16/07/2007
De Marquette à Veracruz, un roman d'éducation américain
Qui connaît Marquette, cette petite bourgade perdue aux confins du Michigan, tout près de la frontière canadienne ? Et qui saurait dire ce qui s'est passé de l'épopée américaine - non sur l'Amérique trépidante des grandes mégalopoles, mais dans l'intérieur du pays -, entre Little Big Horn et Pearl Harbour, ce petit siècle d'histoire si décisif pour l'édification du modèle de société américain ? C'est dans cette brèche du temps, dans ce non-lieu de l'histoire américaine que s'enracine le roman de Jim Harrison.
Que s'y enracine du moins l'obsession de son jeune narrateur, David Burkett : mettre à jour les méfaits commis par trois générations du clan Burkett contre les populations et les espaces de la vaste Péninsule Nord qui, entre le Lac Michigan à l'Ouest et le Lac Huron à l'Est, définit le territoire du Michigan. Rien d'autre là, à ses yeux, que la manifestation particulière d'une entreprise civilisatrice plus large qui passa par la destruction des Indiens d'Amérique et le saccage de vastes ressources naturelles.
Jeune homme inverti et solitaire, le jeune David sent très vite la distance qui le sépare de son clan, à l'exception de sa soeur, Cynthia, elle aussi tôt entrée en révolte contre sa famille, et du personnel de la maison, Clarence, Jesse, Mme Plunket. Il se fixera donc pour but de faire l'inventaire méthodique des dégâts environnementaux et humains laissés par sa famille - tôt spécialisée dans l'industrie forestière du côté paternel, les mines de fer et le transport maritime côté maternel - en héritage à toute la région qui s'étend du Michigan et au Wisconsin jusqu'à l'Illinois et à l'Ohio. "Les prédateurs de ma lignée familiale n'avaient aucun mépris pour les travailleurs ordinaires : ils les ignoraient tout bonnement" constate, laconiquement, le jeune homme qui s'engage alors dans une enquête de longue haleine.
Pour le narrateur, l'histoire de sa famille est à l'image de celle des Etats-Unis. "Nous faisions partie des premiers conquérants d'une région et, une fois accomplie notre éradication massive des principales richesses de cette région, nous avons ensuite métamorphosé cette destruction en mythe". Les survivants eux-mêmes, parmi la main d'oeuvre abondante et précaire mobilisée alors sur ces grands chantiers de transformation, devaient aussi "transformer leur travail en un mythe pour rendre le passé supportable". Une prédation qui, pour le père du narrateur, s'étendrait d'ailleurs à l'ensemble de l'économie américaine - banques, pétriole, acier, grands ranches de l'intérieur.
En filigrane d'une quête à la fois existentielle et sociologique qui s'étend de ses années de jeunesse dans les années 60, à celles de la maturité dans les années 80, David dévoile aussi, par petites touches, le contexte souvent lourd des affrontements politiques ou raciaux de l'époque, les assassinats de Kennedy, Luther King, ou encore de Fred Hampton, un activiste noir, par la police de Chicago - et jusqu'aux souvenirs, pas si lointains, de la Grande Dépression à travers les clichés qu'en fit Walker Evans, plus loin, en Alabama.
Si le monde intimiste d'Harrison est intimement mêlé aux grands évènements de son temps, c'est bien plus par la conscience politique en éveil du narrateur que par l'indifférence générale d'une population du Midwest, au fond, étrangère à tout cela. C'est comme si, dans le roman comme dans la vie, tout cela arrivait par accident, dans les confins lointains, presque brumeux, d'un quotidien happé par la routine, immergé dans la nature et préférant aux conflits la quiétude médiocre des non-dits.
Ce roman n'est pourtant pas un roman "social" tant le social ici ne prend forme peu à peu qu'à travers le cheminement personnel du narrateur. Un cheminement obsessionnel, que David va accomplir entre cinq femmes - Laurie, le premier amour, et la découverte heureuse de la sexualité, Polly, sa femme malheureuse, Riva, l'activiste noire, Vernice, la poétesse inaccessible, qui révèle "la malédiction d'un savoir pré-édenique", et Vera, la jeune mexicaine, venue de Veracruz.
Mais les affres de sa vie sentimentale ne parviennent guère à l'entraîner avec assez de puissance hors de sa tentative envahissante d'élucider le passé de la famille - une entreprise de vingt ans qui le mènera jusqu'au milieu de la vie avant qu'il ne commence à s'en libérer. Tentative profondément solitaire, presque panthéiste dans sa communion avec la nature du Grand Nord, qui n'est finalement guère accompagnée avec constance que par Carla, la petite chienne "compagne de voyage", tous deux se plaçant ainsi à la faveur de longues escapades sauvages à l'écart de "la communauté humaine".
Si "la conséquence à long terme de la cupidité, c'est le vide", alors le jeune David va aussi tenter, à travers sa formation universitaire, de trouver, par opposition, dans la spiritualité et la littérature les appuis d'une autre trajectoire, à la fois curieuse du monde et avide de sens. Son parcours de jeune étudiant du Midwest refusant, son tour venu, de passer lui aussi par Yale, fourmille de références aux grands écrivains européens - Thomas Mann, Tchekov, Stendhal, Céline - et américains - ici, Faulkner plutôt qu'Hemingway. Du côté de la spiritualité, c'est l'oncle Fred qui jouera le rôle du pionnier, celui dont la quête qui se perd aux confins du zen, joue le rôle pour le jeune narrateur de matière à penser - et à se libérer d'un catholicisme d'autant plus étouffant qu'il fait, depuis des générations, office de caution morale à l'entreprise prédatrice du clan Burkett.
Tout cela fait-il une identité américaine ? "On découvre maints univers différents aux Etats-Unis dès qu'on s'écarte des autoroutes et qu'on ne regarde pas la télévision". Une Amérique réelle en tout cas, très différente " des abstractions banlieusardes, des fadaises débitées à longueur de journée, de l'interminable logorrhée des journaux et de la télévision", ainsi que le lui rappelle le récit d'un ancien capitaine des Marines de la guerre du Vietnam.
On est pris par l'étrange beauté du livre de Jim Harrison, entraîné aussi par la naïveté de la quête de son jeune héros, qui dévoile par petites touches le visage d'une autre Amérique. Cette quête, à la fois saisie par l'histoire et ancrée dans la nature, dessine un itinéraire tout de réflexion critique, une tentative de prise de distance. Elle trouve en même temps son harmonie dans un syncrétisme original qui apparaît, au fil des pages, comme un hymne vibrant à une Amérique vivante, dont la capacité qu'il faut bien qualifier de résilience permet d'ériger la réalité que conte Harrison en histoire plus prenante encore que le mythe.
23:19 Publié dans Qu'est-ce que la littérature ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, Etats-Unis, société américaine, ethnies, politique, colonialisme, économie