01/12/2010
Dix raisons de lire (1) Au bonheur des signes (tout compte fait)
Pourquoi lire ? s'interroge Dantzig avec un certain succès ces temps-ci (1). Il y avait eu l'acte gratuit de Gide au début du XXème siècle, nous voilà maintenant avec un éloge de l'acte inutile sur les bras. Je comprends le ressort de l'entreprise. Mais je préfère lui opposer une première série de dix livres en tâchant de les identifier chacun à une raison propre de lire, à un éloge en somme non de l'inutile mais de l'apprentissage, et de l'inspiration contre la rhétorique.
Pas d'ordre précis dans cette évocation, sinon celui d'un ordonnancement spontané de la mémoire. Une approche qui serait toute d'évocation - autour d'un moment, d'une trace ou d'une idée qui en cristalliserait la beauté, le sens ou la portée -, sur laquelle autrement dit l'idée serait moins de s'étendre que de s'entendre.
Les mots, Jean-Paul Sartre. C'est un livre que j'ai lu en khâgne et sur lequel j'ai travaillé à l'université dans un séminaire sur l'autobiographie (on ne parlait pas encore d'auto-fiction), qui lui associait Gide (Si le grain ne meurt) et Leiris (L'âge d'homme). Une combinaison inégalée de construction intellectuelle sous-jacente - un pied-de-nez, si l'on veut - et de manipulation des émotions. Epoustouflant, et d'une densité rare. Quant à la fac, ce ne fut qu'un bref passage en attendant une inscription en hypokhâgne, mais qui me parut long et passablement poussiéreux entre un proustien poussif et un dix-septiémiste poseur, et auquel je finis par préférer la construction d'une culture plus personnelle.
Le rivage des Syrtes, Julien Gracq. J'ai lu le Rivage assez tardivement, au retour de la coopération dans le Pacifique si je me souviens bien, entre Saint-Germain et Saint-Denis. Qu'en dire ? Une poésie tout en retenue, donc brûlante, qui se lit comme un évangile. Comme la révélation de ce qu'écrire, au sens de la création d'un univers propre, veut dire. Cette période de transition ne fut pas pour rien dans l'impression forte que me fit le livre je présume, car il me semble que les transitions sont des périodes privilégiées de captation. Cela vaut aussi pour la suite : passé les années de jeunesse, où prendre le temps, sinon dans les ruptures ou les interstices de la vie ?
Cent ans de solitude, Gabriel Garcia Marquez. J'ai une connaissance de la littérature sud-américaine plus que lacunaire, mais qui repose heureusement sur quelques solides ancrages (dont les livres de Borges). Ce fut une lecture d'adolescence, peut-être aux alentours de quinze ans. C'est une saga gourmande et drôle. Une fable latine que l'on retrouve d'ailleurs dans un registre à mon sens moins puissant mais tout aussi savoureux dans L'amour au temps du choléra. De Cent ans de solitude lu à quinze ans, que conserve-t-on ? Un sens de l'épopée. Quelque chose comme l'idée qu'il nous faudrait tâcher d'être généreusement créateur de notre existence. Et puis aussi l'humour comme un espace possible de la littérature au rebours d'un art européen, dans l'ensemble, plutôt sombre (2).
Les particules élémentaires, Michel Houellebecq. C'est une lecture plus tardive, au milieu des années 2000, lorsque je suis revenu à Paris. J'ai une fascination pour Houellebecq qui tient à deux choses : 1°) il est pour moi le Céline de la fin du siècle, dans une configuration similaire au Voyage (une autre étude de khâgne) : une ambiance de catastrophe générale, avec quelques lueurs improbables ; 2°) si j'avais écrit, c'est une part de ce que j'aurais aimé écrire. Il y eut aussi la puissance de Extension du domaine de la lutte, mais elle fut plus fulgurante (et libératrice par ailleurs pour ce que j'avais à solder). Là-dessus, je suis à peu près seul. Il y a une incommunicabilité de la passion pour Houellebecq, qui laisse les hommes raides et les femmes amères. Un problème néo-romantique assez banal, sur lequel j'ai fini par me décider à embarquer le livre de Bellanger à la Belle Hortense (c'est qu'au fond, je n'aime pas qu'on m'apprenne des choses sur ce que j'aime ou sur ce que je pourrais écrire).
Mythologies, Roland Barthes. Barthes, c'est comme Marx et Freud, mais en plus jouissif. Avec lui, il y a un bonheur singulier du décryptage (il y a une intelligence sans doute similaire chez Deleuze sur Proust ou chez Starobinski sur Rousseau, mais elle y est plus triste). Barthes, c'est une ressource précieuse et une inspiration créatrice. S'il fallait en retenir un, ce serait peut-être celui-là parce qu'il communique à la fois la liberté de penser, le plaisir du texte et l'intelligence des signes. C'est beaucoup, tout compte fait. L'enseigne-t-on encore ? J'ai un doute. Comme avec Borges, il ne faut pas exclure un risque de ringardisation. De ce point de vue, si Sartre s'en tire à mon sens, c'est que la passion chez lui (bien plus que l'engagement) l'emporte sur l'intelligence.
Il me semble que par les temps d'abondance littéraire que nous vivons, il serait sans doute salutaire que chacun y allât ici de ses coups de coeur sur ses livres fondateurs.
Avis aux amateurs...
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(1) On avait trouvé intéressant, il y a quatre ou cinq ans, son Dictionnaire égoïste de la littérature française (qui fut, boulevard de Port Royal, un livre de toilettes aurait dit Barthes). Je ne fais ici que reprendre le titre de son dernier ouvrage sans l'avoir lu.
(2) Un peu avant dans un registre proche, en classe de troisième, il y eut aussi la découverte joyeuse des Exercices de style de Queneau. Heureuse rencontre scolaire ! C'est suffisamment rare pour être mentionné. Il reste pour moi que la tension entre gravité et fantaisie constitue l'une des principales difficultés de la littérature comme invention.
01:23 Publié dans Qu'est-ce que la littérature ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, gracq, garcia marquez, barthes, sartre, houellebecq