaire du western, ce n'est que longtemps après que s'y établissaient les saloons.
23:36 Publié dans Chroniques américaines | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Amérique, Etats-Unis, nationalisme, colonisation, religion, Europe
10/12/2006
Go West (sur le documentaire de J-M Meurice)
Redécouvert aujourd'hui avec bonheur (le premier soir, je m'étais endormi...) sur Arte "Amérique, notre histoire", le documentaire enlevé et efficace de Jean-Michel Meurice (2006), avec les commentaires de Jim Harrison et Russel Banks, entre les apparitions der John Wayne et de Gary Grant. Ou comment, avec Griffith, Kazan, Chaplin, l'Amérique se donne à voir depuis plus d'un siècle à travers les superproductions d'Hollywood s'emparant de l'imaginaire américain. Guerres et conquêtes, industrie et politique, puissances et dépressions - "rien n'est plus convaincant que les images" (Harrison) - pour incarner au début du siècle l'essor du monde des affaires. Un monde - voyez Ford - qui tente de résoudre la contradiction originelle entre esclavage et démocratie à travers la dynamique du capitalisme, porteuse d'une société ouverte.
Un monde aussi qui, en se transformant à grande échelle depuis les acieries de Carnegie à Pittsburgh au confluent de la Monongahela et de l'Allegheny (à deux pas de mon futur home : quittez la métallurgie...), s'impose comme le nouveau centre. C'est à ce moment, semble-t-il, que l'Amérique a commencé de se représenter, par opposition aux ténèbres montantes en Europe (que donne à voir Griffith dans "La vie n'est-elle pas merveilleuse ?"), comme le pays de la lumière ayant vocation à sauver le monde ("save the world from itself"). Même s'il a été d'abord, du moins dans le monde rural, plutôt favorable au nazisme pendant la décennie qui a précédé la Guerre. C'est que l'Amérique, qui se représente elle-même comme un homme, serait a priori plus sensible au "Vaterland" qu'à la "Mère patrie" française, avance Russel Banks, dans une sorte de géopsychanalyse d'un nouveau type.
Rideau sur une imagerie de la conquête qui se retourne sur lui-même dans une sorte "d'auto-colonisation" marchande de sa propre société - un enfant sur trois, souligne Harrison, ayant une télé dans sa chambre qu'il regarde en moyenne trois heures par jour. J'ai fait l'expérience l'autre jour : pour un film regardé aux Etats-Unis, doublez à peu près le temps de diffusion, il faut bien caser la pub quelque part (sept minutes toutes les onze minutes en moyenne). Eprouvant. Surtout au moment où Braveheart, complètement halluciné, s'apprête à aller dérouiller les Anglais avec une bande de gueux sortis des fins fonds de l'Ecosse. Et, entre un Coca et une BM, ça marche, en plus.
18:30 Publié dans Chroniques américaines | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Griffith, Kazan, Chaplin, Wayne, Grant, Banks, Harrison